O superbe ville ! que d’horreurs dégoûtantes sont cachées dans tes murailles ! Louis-Sébastien Mercier
Un Tableau de Paris très actuel
Louis-Sébastien Mercier (1740-1814) fut un écrivain prolifique, surtout connu de nos jours pour son monumental Tableau de Paris publié en douze volumes de 1781 à 1788. On peut en lire des extraits réunis par les éditions de La Découverte (ci-contre) – voici un lien vers le premier volume (la lecture de la très belle préface de l’auteur est fortement conseillée). Mercier a radiographié la société parisienne de son temps dans une œuvre à la fois d’écrivain, de moraliste et d’historien du temps présent. C’est un témoignage unique gagné – littéralement – à la force des jambes :
Les rameurs ont les bras nerveux, mais ils ne savent pas marcher sur leurs jambes. J’ai tant couru pour faire Le Tableau de Paris que je puis dire l’avoir fait avec mes jambes ; aussi ai-je appris à marcher sur le pavé de la capitale d’une manière leste, vive et prompte. (p.117)
Louis-Sébastien Mercier parcourt ainsi la capitale de fond en comble, de ses hauteurs à ses profondeurs, il explore l’opulence aussi bien que l’indigence, s’intéresse à tous les métiers et à tous les quartiers, allant jeter un œil et mettre le nez jusque dans les toilettes des Parisiens :
Les trois quarts des latrines sont sales, horribles, dégoûtantes : les Parisiens, à cet égard, ont l’œil et l’odorat accoutumés aux saletés. Les architectes, gênés par l’étroit emplacement des maisons, ont jeté leurs tuyaux au hasard, et rien ne doit plus étonner l’étranger que de voir un amphithéâtre de latrines perchées les unes sur les autres, contiguës aux escaliers, à côté des portes, tout près des cuisines, et exhalant de toutes parts l’odeur la plus fétide. (p.44)
Mercier, c’est un peu le Zola et l’Albert Londres du XVIIIe siècle. Ses observations procurent une matière unique à l’historien de l’Ancien Régime mais frappent également le lecteur du XXIe siècle qui trouvent dans certaines d’entre elles des vérités toujours actuelles. Il y a en effet dans le Tableau de Paris des années 1780 des éléments que l’on retrouve dans la société d’aujourd’hui. Ainsi, la vétusté, la saleté et la rareté des toilettes dans les gares, métros, musées et autres lieux publics ne nous étonnent plus. Mais évoquez le sujet avec un Japonais ou un Coréen, et vous réaliserez combien est toujours actuelle la remarque de Mercier faite il y a plus de deux siècles sur l’étonnement de « l’étranger » qui découvre les « latrines » parisiennes.
Je voudrais donc partager avec vous ma lecture de l’ouvrage de Louis-Sébastien Mercier (éd. de La Découverte) en sélectionnant des extraits qui entrent en résonance avec de nombreux articles publiés sur ce blog. Je les organise selon deux thématiques complémentaires :
- Les relations des Parisiens entre eux
- Les relations des Parisiens avec les étrangers
Les relations des Parisiens entre eux
Parisiens ou Français ? La question se pose toujours aujourd’hui tant la dichotomie Paris/province reste tenace, à tel point qu’aux yeux de certains la France semble se résumer à Paris. Certes, si chacun sait pertinemment que la France excède Paris en étendue, beaucoup se représentent le Français en qualité comme étant le Parisien. Et, par un effet de miroir, le Parisien se perçoit comme plus français que le Breton, le Basque ou l’Alsacien. En quelque sorte, Paris serait purifiée de toute identité régionale et se résumerait à l’identité nationale. Ce phénomène ancien n’échappe pas à l’observation de Louis-Sébastien Mercier :
Naître à Paris, c’est être deux fois Français ; car on y reçoit en naissant une fleur d’urbanité qui n’est point ailleurs. (p.92)
La France se distingue des autres nations européennes par une structure sociale marquée encore aujourd’hui à la fois par un fort individualisme et par une forte distance hiérarchique. Il en résulte de puissantes rivalités interpersonnelles et une conception du pouvoir dominée par des enjeux personnels au détriment de sa dimension fonctionnelle. Chacun cherche donc à la fois à se singulariser de son voisin et à se placer au-dessus de lui. C’est un trait culturel certainement hérité de la société d’Ancien Régime et de la montée en puissance au XVIIIe siècle de l’autonomie de l’individu :
Avoir une occupation différente de son voisin est un titre pour se moquer de lui ; le notaire et le greffier se jugent séparément l’un au-dessus de l’autre ; le procureur et l’huissier se regardent comme de deux castes différentes ; les commis établissent entre eux de plus grandes différences ; l’homme d’un bureau s’estime un petit ministre, et dit : « Nous avons fait, nous avons décidé, et nous ordonnerons. » (p.69)
Ces individualités en rivalité ont des effets très négatifs sur le plan professionnel avec la difficulté de substituer à la compétition et à la division la coopération et la complémentarité. Loin de démultiplier les talents, l’addition d’un plus un mène à un résultat nul :
Parcourez jusqu’aux métiers : ils ont établi entre eux une espèce de séparation. Dernièrement, un tailleur du roi se fit faire une perruque par la main la plus habile, parce qu’un tailleur du roi doit être supérieurement coiffé ; quand le maître perruquier eut apporté et posé son chef-d’œuvre, le tailleur lui demanda avec gravité : « Combien ? – Je ne veux point d’argent. – Comment ? – Non, vous êtes aussi habile dans votre art que je le suis dans le mien ; eh bien, que vos ciseaux me coupent un habit. – Vous vous méprenez, mon cher, mes ciseaux et mon aiguille, consacrés à la cour, ne travaillent pas pour un perruquier. – Et moi, reprit l’autre, je ne coiffe pas un tailleur. » Et, joignant le geste à la parole, il lui arracha la perruque de dessus la tête et court toujours. (p.70)
Voilà qui est préjudiciable à la rencontre des talents, à leurs interactions, à l’inter- et à la trans-disciplinarité et, finalement, à l’innovation, au « trait de lumière » :
Personne ne veut songer que ces travaux différents sont liés ensemble et portent à la masse des connaissances un trait de lumière. (p.71)
Les relations des Parisiens avec les étrangers
S’il existe des difficultés relationnelles entre Français, on peut parier qu’elles se retrouvent entre Français et étrangers. Et si les premières sont présentes au XVIIIe et au XXIe siècles, les secondes doivent l’être également.
Louis-Sébastien Mercier se met à la place des étrangers qui arrivent à Paris et qui, conformément à l’idée qu’ils s’en font, s’attendent à trouver une société ouverte, où l’on peut facilement évoluer de cercle en cercle, dans un tourbillon de rencontres et d’échanges intellectuels. Rien de tout cela :
Tous ces étrangers à qui l’on avait vanté la société de Paris sont tout étonnés de n’y point trouver de société : chacun vit ici avec ses habitudes particulières, et dans une assez grande insouciance sur tout le reste. (p.169)
Par suite, les étrangers sont livrés à eux-mêmes. A moins d’être fortement recommandés et de détenir à l’avance les clés pour évoluer dans cette société cloisonnée, la plupart des étrangers ont très peu d’interactions avec les Parisiens :
Il est difficile d’entrer dans certaines maisons, et personne ne reçoit habituellement les étrangers. Ils sont donc réduits à leur hôtel garni ; et, si vous exceptez les jours de bal, quelques soupers rares, toutes les maisons sont fermées ou désertes. (p.169)
Si vous discutez avec des étrangers de leur vie à Paris, vous avez souvent affaire aux mêmes louanges : beauté de la ville, richesse du patrimoine, qualité de la vie, gastronomie, etc., et aux mêmes griefs : difficulté à se faire des amis, Français prompts à les critiquer et à les juger, incompréhensions nombreuses, niveaux de langage compliqués à décrypter. Au XVIIIe, ces clés de décryptage sont encore plus nombreuses et les étrangers tout aussi désemparés :
Comme les étrangers abondent, et arrivent des quatre coins de l’Europe, ce serait une gêne perpétuelle que de leur faire incessamment les honneurs. Le Parisien est très libre dans sa conduite privée ; rien n’est plus difficile que de le captiver. Il manque et il manquera toujours à cette grande ville un point de réunion pour les sociétés choisies ; elles sont aussi mouvantes que dispersées. Voilà pourquoi ce qu’on appelle la bonne compagnie a cinq ou six tons différents, qui, sans désaccorder, ne sont pas les mêmes. Certaines mœurs échapperont donc à celui qui voudra les étudier ; il n’aura qu’un accès passager dans quelques maisons, où tout se passe en politesse aisée, mais froide. (p.170)
Cette politesse froide est le signe d’une relation à sens unique. L’étranger doit comprendre que le Parisien ne cherchera pas à le séduire mais que c’est à lui de le séduire. S’il reste dans l’attente qu’on vienne vers lui, il ne se passera rien et il restera seul. A lui donc de systématiquement prendre les devants. C’est totalement vrai de nos jours comme cela l’était au temps de Mercier qui trouve une belle formule en évoquant un phénomène de courtisanerie :
L’étranger prend son parti ; il s’éparpille, se glisse presque au hasard de côté et d’autre ; c’est à lui de courtiser le Parisien, qui ne courtise personne. La société de Paris ressemble presque à celle des sauvages, qui se rencontrent par hasard, et qui se quittent sans cérémonie, le tout pour dissiper leur ennui. (p.170)
Le Parisien est en effet un roi, il ne s’abaisse pas à aller vers l’autre. Si vraiment il doit s’engager dans une interaction avec l’étranger, il s’arrangera pour lui faire sentir que ce n’est pas de bon gré :
Le Parisien a le singulier talent de faire poliment une question désobligeante à un étranger ; il allie l’indifférence à la réception la plus gracieuse ; il lui rend service sans l’aimer, et l’admire par mépris. (p.114)
Le Parisien est un roi, la France est son royaume, et la culture française une excellence. L’étranger est un laquais, son pays un vassal, et sa culture une sous-culture. Le jugement de valeur tourne alors à plein régime, vérité du XVIIIe et, malheureusement, encore trop souvent du XXIe :
Il est vrai qu’on ne veut parler aux étrangers de leur pays que pour leur faire sentir très poliment la supériorité du nôtre. Les interrogations sont malignes pour la plupart, et les réponses deviennent embarrassantes. (p.172)
Contingence maîtrisable ou fatalité indépassable ?
En lisant Le Tableau de Paris, on ne peut qu’être surpris par la permanence de ces obstacles culturels qui viennent s’immiscer depuis des siècles dans les relations entre Français et entre Français et étrangers. La question se pose de savoir si nous avons affaire à une structure, certes durable, mais contingente, ou à une matrice culturelle fixe et définitive.
On ne peut pas évacuer ces phénomènes en affirmant qu’il ne s’agit là que de contingences historiques, et donc passagères, transitoires, ayant une généalogie propre, une naissance, une apogée et une fin certaine. Car, en attendant qu’elles s’amenuisent, nous devons bien « faire avec ». On ne peut pas non plus les essentialiser en les confondant avec l’identité d’une supposée France éternelle. Car, dans ce cas-là, aucun autre mode relationnel et organisationnel ne serait envisageable ni réalisable.
Reste à faire avec, et surtout à ne pas ignorer ces phénomènes de façon à se méfier de leurs effets pervers sur les relations entre Français et entre Français et étrangers. C’est déjà un grand pas que de se connaître soi-même. Par exemple, pour les entreprises, il y a certainement un problème de taille critique : toute organisation qui se développe semble vouée en France à basculer à un moment critique sur le mode « Ancien Régime » (bureaucratisation et forte hiérarchisation). C’est le moment où la capacité d’adaptation et d’innovation se réduit. Tout dirigeant devrait alors initier une profonde réflexion pour lutter contre les travers culturels qui s’ensuivent nécessairement. D’où la nécessité de rester vigilant. Comme le dit Mercier dans sa préface, à propos des Parisiens :
Beaucoup de ses habitants sont comme étrangers dans leur propre ville : ce livre leur apprendra peut-être quelque chose, ou du moins, leur remettra sous un point de vue plus net et plus précis, des scènes, qu’à force de les voir, ils n’apercevaient pour ainsi dire plus; car les objets que nous voyons tous les jours, ne sont pas ceux que nous connaissons le mieux.
Bien des articles de ce blog entrent en résonance avec les extraits du Tableau de Paris mentionnés précédemment. Je vous invite à consulter notamment :
- Culture du jugement et jugement de la culture
- Vous reprendrez bien un peu d’obscurité ?
- Généalogie de la France bureaucratique chez Balzac
- Grande écoles, petites élites ?
- Construire une société de confiance
- Comment portez-vous la cravate ?
- Les poubelles du XVIème
* * *
- Vous avez un projet de formation, une demande de cours ou de conférence sur le management interculturel?
- Vous souhaitez engager le dialogue sur vos retours d’expérience ou partager une lecture ou une ressource ?
- Vous pouvez consulter mon profil, la page des formations et des cours et conférences et me contacter pour accompagner votre réflexion.
Bonjour,
Bel article, très intéressant comme bien d’autres. Votre site est décidément chronophage, c’est le problème !
Ce passage : “toute organisation qui se développe semble vouée en France à basculer à un moment critique sur le mode « Ancien Régime » (bureaucratisation et forte hiérarchisation).”, m’a fait penser à une théorie dont j’ai eu connaissance il y a quelques années : le principe de Peter, que vous connaissez peut-être (si ce n’est pas le cas, cela devrait vous intéresser).
Ce principe développe le concept de “seuil d’incompétence”. Brièvement, il postule qu’une organisation hiérarchisée dans laquelle on récompenserait un individu faisant preuve de ses compétences par un avancement au sein de la hiérarchie, est une organisation qui à terme se condamne à l’inefficacité. En effet, d’une part, ceux dont la compétence n’aura pas convaincu n’attireront pas l’attention de leurs supérieurs et auront tendance à être maintenus dans leurs fonctions. D’autre part, ceux qui sont reconnus compétents pour les tâches qu’ils assurent seront promus par leurs supérieurs à des postes pour lesquels ils ne seront peut-être pas aussi compétents. Si, après leur promotion, il s’avère qu’ils sont moins compétents que prévu, ils seront maintenus en poste bien qu’inadaptés : ils ont atteint leur seuil d’incompétence. A terme, tous les postes de l’organisation finiront par être occupés par des personnes qui n’y sont incompétentes.
J’ai constaté et constate encore ce problème, mais je ne suis pas sûr qu’il soit typiquement français.
Bien à vous.
@jimbo – Il faudrait ajouter une dimension à ce que vous résumez du “principe de Peter”: le rapport que chacun entretient avec ses propres limites et incompétences. Est-ce vécu comme un manque à combler incitant à se former pour y remédier? Ou comme une sorte d’humiliation qu’on s’empresse de dissimuler? Il faudrait remonter au système éducatif pour faire apparaître des tendances culturelles. L’incompétence n’est pas un privilège français mais le rapport à l’incompétence doit receler certains traits culturels français qui le distinguent du rapport à l’incompétence en Allemagne ou en Grande-Bretagne, par exemple…
Bonjour,
A votre question, je répondrais par la 2ème proposition. En effet, le principe de Peter ne me semble valide que si la personne qui ne peut gérer ses nouveaux devoirs s’embourbe silencieusement, ou qu’elle n’est pas entendue. L’échec est bien, selon ce postulat, “une sorte d’humiliation qu’on s’empresse de dissimuler”, qu’on soit le promu ou le promoteur.
Un exemple type est celui du technicien ou ingénieur, à qui l’on demande soudainement de chapeauter un projet et d’encadrer le personnel qui va avec. S’il échoue, il est alors difficile pour sa hiérarchie de le désavouer sans se désavouer elle-même. Alors, un sous-chef de projet lui sera adjoint, pour faire le travail qu’on attendait de lui, tandis qu’il continuera à occuper ce “faux” poste où ses compétences avérées sont sous-employées. Un placard, en somme.
J’ai observé cela fréquemment. Ça peut même être utilisé sciemment dans l’objectif de briser la confiance qu’une personne a en ses propres capacités afin de la pousser vers la sortie. C’est ainsi que l’on peut voir un travailleur particulièrement brillant se considérer comme moins que rien, et finir par lâcher prise. Le contraire existe aussi : le salarié qui souhaite profiter d’une libération de poste mais qu’on maintient en place car il est jugé indispensable sur ses tâches habituelles.
Pour revenir à votre question, je crois en revanche que la connaissance du Principe de Peter devrait conduire les responsables d’organisations à réfléchir à ces dysfonctionnements systémiques et de cibler celui qui s’adapte facilement au changement, celui qui aura besoin d’une formation complémentaire, celui qu’il faut déplacer, etc. Cela devrait aussi les conduire à cesser de présenter un changement de poste comme s’il s’agissait forcément d’une montée en grade ou d’un acte de reconnaissance personnelle. Ainsi, l’aveu d’un échec en serait plus aisé car moins dévalorisant, et les erreurs seraient identifiées plus tôt et rectifiées. Il faudrait voir en ce principe une mise en garde, du type “fumer tue”.
En fait, ma première intervention ne visait qu’à apporter une explication possible du travers que vous avez remarqué au sein des organisation humaines en France. Ce principe m’a semblé satisfaisant pour expliquer en quoi les organisations humaines fonctionnant selon le modèle de la promotion au mérite finissent par dégénérer. C’est qu’elles portent en elles cette dégénérescence.