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L’épreuve du réel – revue de presse

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Les articles mentionnés dans cette revue de presse ont été partagés et discutés durant le mois de janvier au sein du groupe de discussion « Gestion des Risques Interculturels » que j’anime sur LinkedIn (1577 membres à ce jour). Soyez bienvenu(e) si ces questions vous intéressent!

Rubriques : Influencer la réalité – Innovation et sens du réel – Pour une réelle gestion des risques – Les preuves du réel

Influencer la réalité

Je signale en premier lieu la lettre mensuelle Communication & Influence qui propose en janvier un très intéressant entretien avec le général Vincent Desportes : Opérations extérieures et opérations d’influence (pdf). Ses réflexions autour de la question de l’influence dans le domaine militaire peuvent tout à fait être transposées dans le domaine des entreprises.

L’influence est le contraire de contrainte. Elle vise à convaincre l’autre d’agir dans le sens des intérêts de l’émetteur de l’action d’influence. Pour cela, il faut savoir argumenter et séduire. Il faut connaître le fonctionnement intrinsèque de la cible et savoir inscrire son action dans le long terme. Un pédagogue, un professeur ou un formateur savent qu’on ne transforme pas les autres par la menace, la crainte ou une simple injonction.

Sur la capacité à exercer de l’influence dans le domaine militaire, le général Desportes note, d’une part, une similitude entre Français et Américains et, d’autre part une singularité des Britanniques par rapport aux Français et aux Américains. En effet, tout comme les Américains, nous avons tendance à valoriser à l’excès une conception trop directe de l’action, et à négliger de fait les stratégies d’influence :

« Notre pays a malheureusement tendance à utiliser plus facilement la puissance matérielle que la volonté d’agir en douceur pour modifier ou faire évoluer la pensée – et donc le positionnement – de celui qui lui fait face. »

L’efficacité immédiate produite par l’exercice et l’imposition de la force peut être facilement revendiquée par son initiateur. En revanche, l’action indirecte sur le long terme dissout la revendication dans une multitude de relais et dans une durée incompatibles avec la récupération héroïque. Les Britanniques semblent plus à l’aise dans cet effacement de l’individu au profit de la transformation lente du terrain et des cibles identifiées sur ce terrain :

« Notre tradition historique explique sans doute pour une bonne part cette réticence à utiliser ces armes du soft power. Pour le dire plus crûment, nous nous méfions des manœuvres qui ne sont pas parfaitement visibles. L’héritage de l’esprit chevaleresque nous incite plutôt à vouloir aller droit au but. Nous sommes des praticiens de l’art direct et avons beaucoup de mal à nous retrouver à agir dans l’indirect, le transverse. À rebours par exemple des Britanniques, lesquels pratiquent à merveille ces stratégies indirectes, préférant commencer par influencer avant d’agir eux-mêmes. »

 « Influencer avant d’agir soi-même », retenons cette expression car elle indique un rapport fondamentalement différent à la réalité. Pour influencer, il faut connaître finement la réalité du terrain et des hommes ciblés par l’action d’influence. Cette connaissance s’acquiert lentement et avec humilité. Elle exige de croiser différents champs de savoir afin de développer une expertise culturelle et des compétences interculturelles. L’épreuve de la réalité est alors épreuve de soi. Il s’agit de s’insérer dans le cours des choses et de le modifier progressivement dans le sens de ses intérêts.

L’action directe cherche quant à elle le choc frontal où la victoire se décide par l’exercice d’une force supérieure. Il s’agit de contraindre la réalité à l’ordre qu’on veut lui imposer. L’action d’éclat est mise en avant, mais l’adhésion des peuples à cette contrainte est minimale. Il suffit que la force diminue ou qu’elle se retire pour annuler les effets de la contrainte qu’elle exerçait auparavant.

En quelque sorte, l’acteur de la stratégie directe met violemment la réalité à l’épreuve en lui imposant ses intérêts sans se soumettre lui-même à l’épreuve de la réalité. Or, pour influencer, il faut faire l’inverse : se soumettre d’abord à l’épreuve de la réalité pour ensuite la soumettre lentement à ses intérêts.

Innovation et sens du réel

L’épreuve du réel, c’est aussi le passage obligé pour toute innovation. Il faut savoir accepter le verdict de la réalité. La remise en cause en partie ou en totalité de l’idée qui a présidé à l’innovation ne signifie pas que la réalité a tort mais qu’il faut améliorer le système qui a produit cet écart avec la réalité. Cette remarque peut sembler évidente, et pourtant le sens du réel est parfois la chose du monde la moins bien partagée.

Dans la Paristech Review, le sociologue Norbert Alter décrit les trois piliers de l’innovation. Il dénonce notamment cette illusion des dirigeants d’entreprise qui consiste à croire qu’une « belle » organisation est synonyme d’efficacité, exactement comme on peut croire qu’une « belle » théorie peut produire de nombreux effets :

« Les états-majors achètent à prix d’or une belle organisation – il y a là un goût presque esthétique : l’idée de la perfection formelle est présente depuis Taylor, et elle trouve aujourd’hui une traduction dans les Powerpoint des consultants. Derrière tout cela, il y a l’idée que si c’est beau, ce sera bon, efficace. C’est une idée fausse. J’insiste : une idée ne devient bonne qu’en se déformant au contact de la pratique. »

La déformation de l’idée est malheureusement interprétée dans un sens négatif, comme une défaillance, une imperfection, voire une erreur entraînant la recherche d’un coupable et sa sanction (je souligne en gras des passages):

« Or nous avons beaucoup de mal à accepter cette déformation, et à reconnaître qu’elle a de la valeur. Et quand un problème apparaît, au lieu d’améliorer l’organisation avec eux, sur la base d’un échange, on fait venir un autre consultant. Il y a ici une indifférence profonde, presque militante, pour les frottements du monde réel et pour les ressources internes de l’entreprise. »

Les « frottements du monde » déforment l’idée de départ. Or, il est impératif d’accepter la déformation, sous peine de fuir la réalité, de ne rechercher vainement que ce qu’elle doit être et de ne pas la prendre pour ce qu’elle est. Autrement dit, nous avons autant de difficulté à considérer la « valeur » de cette déformation que la dimension positive de l’erreur. Encore une fois, l’épreuve du réel nous pose problème par survalorisation de l’action individuelle sur le réel et par négligence de l’effet du réel sur l’individu.

Pour une réelle gestion des risques

Ces deux constats (survalorisation de l’action individuelle, négligence de l’effet du réel) permettent d’expliquer certains freins à la gestion des risques lorsqu’il s’agit de réformer un système défaillant et de prendre en compte la réalité. J’en donnerai deux exemples, avec d’abord une tribune publiée dans Le Monde suite à la médiatisation des risques liés aux pilules de troisième et quatrième générations.

Les deux auteurs déplorent que cette médiatisation passe sous silence un scandale plus grave à leurs yeux : l’absence de transparence au sujet des données de santé publique. L’Assurance-maladie ferait de la rétention d’information, empêchant même les chercheurs d’avoir accès à certaines données (par exemple le nombre de prescriptions pour tel ou tel médicament). Les risques liés aux pilules auraient pu être mieux analysés en amont si des chercheurs indépendants avaient pu avoir accès aux données et s’il existait un véritable mécanisme de contrôle.

Au-delà du problème soulevé par les deux auteurs de cet article, j’ai été particulièrement intéressé par certains de leurs constats qui résonnent avec la thématique du rapport complexe à la réalité que l’on semble souvent entretenir en France. Voyez par exemple cet extrait (je souligne en gras quelques passages) :

« Pourquoi préfère-t-on l’ignorance ? Pourquoi dissimule-t-on le réel ? […] Pourquoi préfère-t-on rechercher des coupables que de trouver des solutions en autorisant l’accès aux données que garde et exploite si peu l’assurance-maladie ? Pourquoi se place-t-on sur le plan des principes et non pas celui de l’analyse empirique ? […] Vraisemblablement parce que les médecins français n’ont pas la culture de santé publique, les associations de malades et les élus préfèrent placer leur discours sur le terrain politique. Ils se retrouvent entre eux, débattent de principes, d’égalité de droit et se méfient du réel, se moquent des inégalités de fait et oublient la personne qui erre avant de recevoir un diagnostic mais qui, en attendant l’IRM introuvable, est inondée d’examens. »

Norbert Alter évoquait « une indifférence profonde, presque militante, pour les frottements du monde réel ». A présent, les deux auteurs constatent que dans le domaine de la santé publique « on dissimule le réel » et que ses acteurs « se méfient du réel ». C’est particulièrement inquiétant quand il est question d’innovation et de médecine – et ça l’est tout autant quand il s’agit de la gestion des risques technologiques.

C’est là mon deuxième exemple avec la fuite d’un gaz malodorant (le mercapatan) provenant de Lubrizol. Les effluves ont pu être perçues du sud de l’Angleterre à l’agglomération parisienne. Dans Le Monde, cet événement est l’occasion d’évoquer une réaction et une prévention défaillantes. On apprend ainsi que la carte des zones à risque de Lubrizol reste circonscrite au site de l’usine comme si le risque ne concernait pas l’environnement extérieur du site industriel. Le PPRT (Plan de Prévention des Risques Technologiques) de Lubrizol a été lancé en mai 2010 et n’est toujours pas arrêté, notamment à cause de lenteurs administratives et parce que « la répartition des rôles et les financements des expropriations et des travaux n’ont pas été clairement définis par la loi ».

En outre, à peine la moitié des 403 PPRT projetés en France a été réalisée, un résultat quasiment identique à celui de février 2010 comme si le temps s’était arrêté depuis trois ans. En outre, « ils sont encore loin d’avoir été mis en œuvre. Une preuve de plus que la gestion des risques technologiques est encore loin d’être maîtrisée en France. » En soi, l’idée des PPRT est excellente mais les modalités de leur mise en application semblent avoir été secondaires par rapport à l’affirmation des principes.

Le résultat est que le réel semble échapper tout aussi bien aux pouvoirs publics déconnectés de l’approche empirique, qu’aux sites industriels qui se défaussent sur les pouvoirs publics, et même qu’aux riverains qui se désengagent de la question sécuritaire par incompréhension de ce qui vient violemment s’imposer à eux « d’en haut ».

Les preuves du réel

Finement menée dans une stratégie d’hyperlocalisation, la démarche interculturelle peut parvenir à effacer ce qu’elle est, et l’entreprise étrangère qui l’a initiée devenir une sorte de caméléon culturel. Elle n’apparaît plus comme étrangère mais comme une entreprise locale à part entière. Qui ne connaît pas le site internet d’annonces en ligne Leboncoin.fr ? Mais savez-vous que ce site n’est pas français mais originellement suédois ? Il appartient au groupe norvégien Schibsted depuis 2003.

« Depuis, le concept essaime : France, Italie, Espagne, Hongrie, Inde, Vietnam, Philippines, Argentine, Brésil… A l’opposé du très centralisé Ebay, les sites des 31 pays ont chacun un nom propre et sont gérés par une entreprise filiale indépendante. Seul le moteur de navigation, qui permet d’accéder en deux clics à un objet, est le même. »

Le nom du site a été choisi par sondage auprès des internautes français, et c’est le cas pour les nombreux pays où il existe, donnant à chaque fois l’illusion d’un site local alors qu’il est scandinave. Quand vous arrivez sur la page d’accueil du site Leboncoin.fr, allez en bas de la page et vous trouverez la liste des versions étrangères du site, qui chacune portent un nom spécifique:

Est-ce qu’il n’y a pas eu une méprise culturelle au sujet de Lakshmi Mittal en France ? Les Français se sont-ils illusionnés en prenant pour argent comptant les promesses de cet entrepreneur indien qui a eu l’habileté d’apparaître plus entrepreneur qu’indien ? Dans Le Monde, un professeur de l’Ecole centrale oriente l’analyse vers les facteurs culturels et familiaux qui ont façonné Lakshmi Mittal :

« Ethnocentriques, nous n’avons pas vu qu’une famille indienne, et en particulier hindoue, fonctionne traditionnellement dans le respect d’une trajectoire familiale spécifique. […] Nous avons considéré qu’un Indien et un Européen sont guidés dans la vie par les mêmes valeurs universelles. Nous n’avons pas vu que, en réalité, les valeurs qui, dans la culture indienne, guident un hindou, les obligations qu’il doit respecter, sont relatives à sa caste spécifique. »

Lakshmi Mittal appartient à une famille qui elle-même appartient aux Marwari, lignée de commerçants et de prêteurs marquée par la recherche très active de ses propres intérêts et la vocation de l’enrichissement. La famille Tata appartient, elle, aux Parsi où le sens du bien commun est plus marqué. Il s’avère donc fondamental de ne pas s’en tenir aux apparences, de faire preuve de moins de naïveté et, surtout, de faire le profil complet de nos partenaires étrangers en France en prenant en compte les facteurs culturels sans pour autant réduire leur profil et leur identité à ces mêmes facteurs:

« Le cas Mittal n’est qu’un exemple particulièrement illustratif. Dans tous les cas et avec tout partenaire potentiel, nous gagnons à être attentifs à la culture de l’autre, au but ultime qu’il poursuit dans sa vie, à regarder au-delà des seuls chiffres et de l’immédiatement visible. Pas uniquement pour éviter des désillusions : l’ignorance des autres n’est pas un pur luxe intellectuel, elle peut souvent se payer très cher. Mais aussi et surtout pour mieux réussir ensemble des innovations pertinentes. »

Enfin, je signale une curiosité : la contrefaçon architecturale en Chine. J’ai déjà consacré un article sur le sujet : Quand les Chinois copient les villes européennes. Dans le cas présent, la copie va encore plus loin, dans la mesure où il s’agit de tours actuellement en construction à Pékin qui seraient en même temps copiées à Chongqing. Une course de vitesse est donc engagée entre le projet original et le projet copié pour finir la construction en premier :

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