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Ikea en Arabie Saoudite : quand adaptation rime avec contradiction

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Où sont les femmes ?

Le 1er octobre dernier, l’édition suédoise du quotidien gratuit Metro mettait en une deux pages extraites de deux versions du même catalogue Ikea, avec en gros titre : Ikea efface les femmes. A gauche, on pouvait voir la version du catalogue standard et à droite la même page issue de la version d’Arabie Saoudite :

La scène est anodine. Une famille se prépare le matin dans la salle de bain. Dans la version saoudienne, la femme a disparu, littéralement effacée. La caisse de résonance dans les médias occidentaux a été phénoménale. L’information a été immédiatement reprise partout en Europe et en Amérique du Nord, laissant apparemment la direction du groupe suédois complètement désemparée.

Elle a en effet été prise en tenaille entre ses efforts d’adaptation au contexte local et le regard occidental sur ces mêmes efforts. D’un côté, Ikea doit bien composer avec certaines particularités culturelles pour assurer sa présence sur le marché saoudien; d’un autre côté, l’entreprise suédoise doit rester solidaire des valeurs liées à l’égalité entre hommes et femmes qui sont pourtant sérieusement malmenées quand Ikea efface les femmes de son catalogue.

Le fait est qu’en Arabie Saoudite la représentation de la femme est soumise à un contrôle strict. Tout comme il est interdit pour une femme de sortir en public sans être voilée pour les musulmanes (abaya), ou couvertes d’une longue tunique noire pour les non-musulmanes, les médias, affiches, catalogues et autres supports d’information et de représentation doivent se conformer à ces règles en Arabie Saoudite.

Nécessaires adaptations

Il ne s’agit pas pour autant de faire disparaître les femmes mais plutôt toute nudité du corps, aussi minime soit-elle, comme une épaule ou des bras dénudés, ou même le visage lorsqu’il s’agit de Saoudiennes. Lors de mon deuxième séjour d’expatriation en Arabie Saoudite, j’avais pris en photo une page du Figaro où se trouvait une publicité pour un ouvrage sur l’histoire de l’art dont la couverture reproduisait la Vénus de Botticelli, et un article (de l’International Herald Tribune, il me semble) montrant des nageuses sud-coréennes. Le censeur saoudien avait maladroitement collé quelques papiers pour cacher ces différentes nudités :

Tout comme Ikea, les entreprises prennent les devants pour s’adapter au contexte saoudien. La chaîne de cafés Starbucks a ainsi produit un logo spécifique pour l’Arabie Saoudite en n’hésitant pas à effacer – une mauvaise langue dirait : à noyer – la traditionnelle sirène emblématique de la marque :

La chaîne de vêtement H&M (qui est suédoise, par ailleurs) ne propose pas le même catalogue (2012) en Arabie Saoudite et en France, notamment pour les articles de lingerie :

Autre exemple avec Givenchy qui rhabille son mannequin pour la publicité d’un parfum (le bien nommé Indécence) au Moyen Orient :

Effacement de la représentation féminine stylisée sur un logo, disparition d’un mannequin portant de la lingerie ou tenue plus couverte pour vanter les mérites d’un parfum, ces ajustements n’ont cependant pas fait l’objet d’une couverture médiatique d’une ampleur comparable à ce qu’a connu Ikea. Pourquoi donc la marque suédoise a-t-elle attiré autant l’attention, provoquant en Europe un véritable retour de flamme de ses pratiques en Arabie Saoudite ?

J’y vois pour ma part deux raisons: du fait d’une erreur d’appréciation et de communication, et du fait d’une contradiction fondamentale.

L’erreur d’Ikea

Dans son effort pour s’adapter au contexte culturel saoudien, Ikea a certainement péché par excès de zèle. L’autocensure concernait une scène familiale et la mère de famille devant son miroir ne portait pas de tenue « indécente ». Certes en pyjama, mais le corps entièrement couvert. Peut-être que cette tenue transitoire entre la vie intime « indécente » et la vie sociale « décente » a pesé dans la décision d’Ikea. Dans le doute, il a été décidé d’effacer complètement ce personnage féminin.

Ikea n’a peut-être pas voulu prendre de risque interculturel, mais l’effacement de la figure féminine s’inscrit dans une interprétation excessive de l’impératif de « décence » compris par la marque suédoise comme « interdit ». Au moment de la médiatisation de cet effacement, il devient alors bien plus compliqué d’assumer le fait d’avoir voulu être en quelque sorte plus saoudien que les Saoudiens.

Or, là est l’erreur : Ikea n’a pas assumé. Dans un premier temps, le groupe suédois a rejeté la responsabilité sur son franchisé saoudien. Mais comme il semblait peu probable – et surtout peu crédible – qu’un franchisé prenne l’initiative de créer un catalogue spécifique à son pays, Ikea s’est ensuite ravisé pour assumer, non pas la responsabilité de cette adaptation culturelle, mais « l’erreur » de cette adaptation :

« Nous sommes profondément désolés pour ce qui s’est passé. Ce n’est pas notre franchisé local qui a modifié les photos. L’erreur a eu lieu lors du processus de production de la proposition à l’Arabie Saoudite, et elle relève en dernier ressort de notre responsabilité. »

Ce message est intéressant à plusieurs titres. D’abord, il reconnaît un mensonge initial : le franchisé n’y est pour rien dans les modifications du catalogue. Mais ensuite, Ikea commet une autre bourde en parlant d’erreur, comme si les modifications en question n’avaient pas été voulues, pensées et validées par les dirigeants. Au lieu de remettre ces modifications dans leur contexte tout en confessant éventuellement un certain excès de zèle, Ikea n’assume en fait pas sa propre démarche interculturelle, et c’est là sa véritable erreur.

Pourtant, en termes de communication, Ikea aurait pu prendre exemple sur l’autre grand groupe suédois connu à l’étranger, H&M, dont le catalogue saoudien avait rencontré un écho médiatique en Occident l’année dernière. Libération montrait par exemple la version française (à gauche) et la version saoudienne (à droite) d’une même page du catalogue :

H&M avait réagi à l’article de Libération de façon claire et nette, en assumant les modifications et en dédramatisant les enjeux :

« Les campagnes marketing étaient essentiellement les mêmes dans tous nos marchés. Pour certains marchés, plus stricts sur la quantité de peau qu’on peut montrer, nous avons choisi de rajouter des accessoires sur les images. Ce n’est pas la première fois que nous faisons ça, ce n’est pas dramatique. »

La contradiction d’Ikea

Pourquoi donc Ikea a-t-il autant choqué les Suédois, et affronté ensuite une médiatisation de si vaste ampleur ? Outre les maladresses mentionnées: l’interprétation de l’impératif de décence comme interdit, le premier mensonge faisant porter la responsabilité du catalogue sur le franchisé saoudien, le second mensonge présentant comme une erreur ce qui était délibéré, il faut également prendre en compte une contradiction fondamentale dans laquelle Ikea est englué.

Si les Suédois ont été choqués de l’effacement de la femme dans le catalogue saoudien, c’est dû au fait qu’Ikea n’est pas seulement une entreprise suédoise mais aussi un instrument du soft power suédois, autrement dit un moyen pour la Suède de développer à l’international sa visibilité et son image de marque en tant que nation. Valeurs, mode de vie, design, restaurant du magasin avec plats suédois, boutique avec spécialités suédoises, et même logo de l’enseigne sont pensés pour que les clients associent Ikea à la Suède.

Par conséquent, quand Ikea s’adapte au contexte culturel saoudien en limitant la visibilité des femmes, il entre en contradiction avec les valeurs d’égalité entre les hommes et les femmes qui cimentent la société suédoise. La médiatisation de ces modifications du catalogue a d’ailleurs commencé en Suède avec le quotidien gratuit Metro qui a mis en une un parallèle entre la version suédoise et la version saoudienne du catalogue, comme pour mieux souligner le choc des valeurs :

 

Ikea est donc pris dans la double nécessité d’incarner les valeurs suédoises et de s’adapter à des contextes culturels locaux contradictoires avec ces valeurs. La contradiction devient flagrante à partir du moment où Ikea a décidé d’effacer les femmes de son catalogue. Elle l’aurait été beaucoup moins, sinon pas du tout, si l’entreprise n’avait pas cédé à un curieux excès de zèle culturel. Nul n’était besoin d’effacer les femmes, mais seulement de procéder à quelques ajustements.

Deux hypothèses peuvent être émises concernant les raisons de cet excès de zèle :

  • soit les dirigeants d’Ikea méconnaissent la société saoudienne et l’ont prise pour encore plus conservatrice qu’elle ne l’est, comme si toute image de la femme était interdite,
  • soit ils ont voulu exagérer la démonstration de leur connaissance de la société saoudienne en envoyant un message aux Saoudiens du type : « Voyez comme nous vous comprenons bien, nous sommes même plus Saoudiens que vous ! »

Dans les deux cas, c’est une erreur d’appréciation. Une erreur qui n’a en fait pas de conséquence sur la façon dont les Saoudiens perçoivent Ikea, mais qui surtout entre profondément en contradiction avec l’identité d’Ikea comme ambassadeur de la Suède dans le monde.

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Quelques suggestions de lecture:

11 Comments

  1. Bonjour,
    Merci pour cet article très intéressant, pourtant en tant que résidente française en Arabie Saoudite je tiens à commenter votre première hypothèse… A quelques exceptions près je dirais qu’effectivement la représentation de la femme non voilée est, peut-être pas interdite, mais socialement inacceptable. L’homme aussi est rarement représenté, beaucoup de publicités saoudiennes mettent en scène des enfants. Les exemples de photos pour H&M et Givenchy présentés dans l’article m’ont assez surprise… Il ne devrait effectivement pas y avoir de polémique sur ce sujet. Du point de vue de nos valeurs occidentales cela peut paraitre choquant, mais oui, les saoudiens sont aussi conservateurs que ça.

  2. Benjamin PELLETIER

    @Juliette – Pour H&M, il s’agit du catalogue en ligne, je suis certain qu’une campagne d’affichage public avec ces photos serait impossible en Arabie. Pour Givenchy, j’ai indiqué seulement “Moyen Orient” car j’ai ce document dans mes archives mais sans le contexte précis. Je suppose que cette affiche devait plutôt être visible aux Emirats qu’en Arabie.
    Par ailleurs, je profite de ce commentaire pour partager avec vous une publicité Ikea pour l’Arabie:
    [youtube vFJNPfpK2Tk]

  3. le problème n’est pas culturel; les saoudiens qui voyagent en Europe ne sont pas choqués par ce qu’ils voient. Il n’existe pas de raison objective qu’ils le soient dans leur pays. Le problème est religieux . Nos sociétés pour des raisons d’efficacité économique place le domaine religieux dans la sphère privée car cela permet une uniformisation du message a destination des consommateurs. Les saoudiens pour des raisons politiques mettent le religieux au coeur de la cité et imposent leur vision “religieuse” du monde a leurs concitoyens. Les “non religieux” ou les religieux d’une religion différente ne sont pas “accepter” ; La position de la femme est directement fonction de la place de la religion dans la sphère publique.La subordination a l’homme n’est pas le résultat d’une pratique politique mais procède d’une pratique religieuse.
    Les religions et les dogmes associés n’acceptent pas de femmes comme intermédiaire entre dieu les le peuple. Les religions préfèrent des intermédiaires masculins peu pieux a des femmes dévotes pour guider les membres de la communauté.
    C’est un point commun a toutes les religions ne soyons pas “sévères” sur la culture saoudienne.

  4. Benjamin PELLETIER

    @le floch – Il faut bien prendre en compte le point de vue saoudien. S’ils ne sont pas choqués par ce qu’ils voient en Europe, leurs normes et références culturelles (dont la religion) vont conditionner leurs perceptions et ressentis dans leur contexte culturel. En ce sens, je ne vois pas de raison de séparer culture et religion: l’une et l’autre sont inextricablement liées en Arabie.
    Par ailleurs, l’Arabie n’a pas toujours été “saoudite”. 1744: alliance fondatrice entre Al Saoud (pouvoir politique) et Abdulwahhab (pouvoir religieux), 1932: naissance de l’Etat saoudien. Autrement dit, avant d’être “saoudite”, l’Arabie a été musulmane plus de 1000 ans.
    Aujourd’hui, les deux piliers politique/religion cimentent l’Etat saoudien: si l’un des deux s’affaiblit ou se retire, l’Etat s’effondre.

  5. le pouvoir religieux est souvent utilisé dans la sphere publique pour permettre une optimisation du pouvoir politique. Les dogmes qui fondent la “legitimite” du pouvoir ne peuvent etre remis en cause facilement et deviennent un frein au pouvoir politique et economique. la mondialisation est un defi pour les “théocraties”. Ceux qui l’ont le mieux compris (Steve jobs, Bill Gates par exemple ) ne se sont jamais aventuré dans le domaine religieux. Les “outils qu’ils proposent sont devenus des “standards” que le monde entier s’est appropriés. la position de la femme est interressant car si la guerre civile au Liban s’est terminée c’est d’abord grace a une action des femmes (de tous les camps) passée inapercue en son temps.le pouvoir religieux a été battu par la culture “humaniste” des femmes libanaises. La femme que certains pouvoirs politiques aidés par le pouvoir religieux a souvent consideré la femme comme une “partie complementaire” de l’homme, comme un citoyen de seconde classe (Marie Curie n’avait pas le droit de vote). la position de la femme dans la société civile est un marqueur signifiant de la nature du pouvoir . Ikéa n’est pas une société “suédoise” (au sens culturel) c’est une société “occidentale” qui ne porte plus les valeurs culturelles de la société suédoise.

  6. Benjamin PELLETIER

    @le floch – Je reviens juste sur votre dernière phrase. Car c’est bien là le hiatus. Si cette histoire de catalogue “déféminisé” a eu autant d’écho en Suède, c’est justement parce que les Suédois ont réalisé que Ikea ne pouvait pas être (complètement) suédois en Arabie Saoudite.

    Or, s’il n’y a pas eu autant d’écho avec le catalogue d’H&M (groupe suédois également) qui a “rhabillé” ses mannequins pour son catalogue saoudien, c’est que H&M ne véhicule pas autant qu’Ikea les valeurs suédoises à l’international. A mon sens, Ikea n’est pas seulement une entreprise privée mais c’est un véritablement instrument d’influence pour donner plus de visibilité à la Suède – ou à la marque “Suède” – à l’international.

  7. Et l’hypothèse que l’acculturation inhérente a la mondialisation puisse être vécu comme une perte de “valeurs” n’est pas envisageable ?
    A la relecture ma phrase est mal rédigée; il faut remplaçait “Ikéa n’est pas” par Ikéa n’est plus…

  8. Benjamin PELLETIER

    @le floch – En effet, tel est le cas ici avec Ikea: mondialisation, acculturation mais perte – ou affaiblissement dans ce cas – des valeurs culturelles d’origine de l’entreprise dans le contexte saoudien.

  9. Prof. Nadir Aliane

    @Benjamin – J’ai lu votre article, je le trouve très intéressant, toutefois, de mon expérience en Arabie Saoudite je voudrais expliquer que le problème de la présence de la femme sur les moyens publicitaires, ou les medias en général, n’est pas lié au refus des autochtones, mais essentiellement est dû à la grande puissance des groupes religieux qui influencent toutes les sphères de la vie des Saoudiens. Sur le sujet de la présence des femmes sur les affiches, catalogues ou tout autre support publicitaire, ceci est réalisé en prenant en considération les indications de l’organisme “Autorité pour la promotion de la vertu et la prévention du vice”. Cet organisme étatique, très puissant (même plus que la police), peut décider ce qui est bien ou mauvais par rapport à la religion. De tendance salafiste, l’Organisme impose que le corps de la femme doit être couvert et même le visage. Donc je n’exclurais pas que l’affaire Ikea est strictement liée à une des interventions de cet organisme.

  10. Benjamin PELLETIER

    @Nadir – C’est une hypothèse possible. Nous n’avons pas de précision concernant le contexte de la prise de décision d’Ikea. Cela peut tout aussi bien être de la part de l’entreprise suédoise une anticipation de la réaction de l’organisme de censure. Dans ce cas, Ikea aurait pris les devants pour ne pas avoir de problème.

  11. Cet exemple de IKEA qui s’est montrée “plus royaliste que le roi” est particulièrement intéressant par rapport aux limites du concept d’adaptation aux modèles culturels qui devient souvent soumission notamment pour des intérêts économiques en faisant violence à ses propres valeurs.
    Un cas récurrent à l’hôpital lorsqu’une patiente accompagnée de son mari demande à être examinée par une médecin femme (demande parfaitement recevable du point de vue de sa culture et discriminatoire vis à vis de la notre)la question n’est pas de savoir si l’effectif présent à ce moment là le permet mais bien sur le plan symbolique de risquer d’entériner le modèle de domination-protection de la culture patriarcale avec ce que cela suppose d’interdits et de tabous relatifs à la femme (ce que nous avons bien connu et qui persiste encore dans nos sociétés occidentales).
    La culture et la religion devenant bien souvent l’excuse pour justifier des rapports de domination.Pour sortir de cette confusion entre adaptation et soumission, pour négocier un espace intermédiaire au delà des rigidités culturelles de chacun ,pour trouver un équilibre dans le respect mutuel ;ce qui consisterait par exemple pour notre patiente d’être rassurée par la présence d’une infirmière aux côtés du médecin et d’accepter la présence du mari lors de la consultation même si le protocole ne le recommande pas.
    L’enjeu serait peut être dans de telles situations de dépasser l’interculturel pour promouvoir un espace transculturel sans dominance et au final se libérer des pesanteurs de la culture..

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