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Apprendre à renoncer – de l’art de la guerre à la gestion des risques

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Renoncer, signe de faiblesse et d’impuissance

Le verbe renoncer connaît de multiples usages qui tous tournent autour des notions d’abandon (renoncer à un droit), d’arrêt (renoncer au combat), d’exclusion (renoncer à l’alcool) ou de sacrifice (renoncer à soi-même). Il y a dans le renoncement une triple dimension de volonté résignée ou contrainte par les circonstances extérieures, de désaveu de la parole donnée, de la décision prise ou de l’action initiée par la personne qui renonce, et enfin de sacrifice de soi à une fin plus élevée.

Ce champ sémantique très riche est cependant dominé par l’idée générale de cessation contrainte par des circonstances qui nous dépassent. Renoncer, c’est mettre fin au mouvement de ce qui vient de soi et se projette vers le monde extérieur parce que justement le monde extérieur s’oppose à ce mouvement de projection. Ma parole, ma décision, mon action se retournent littéralement contre moi-même : je dois renier ma parole, revenir sur ma décision, interrompre mon action, cesser d’être celui que je suis.

Assurément, ce renoncement n’est pas vécu avec soulagement. Il s’agit à la fois de se faire violence pour contredire sa propre parole ou contrecarrer son action, et de supporter le regard de ceux qui vont me juger incompétent, incohérent, inconstant, et même faible et impuissant, incapable de rester ferme face aux contraintes extérieures. Le verbe renoncer a donc comme contraire un verbe au contenu positif : persévérer. C’est le professeur qui sermonne l’écolier en pleurs devant un problème de mathématiques : Tu renonces trop facilement, apprends à persévérer ! Dans ce cas, le renoncement est un défaut de caractère : un signe de découragement, voire de lâcheté, et la persévérance, une preuve de force d’âme : l’indice même du courage.

Par suite, le verbe renoncer est associé à des synonymes au contenu généralement négatif qui chacun ont leur équivalent positif (renoncer/persévérer, abandonner/insister, se replier/résister, s’enfuir/faire face) :

Cette association du verbe renoncer avec des connotations négatives crée l’illusion d’un dualisme sémantique néfaste à la signification complexe du renoncement. Car, si renoncer trop rapidement devant un problème de mathématiques n’est pas une qualité, persévérer dans une mauvaise décision ou dans une action dangereuse n’est pas plus louable. Mais l’on sermonne plus souvent les enfants sur leur manque de persévérance que sur leur manque de renoncement.

D’où la question, qui concerne aussi bien l’école que nos entreprises, la conduite des affaires de l’Etat ou l’art de la guerre : et si apprendre à renoncer était aussi important qu’apprendre à persévérer ?

Pour explorer cette dimension en apparence paradoxale, je m’appuierai sur deux voix dont l’écho date de vingt-cinq siècles et qui appartiennent à deux foyers majeurs de la civilisation : un extrait d’un dialogue de Platon et un passage de l’Art de la guerre de Sun Tzu.

Platon et le courage dans la fuite

Dans le dialogue de jeunesse de Platon intitulé Le Lachès (texte ici, trad. de Victor Cousin), deux pères viennent prendre conseil auprès de deux généraux athéniens, Nicias et Lachès, au sujet de leurs fils adolescents : Est-ce que l’entraînement aux armes serait profitable à l’éducation de leurs enfants ? Nicias y est tout à fait favorable : l’entraînement aux armes est une occupation saine, il apprendra à leurs fils la vaillance et leur donnera le goût d’autres sciences comme la tactique.

Lachès est plus réservé. Il n’est pas certain qu’il s’agisse là d’une science. Il cite d’ailleurs le cas d’un maître d’armes qui s’est ridiculisé au combat. Ne pouvant se décider, les deux pères se tournent vers Socrate qui assiste à l’entretien : peut-être pourra-t-il départager Nicias et Lachès ? Socrate accepte d’interroger Nicias et Lachès. Il revient sur l’objet de la discussion qui, selon lui, n’a pas été clairement établi : ce que l’on recherche, ce n’est pas l’utilité ou non de l’entraînement aux armes, mais quelle doit être la meilleure éducation pour les adolescents. Et ce qui doit être appris par l’entraînement aux armes, c’est le courage. Nous prenons donc le dialogue au moment où Socrate interroge Lachès sur sa définition du courage :

Socrate – Tâchons d’abord, Lachès, de définir ce que c’est que le courage ; après cela nous examinerons par quels moyens ces jeunes gens pourront l’acquérir, autant du moins que l’exercice et l’étude peuvent y servir. Voyons, dis-nous ce que c’est que le courage.

Lachès – En vérité, Socrate, ce n’est pas bien difficile à dire. Qu’un homme garde son rang dans une bataille; qu’il ne prenne jamais la fuite, et fasse tête à l’ennemi, voilà ce que j’appelle être courageux.

Lachès répond avec toute sa spontanéité et il y a à parier que, vous comme moi, nous répondrions de même : le courage, c’est tenir tête à l’ennemi, faire face, ne pas prendre la fuite face au danger. On peut en déduire que l’absence de courage, c’est abandonner le combat, prendre la fuite, renoncer à se battre. Nous sommes là dans le dualisme sémantique mis en évidence précédemment. Le dialogue se poursuit avec une objection de Socrate :

Socrate – C’est fort bien, Lachès ; mais peut-être est-ce moi qui, en m’expliquant mal, suis cause que tu ne m’as pas répondu dans le sens de ma question.

Lachès – Comment donc? Socrate.

Socrate – Je vais te le dire, si j’en suis capable. L’homme courageux est, comme tu le dis, celui qui combat l’ennemi en gardant bien son poste.

Lachès – Oui, c’est ce que je dis.

Socrate – Et moi aussi ; mais celui qui combat l’ennemi en fuyant et sans garder son poste ?

Lachès – Comment, en fuyant?

Socrate – Comme les Scythes, par exemple, qui ne combattent pas moins en fuyant qu’en poursuivant ; ou, comme Homère dit en quelque endroit pour louer les chevaux d’Énée, « qu’ils savaient se porter de tous les côtés, habiles à poursuivre et à fuir ». Et ne loue-t-il pas Énée lui-même, pour avoir su se laisser intimider à propos, puisqu’il l’appelle savant à fuir.

L’objection de Socrate vient totalement renverser le dualisme sémantique. Le courage peut se manifester dans la fuite : le négatif devient positif. La fuite n’est pas forcément la débandade ou le sauve-qui-peut. La fuite peut également être une tactique. Socrate mentionne l’exemple des chevaux d’Énée « habiles à fuir » et d’Énée lui-même « savant à fuir » : il y aurait donc une habileté et un savoir de la fuite, ou bien encore un art du renoncement. Un peu plus loin, Socrate fait le point sur les différentes formes de courage établies lors du dialogue :

Socrate – Voilà pourquoi je te disais tout à l’heure que c’était ma faute si tu n’avais pas bien répondu, parce que je t’avais mal interrogé; je voulais savoir ce que c’était que le courage, non seulement pour l’infanterie, mais aussi pour la cavalerie et pour toutes les manières de faire la guerre, et je n’entendais pas parler uniquement du courage sur le champ de bataille, mais aussi dans les dangers de la mer, dans les maladies, dans la pauvreté, dans la conduite politique; et plus encore dans la lutte contre le chagrin et la crainte, surtout dans celle contre le désir et le plaisir, soit que le courage se montre par la résistance ou par la fuite. Car tu conviendras, Lachès, que le courage s’étend sur toutes ces choses.

Il y a donc des situations où, pour reprendre la définition de Lachès, le courage, c’est résister face à l’ennemi, et d’autres situations où le courage s’exprime par la fuite. L’homme qui ne saurait que résister sans jamais prendre la fuite serait un homme tout aussi incomplet que celui qui ne saurait jamais faire face. L’homme accompli possède à la fois l’art de résister et de se replier, de faire face et de s’enfuir, d’insister et d’abandonner, de persévérer et de renoncer.

Sun Tzu : renoncement et humilité

Si l’Art de la guerre de Sun Tzu émerge dans un contexte culturel radicalement différent, certains passages de ce texte canonique entrent en résonance singulière avec le Lachès de Platon. Au passage, il faut souligner que la comparaison souvent faite entre le monde grec et le monde chinois en insistant sur leurs différences (cf. les travaux de François Jullien) risque d’essentialiser ces dernières et d’empêcher de penser leurs points de convergence, et donc la possibilité d’un dialogue constructif entre l’Occident et l’Extrême Orient.

Dans le dixième chapitre de l’Art de la guerre, nous trouvons une remarque particulièrement significative sur le renoncement :

« Si les lois de la stratégie vous donnent pour battu, vous devez renoncer aux hostilités, même si le souverain vous le commande. »

Autrement dit, il ne sert à rien de combattre pour combattre. C’est en pure perte s’il s’agit de persévérer dans la défaite annoncée. On ne combat pas ici pour l’honneur mais pour la victoire. Si celle-ci n’est pas possible, il faut renoncer au combat. Ce n’est pas là un déshonneur mais la simple conformation aux circonstances. Celles-ci priment sur toute autre considération, même sur les ordres du souverain.

Celui qui renonce au combat doit ainsi prendre la décision de battre en retraite en résistant à la pression de l’autorité hiérarchique – en l’occurrence en désobéissant à son souverain. Cet acte de résistance en vue de mettre justement fin à la résistance face à l’ennemi suppose une formidable intelligence de la situation, et surtout une capacité à considérer cette dernière comme la seule et unique priorité de l’action.

Pour reprendre une notion utilisée en management interculturel, celui qui renonce en connaissance de cause doit lutter contre la pression de la distance hiérarchique qui lui impose de persévérer. C’est là une lutte psychologique que peu sont capables de mener et de remporter. Je vous renvoie ici à l’analyse du crash de l’avion présidentiel polonais où la pression de la distance hiérarchique sur le pilote a été déterminante dans sa progressive délégation de la décision de renoncer à atterrir. Or, c’était lui et lui seul qui avait l’intelligence de la situation : il savait que les conditions météorologiques n’étaient pas réunies pour l’atterrissage. Mais cette intelligence s’est effondrée dès qu’elle est passée au second plan par crainte de représailles de la part du président polonais si l’avion n’atterrissait pas.

Dans le même chapitre de l’Art de la guerre, Sun Tzu apporte une précision importante pour la suite de notre argumentation :

« Celui qui lance ses offensives sans rechercher les honneurs et bat en retraite sans craindre les châtiments, mais qui, attaché aux intérêts du Prince, a pour unique ambition la défense de ses peuples, peut être considéré comme le Trésor du Royaume. » (chap.X)

Battre en retraite sans craindre les châtiments, c’est exactement ce que n’a pas su faire le pilote de l’avion présidentiel polonais. La défense de l’intérêt personnel du Prince (le désir du président polonais d’arriver à l’heure) a primé sur la défense du peuple (ici, les passagers, dont le pilote lui-même). En ne renonçant pas à atterrir, le pilote a tout perdu : le Prince, le peuple, sa propre vie. Il a mis en grand danger son Royaume (la Pologne) avec la décapitation des plus hauts responsables politiques et militaires du pays.

Mais Sun Tzu apporte une précision en ce qui concerne le combat lui-même en vantant les mérites de celui qui lance ses offensives « sans rechercher les honneurs ». Avec cette précision essentielle, nous mesurons ici toute la distance qui sépare le texte de Sun Tzu du texte de Platon, et dans une plus large mesure la conception de l’homme d’action en Chine et en Occident. En effet, si le Socrate de Platon ne méconnaît pas le courage dans la fuite, il ne méprise pas non plus les honneurs dus aux victoires.

De façon générale, nous avons en Occident une longue tradition de valorisation de l’action héroïque, du coup d’éclat, de l’exploit individuel, du combat épique, célébrés dans des épopées, des chansons, puis dans les romans et films de cinéma. Roland, neveu de Charlemagne, luttant contre les Sarrasins et mort au combat lors de la bataille de Roncevaux, en est une figure archétypale. Faire preuve de courage et de grandeur dans le danger, résister face à l’ennemi, mourir l’arme à la main, se sacrifier pour la gloire et l’honneur, voilà des valeurs anciennes en Occident.

C’est pourquoi le lecteur occidental de Sun Tzu peut être très surpris de ne pas retrouver dans l’Art de la guerre ces nobles valeurs comme qualités essentielles du combattant et de constater la valorisation de l’humilité qu’il prenait pour une forme de faiblesse. On retrouve cette idée dans d’autres passages de l’Art de la guerre, par exemple :

« Triompher au combat et mériter les applaudissements de la foule, ce n’est pas l’art suprême. » (chap.IV)

 « A la guerre, le nombre n’est pas un facteur décisif ; il convient avant tout de ne pas rechercher les hauts faits d’armes. » (chap.IX)

L’art suprême ne consiste pas dans la recherche du triomphe et de la célébrité. L’art suprême, ce n’est pas forcément l’art du combat d’où découlent dans son issue heureuse triomphe et célébrité. L’art suprême, c’est l’art de la victoire – ce qui est bien différent. En effet, une victoire peut se décider avant le combat, elle peut même être si bien préparée que le combat est devenu inutile : le général a vaincu avoir d’avoir combattu.

Celui qui recherche les hauts faits d’armes se focalise sur le combat tandis que celui qui recherche la victoire s’efforce de conditionner la situation à son avantage de telle sorte que le combat devienne pour son ennemi perdu d’avance, inutile et vain. Autrement dit, le combattant héroïque se positionne en aval de son action : il en recherche les effets spectaculaires (hauts faits, triomphe, applaudissements, gloire) tandis que le stratège se positionne en amont de son action : il en maîtrise les causalités discrètes (espionnage, déstabilisation, démoralisation de l’ennemi, modification du terrain et de la situation à son avantage, etc.).

Ainsi, l’art suprême, c’est l’art des signaux faibles et des actes discrets. C’est pourquoi le stratège ne peut revendiquer son action : elle est si ténue qu’elle disparaît au fur et à mesure qu’elle se manifeste, mais ses effets sur la détermination de la victoire sont monumentaux. Il n’est lui-même ni porté en triomphe ni applaudi par la foule car le combat n’a pas eu lieu ou la déroute de l’ennemi reste incompréhensible.

De l’art de la guerre à la gestion des risques

Résumons les acquis de cette lecture de deux textes datant de plus de vingt-cinq siècles :

  • Il y a du courage dans certains types de renoncement et du danger dans certains types de persévérance.
  • L’homme d’action sait résister à la pression de la distance hiérarchique quand son intelligence de la situation prime sur toute autre considération.
  • S’engager dans un combat pour obtenir gloire et honneurs n’est pas une qualité essentielle de l’homme d’action.
  • Le véritable homme d’action fait preuve d’humilité, et non d’orgueil ou d’arrogance.
  • Son art suprême, c’est l’art des signaux faibles et des actes discrets.

Si ces enseignements résonnent aujourd’hui avec une pleine et totale actualité, c’est qu’ils correspondent exactement aux traits de caractère que doit posséder tout acteur en charge de gérer des risques : savoir renoncer, intelligence de la situation, humilité. Je citerai quatre témoignages à titre d’exemples : un guide de haute montagne, un trader, un négociateur de crise, un pilote de ligne. Les trois premiers proviennent de l’excellent livre de Thierry Portal, Crises et facteur humain ; le quatrième du site internet Mentalpilote consacré au facteur humain dans l’aéronautique.

1. Savoir renoncer

Erik Decamp, guide de haute montagne depuis plus de trente ans, évoque la difficulté psychologique du renoncement :

« Si entreprendre une course en montagne est une décision, ne pas y aller est une décision parfois plus difficile, si elle nous oblige à prendre le pas sur nos désirs. » (Portal, p.72)

En effet, la décision de renoncer doit surmonter la pression du client, l’intérêt personnel du guide payé par le client, l’image qu’il se fait de cette course en montagne perçue comme source de plaisir et le jugement que les autres risques de porter sur lui face à une décision incomprise. Mais comme il l’a déjà dit à un client :

« Je préfère que tu m’en veuilles que de m’en vouloir toute ma vie. » (Portal, p.73)

Voilà une phrase que n’aurait assurément pas prononcée le pilote de l’avion présidentiel polonais qui n’a pas su tenir ferme sur la seule et bonne décision qu’il aurait dû prendre : renoncer à atterrir et dérouter l’avion, quelles que soient les conséquences à subir ensuite du fait de cette décision.

Ne pas y aller, ne pas atterrir – et aussi, dans le cas du trader Thami Kabbaj, savoir sortir d’une position perdante :

« Embrasser l’incertitude permet en fait au trader de se préparer mentalement à toutes les éventualités. Ainsi, il n’hésitera pas à sortir d’une position perdante si la situation l’impose. […] Le trader prend des risques de plus en plus importants en situation perdante alors qu’il est extrêmement conservateur en position gagnante. […] Il ne comprend pas la raison de ce renversement brutal du marché et, au lieu de sortir simplement de sa position, il tente de trouver des explications. » (Portal, p.66-67)

Une situation qui se renverse à mon désavantage heurte mon intelligence en remettant en cause ma décision de m’engager dans cette situation. Chercher alors des explications, c’est surtout chercher des justifications qui excusent mon erreur et me dégagent de ma responsabilité. Autant dire que c’est une dangereuse perte de temps parce que pendant que je cherche des explications, la situation s’aggrave, et plus elle s’aggrave, plus il devient psychologiquement difficile de s’en dégager.

2. L’intelligence de la situation

Savoir renoncer est indissociable de l’intelligence de la situation, comme on vient de le voir avec les deux témoignages précédents. Et l’intelligence de la situation exige de savoir résister à une certaine pression extérieure. Celle-ci peut être l’autorité du Prince dans le cas de Sun Tzu ou du président polonais dans le cas du pilote de l’avion présidentiel. Mais elle peut également être le regard de mes pairs dont je crains le jugement disqualifiant si j’adopte un comportement déviant par rapport à la normale.

Voyez ainsi le témoignage d’un pilote qui a posté sa réaction à un commentaire de l’article du site Mentalpilote Je n’arrivais plus à me poser et l’orage arrivait :

« Effectivement nous sommes très moutonniers. Un jour d’orage sur un grand aéroport, je trouvais que la météo se dégradait alors que j’étais dans la file d’attente pour décoller. Une fois autorisé l’alignement, j’annonce à la tour que tout compte fait, au vue de l’image radar je dégage la piste et renonce provisoirement au décollage. Les suivants n’ont pas voulu y aller non plus alors que les précédents y avaient été quand même. Je crois bien que ce jour là il y avait quelques moutons dans les cockpits. N’ayez pas peur d’être le premier à remettre les gaz, à dégager, à annuler votre décollage, vous serez souvent suivi! »

Cette anecdote est particulièrement révélatrice du conflit intérieur qui peut agiter les personnes supposément performantes pour faire primer l’intelligence de la situation sur la pression extérieure. Dans le cas présent, le pilote a su faire abstraction du comportement des pilotes qui l’ont précédé pour ne pas les imiter et du jugement supposé des pilotes qui lui succédaient pour prendre une décision en fonction de sa seule intelligence de la situation. Il y avait clairement là une forme de courage à être le premier à renoncer au décollage.

Le guide de haute montagne se confronte exactement au même phénomène de parasitage de sa capacité de décision :

 « Il y a aussi le regard des autres. Nous côtoyons parfois d’autres groupes au moment de prendre une décision. Les personnes qui nous entourent nous observent et leur regard nous presse, dans les deux sens du mot : il fait pression et peut nous pousser à choisir trop vite. Il faut savoir se dégager de cette influence, se mettre en condition de décider. » (Portal, p.74)

3. La valeur de l’humilité

En aéronautique, bien des catastrophes auraient pu être évitées sans une trop grande distance hiérarchique entre le pilote et le copilote, qui empêche ce dernier de signaler le négatif ou de prendre une initiative salvatrice. L’exercice autoritaire du pouvoir est un facteur de risque, tout comme l’excès de confiance en soi :

« En tant que pilote, vous devez raisonner non pas par rapport à vos seules connaissances, mais admettre qu’il peut y avoir des situations qui vous échappent. Il y a beaucoup de choses que vous ignorez, vous devez en être conscient et cela vous encourage à être vigilant. L’humilité est une qualité essentielle chez un pilote. » (Mentalpilote, source ici, pdf)

Laurent Combalbert, ancien officier du Raid et négociateur de crise, met lui aussi en avant l’humilité comme l’une des qualités essentielles des négociateurs en situation de prise d’otages :

« L’humilité n’est pas une chose naturelle chez les gens qui ont le sentiment d’être des experts. Or en négociation, elle est fondamentale. Elle permet de remettre constamment en question les méthodes et les techniques utilisées, et elle pousse chaque négociateur à accepter que les situations de crise qu’il gère puissent être toutes différentes les unes des autres et nécessiter des analyses nouvelles à chaque fois. » (Portal, p.147)

Comme le trader, le négociateur doit se préparer mentalement à toutes les éventualités. Encore une fois, l’intelligence de la situation réelle et des situations possibles ne pourrait pas se déployer en étant court-circuitée et altérée par la recherche d’intérêts personnels. Mais cette humilité est fragile, elle peut être mise à mal par le succès et l’excès de confiance en soi qu’il engendre. Voyez ce qu’en dit le guide de haute montagne :

« L’excès de confiance en soi nous guette tous, à un moment ou à un autre : par enthousiasme ; parce que je suis porté par la beauté des lieux ; par le plaisir de l’action ; parce que mon client me renvoie l’image de quelqu’un d’invulnérable ; parce que j’ai à mon actif quelques belles réalisations ; parce que, n’étant plusieurs ‘pas passé loin’, je m’en suis toujours tiré ; parce que, étant bon techniquement, je me crois protégé du risque d’erreur. » (Portal, p.78)

L’humilité peut également être mise à mal par l’image du guide que lui renvoient ceux qui idéalisent sa fonction :

 « La nature de la confiance que l’on nous accorde agit sur nous, que nous le voulions ou non : si l’on croit qu’un guide est invincible, celui-ci peut finir par le croire lui-même. » (Portal, p.73)

Tous ces écueils : illusion de l’omniscience de l’expert, parasitage de l’intelligence de la situation par une haute idée de soi, sentiment d’infaillibilité par excès de confiance en soi, idéalisation de sa fonction par mimétisme avec son image sociale, imposent un effort permanent et discipliné pour maintenir le curseur de ses affects sur le milieu neutre de l’humilité.

Sortir du dualisme

Toute notre pensée logique occidentale est basée sur le principe du tiers exclu : soit deux propositions dont l’une est la négation de l’autre, si l’une est fausse, l’autre est nécessairement vraie. C’est un principe merveilleux quant à son efficacité logique mais lorsqu’il en vient à contaminer le langage courant, le dualisme s’insère insidieusement dans nos modes de pensée, nous empêchant de penser le juste milieu ou la conciliation des contraires.

Ainsi, si le courage, c’est résister face à l’ennemi, son contraire (prendre la fuite) devient nécessairement le contraire du courage ; si persévérer est un acte positif, renoncer est donc un acte négatif, etc. Nous retrouvons les vices du dualisme dans nos conceptions de l’acte héroïque dont ne nous percevons que le sens positif (le triomphe, la gloire, les honneurs) mais pas le sens négatif (la primauté de l’intérêt personnel sur les intérêts du groupe).

Les témoignages rassemblés précédemment mettent bien en évidence la complexité de notions en apparence simples : l’humilité n’est pas l’humiliation, elle n’est pas une faiblesse mais une force de caractère ; la confiance excessive est un danger, tout comme le sentiment d’infaillibilité ; l’expertise est un atout qui peut cependant se révéler un obstacle psychologique à l’humilité.

C’est donc avec une grande attention que nous devons lire les textes classiques chinois en ce qu’ils révèlent une logique nouvelle : le principe du tiers inclus. Ceux qui se confrontent à la gestion des risques et des crises vivent et travaillent selon ce principe. Mais il exige d’eux un effort supplémentaire car la structure de notre esprit occidental n’est pas favorable à la conciliation des contraires. Ainsi, apprendre à renoncer nous semble un projet absurde et pourtant les nombreux exemples évoqués précédemment montrent qu’il est tout aussi essentiel de développer un art du renoncement qu’un art de la persévérance.

Je terminerai cette exploration avec un dernier extrait de Sun Tzu où cette logique non-occidentale s’exprime pleinement dans la considération des cinq traits de caractère qui représentent un danger pour un général :

« S’il ne craint pas la mort, il risque d’être tué ; s’il chérit trop la vie, il risque d’être capturé ; coléreux, il réagira aux insultes ; homme d’honneur, il craindra l’opprobre ; compatissant, il sera aisé de le tourmenter. » (chap.VIII)

* * *

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Quelques suggestions de lecture:

2 Comments

  1. Merci pour ce billet. Je propose un grain de sel complémentaire.

    D’autres fameux écrits antiques occidentaux illustrent la notion de courage.
    D’abord, le combat des Horace et des Curiace. les combattants s’affrontent mais le vainqueur est celui qui a pris la fuite, à l’issue de la première phase du combat. Sa victoire est proclamée comme celle de l’intelligence de la situation ; cependant c’est l’homme qui est magnifié et son courage héroïque.

    Dans l’Iliade et l’Odyssée, c’est par la ruse qu’Ulysse obtient la victoire et ce, presque sans combattre, grâce au stratagème du Cheval de Troie. Cette ruse est punie par certains Dieux, heureusement qu’Athena (dont l’emblème est la chouette, agréable à certains cabinets d’Intelligence Economique, écoles ou entreprises de l’aéronautique) veille sur son sort. Là plus encore que dans l’exemple précédent, le héros est courageux mais pour son propre salut.

    Est-ce à dire que la pensée “individualiste” occidentale considère la ruse comme une forme de courage non noble ? Dans la langue française, les mots “rusé”, “dévoyé”, “fourbe”, “retors” sont souvent associés… et sont des qualificatifs négatifs. La citation très connue de Machiavel, “La fin justifie les moyens”, qui remet la victoire au premier plan au détriment éventuel de la gloire personnelle, souffre aussi d’une connotation culturelle très négative : un plan “machiavélique” n’est jamais revendiqué comme tel…

    Enfin, en réponse au tableau illustrant ce billet qui montre la Bérézina, il me semble que Napoléon Bonaparte a remporté la bataille à Austerlitz parce qu’il a “fui”, n’ayant pas initialement engagé ses troupes sur le terrain qui lui était défavorable.

    Revenant à l’époque actuelle, les chefs d’entreprise occidentaux sont-ils courageux ? Ainsi, savent-ils résister à la pression des actionnaires ? Et les chefs d’entreprises asiatiques font-ils passer la victoire avant leur gloire personnelle ? Pour tester cette hypothèse, il faudrait étudier les défaillances d’entreprises dues au top management. Et, quid des formations type MBA, au cours desquelles les étudiants s’enrichissent d’expériences multicuturelles, préparent-elles mieux à cette prise de conscience de la notion de courage ?

  2. Benjamin PELLETIER

    @Phot’s – Comme tu le remarques, il y avait implicitement dans cet article la question du statut de la ruse. Je ne voulais pas l’aborder ici, tant le sujet est vaste. Je m’en tiens uniquement à l’idée de renoncement pour l’ouvrir sur ses conséquences en matière de prise de décision en situation de gestion des risques et de gestion de crise. Mais il est certain que le versant positif du renoncement s’inscrit dans le domaine beaucoup plus vaste des moyens non-conventionnels pour parvenir à son but. Par “non-conventionnel”, il faut entendre ce qui s’écarte des conventions sociales, morales et autres.

    Pour revenir au courage, je trouve passionnant de s’interroger sur – justement – les passions, les vices et les vertus en fonction de l’histoire et de la culture spécifique d’un pays. Par là, on voit que la notion de peur ou d’appréhension du risque évolue énormément selon les contextes. Mais également qu’on assiste à un nivellement ou une uniformisation des passions avec la mondialisation. Je m’éloigne un peu mais je ne fais que rebondir sur ton commentaire qui ouvre de multiples perspectives. Merci pour cette lecture…

    (Une dernière remarque sur les chefs d’entreprise asiatique – s’il ne sont certainement pas dénués de vanité et d’orgueil, il est impensable pour, par exemple, un chef d’entreprise coréen de faire passer en premier la recherche de sa gloire personnelle avant l’intérêt de son entreprise ou au détriment de celui-ci. Il perdrait littéralement la face.)

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