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Un manga japonais au secours des vins français

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La rencontre du vin et du manga

Comment se fait-il qu’au Japon les ventes de vin aient soudainement augmenté de 20% ces dernières années ? A quoi est dû le flair de cet importateur taïwanais qui vendit en un clin d’œil les cinquante caisses de Château Mont-Pérat 2001 qu’il venait juste de recevoir? Pourquoi les ventes de bourgogne ont augmenté ces dernières années de 130% en Corée du Sud ? Comment expliquer que des Coréens se rendent dans les bars à vin de Séoul en demandant à goûter tel ou tel vin en précisant rigoureusement le cépage et le millésime ? Et pourquoi, en Extrême Orient, certains se découvrent des vocations de sommeliers ou d’œnologues ? Qui a fait découvrir le vin à ces nouveaux amateurs du Japon, de Corée, de Taïwan, de Chine ?

Dans un contexte où la France perd des parts de marché face à la concurrence acharnée menée par les producteurs de vin de nombreux pays, à quoi est due une telle performance ? Serait-ce le résultat de la mise en œuvre d’une stratégie de conquête commerciale de la part de la France ? Serait-ce suite à une opération de séduction engagée en commun par le Ministère du commerce extérieur, les CCI et les syndicats viticoles ? Serait-ce suite à une action concertée des producteurs français ?

Rien de tout cela. Si les ventes de vin ont augmenté en Asie, c’est tout simplement grâce… à un manga japonais. Produit au Japon, écrit par Tadashi Agi et dessiné par Shu Okimoto, Kami no Shizuku (publié en français sous le titre Les gouttes de Dieu), ce manga a été publié pour la première fois en 2004 et tient en haleine (et en bouche) un nombreux public. Suite au décès d’un prestigieux œnologue japonais, l’héritage de sa cave extraordinaire reviendra à l’un des deux frères ennemis qui saura résoudre douze énigmes concernant douze vins. Le gagnant découvrira alors le treizième vin, mystérieusement appelé « Les gouttes de Dieu ».

Ce manga permet donc à un public néophyte de faire connaissance avec la culture exigeante et élitiste du vin. Les auteurs apportent tant d’informations fiables sur le vin et reproduisent si fidèlement les étiquettes et les appellations, qu’un œnologue français, Michel Dovaz, a préfacé la traduction française du manga publié aux éditions Glénat. Le manga a ainsi été présenté au public français au salon du livre de Paris de 2008.

Le vin français et son problème culturel

Même si la France reste l’acteur majeur du marché du vin, cela fait plusieurs années que l’on observe une baisse significative des exportations. Dans un contexte où se multiplient les offres et où de nouvelles pratiques marketing bousculent la donne, les producteurs français ne peuvent plus camper sur leurs positions acquises par le prestige et la notoriété des vins made in France. Les résultats 2009 en termes de chiffre d’affaires, certes aggravés par la crise, montrent néanmoins toute l’urgence de la situation :

Or, quoi de plus conservateur et de plus élitiste que le monde du vin en France ? Qu’il s’agisse d’histoire et de traditions, de rapport à la terre et aux régions, de hiérarchie entre les vins où l’on raisonne en termes de noblesse ou de bassesse, de formation et de compétition où les années d’apprentissage sont jugées lors de concours extrêmement sélectifs, de langage qui nécessite la maîtrise d’un vocabulaire aussi complexe que spécifique, tout dans le monde du vin indique une métaphore de la culture, et même de la société, françaises.

Exporter le vin, c’est donc exporter la culture française dans son sens le plus traditionnel de prestige et d’élitisme. L’accès à cette culture n’est donc pas aisé, pas même pour les Français qui ont pour la plupart une culture du vin assez médiocre, n’en déplaise à leur fierté. Si certains étrangers passionnés de culture française – comme d’ailleurs les deux auteurs du manga – peuvent accéder à ce cercle fermé des connaisseurs, le recherchent et le promeuvent, ils sont une infime minorité dans un monde où l’offre en produits viticoles se diversifie grandement.

L’équation que doivent résoudre les exportateurs de vin français tient donc au dilemme suivant : faut-il tenir ferme sur une argumentation commerciale mettant en avant le prestige et l’élitisme français pour promouvoir le vin ou faut-il adapter cet argumentaire au contexte culturel local ? Le monde du vin français peut-il utiliser les ressorts de la culture populaire pour se faire connaître et désirer à l’étranger ? Les tenants de la tradition balaient cette dernière éventualité en la dénonçant comme un sacrilège.

Les Japonais n’ont pas le même état d’âme. Les créateurs du manga n’ont pas hésité à marier des grands crus à la culture populaire japonaise. Quitte à faire déchoir le vin de son piédestal culturel. Ainsi, ils revoient tout le vocabulaire métaphorique du vin pour l’adapter à des repères culturels plus populaires. Le Chambolle Musigny 1999 est décrit comme une promenade en forêt quand on est suivi par deux papillons. Le Château Mont-Pérat 2001 est comparé à un concert du groupe de rock Queen. Le Latour 2001 est associé à un orchestre symphonique, le Margaux 2002 à Cléopâtre…

Les détracteurs diront qu’il ne s’agit là que d’une sorte d’œnologie pour les nuls. Certes, mais lorsqu’en Corée du Sud – qui compte 49 millions d’habitants – les ventes du manga atteignent un million d’exemplaires, on ne peut négliger pareille réussite qui popularise les vins français. Ainsi, dans Télérama, Nelly Blau-Picard, responsable export au Bureau interprofessionnel des vins de Bourgogne explique que « là-bas, il n’est pas rare que les acheteurs viennent dans les bars à vin qui fleurissent à Séoul, avec leur exemplaire sous le bras, et montrent directement la bouteille dont ils ont envie. »

La suite du commentaire de Mme Blau-Picard mérite d’être soulignée car elle met en évidence une faiblesse structurelle de l’industrie du vin français par rapport au marché international :

« L’année dernière [en 2007], sans savoir ce qui se passait autour de ce manga, nous sommes allés faire goûter nos vins en Corée : en une journée, nous avons reçu la visite d’une quarantaine d’entreprises, plus de neuf cents personnes ! »

Rappelons que le manga existe depuis 2004 et a connu immédiatement un succès retentissant au Japon. Début 2006, il est traduit en Corée et les ventes de Bourgogne explosent aussitôt dans ce pays. La visite des responsables export des vins de Bourgogne a donc lieu un an plus tard « sans savoir ce qui se passait autour de ce manga ». Et ils s’étonnent de recevoir une quarantaine d’entreprises et plus de neuf cent personnes…

Questions, donc : ne serait-il pas judicieux de mettre en place une veille rigoureuse sur les marchés étrangers ? Ainsi, dès les premiers signes de succès de ce manga au Japon, n’aurait-il pas été stratégiquement intéressant de proposer en synergie avec les producteurs de vin, les syndicats viticoles, les CCI et l’ensemble des acteurs de la filière en incluant les offices de tourisme :

  • des actions de promotion du vin en Asie,
  • des invitations d’acteurs clés du marché asiatique,
  • des offres de circuits touristiques dans les cépages mentionnés par le manga,
  • des projets culturels associant non seulement le monde du manga japonais mais aussi du cinéma (un film serait en cours de production) et des séries télévisées – le manga a en effet été par la suite adapté en drama.

Il y avait là une formidable opportunité pour dynamiser la filière en accompagnant un succès naissant. Les modes étant très passagères, il s’agissait de ne pas prendre le train en marche mais de faire en sorte d’utiliser ce vecteur de promotion initié par les Japonais pour renforcer des positions qui se fragilisent et transformer un engouement passager en goût durable. Pour agir ainsi, il faut une filière organisée, des acteurs français en veille sur les marchés étrangers, une approche décomplexée des moyens de promotion culturelle du vin. Or, il faut constater que ce n’est pas le cas.

Du problème culturel au problème français

Dans son livre récent Mainstream, enquête sur cette culture qui plaît à tout le monde, Frédéric Martel décrit l’intensité des combats menés par de nombreux pays pour défendre leurs contenus culturels et conquérir des parts de marché à l’international dans les industries culturelles. En conclusion de son ouvrage, il évoque le cas à part des pays européens qui ont développé de riches cultures nationales sans cependant parvenir à les exporter. L’une des raisons de cet échec concerne le mépris affiché pour les cultures populaires. Celles justement qui constituent l’essentiel du marché international de la culture.

Pour redynamiser les industries culturelles européennes à l’exportation, il faudrait pouvoir remédier à deux faiblesses majeures :

  1. D’une part, il serait plus que souhaitable que les pays européens, si prompts à mettre en avant la diversité culturelle dans les grandes instances internationales, cessent leur hypocrisie en la valorisant enfin sur leur territoire, notamment en donnant leur chance aux Européens issus de l’immigration.
  2. D’autre part, la deuxième faiblesse de l’Europe, et donc de la France, consiste à se préoccuper plus de l’offre que de la demande. C’est précisément sur cet aspect-là que les Japonais ont fait la différence dans Les gouttes de Dieu. Les volumes du manga étant produits à flux tendu selon les réactions du public, les auteurs ont su se mettre en retrait par rapport à leur création pour s’adapter à la demande, l’accompagner et la renouveler.

Finalement, cette histoire de vin et de manga a le mérite de mettre en évidence le problème français dans la mondialisation des échanges. A force de vivre sur une rente culturelle qui porte encore à l’étranger une image de la France connue et reconnue, on oublie que ce capital culturel s’épuise quand il ne se réinvente pas.

Or, l’érosion des positions françaises à l’international continuera inexorablement tant que les différents acteurs concernés camperont sur une position monoculturelle sans franchir le pas pour développer une véritable approche interculturelle. Pour prolonger la réflexion sur cette thématique, je vous invite à consulter l’article Pourquoi Renault a échoué en Inde avec la Logan?

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Quelques suggestions de lecture:

3 Comments

  1. Pingback: Un manga qui fait grimper les ventes de Bourgogne de 130% en Corée du Sud!

  2. Benjamin PELLETIER

    NOTE: suite à la mise en ligne ce jour sur le site de France Info d’un lien vers cet article comme complément d’information à un reportage de la radio sur Les Gouttes de Dieu, les consultations de cet article ont considérablement augmenté. Certains commentaires en attente de modération ne seront pas publiés car non pertinents ou visant des personnes interviewées par le journaliste de France Info.
    Seules les interrogations et précisions en rapport direct avec le sujet seront mises en ligne.

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