Situation : un mail, un malaise
Alors que j’animais à Toulouse une formation sur le thème « travailler avec des Espagnols », les participants m’ont fait part au moment de la pause d’un fait très troublant, voire même déstabilisateur pour la cohésion de leur équipe. Ce fait était minuscule et, cependant, il devenait événement pour eux, alimentant les rumeurs depuis quinze jours, prenant à chaque nouveau commentaire une consistance inédite, plus tenace et menaçante qu’auparavant. Bref, ce fait fragilisait dangereusement la coopération toute récente avec leur nouveau manager espagnol.
De quoi s’agissait-il ? Deux semaines avant cette formation interculturelle, le manager espagnol, arrivé depuis peu à Toulouse pour encadrer cette équipe d’une douzaine d’ingénieurs, avait envoyé un mail collectif pour exprimer sa satisfaction et sa joie de travailler avec eux. Il les félicitait pour la bonne ambiance qui régnait entre eux et se montrait très optimiste pour la réussite du projet industriel.
Et alors ? demanderez-vous. Quoi de troublant, de déstabilisateur, de menaçant dans ce message ? En apparence rien, bien au contraire. Mais le fait est que depuis deux semaines la bonne ambiance qui régnait s’était altérée par le simple fait que le manager avait exprimé sa satisfaction sur ce sujet! Et après avoir discuté avec ces ingénieurs, je peux assurer que si le manager leur avait envoyé un mail d’insultes et de menaces expresses de virer le premier qui se plaindrait, ils n’auraient pas été moins inquiets.
Ce positif qui ne passe pas
Voici les questions que ces ingénieurs m’ont posées : Que signifie ce message ? Faut-il le croire ou pas ? Quelle est l’intention cachée qu’il contient? Faut-il y répondre, et comment ? Face à ce déluge de questions angoissées, j’ai demandé : Avez-vous envisagé un seul instant que votre manager espagnol puisse être sincère et exprimer là une réelle satisfaction de travailler avec vous ? La réponse collective et immédiate a été : Non.
Il ne s’agit pas d’accuser ces ingénieurs de faire preuve d’un manque de confiance vis-à-vis de leur manager espagnol mais de prendre leur méfiance comme un symptôme du statut toujours ambigu que recèle en France le positif. Nous sommes en effet tellement habitués à ce qu’un compliment dissimule un reproche, une louange un dénigrement et des éloges une moquerie, que l’expression du positif n’entraîne pas une adhésion spontanée mais déclenche un processus de traitement/analyse du discours pour en scruter les potentiels doubles sens.
Le fait est que dans ce cas précis quinze jours s’étaient écoulés depuis le mail de l’Espagnol, pendant lesquels l’équipe française était progressivement passée du malaise à la suspicion, et s’apprêtait à passer de la suspicion à la rupture. Si ce processus se met en place avec autant de naturel, c’est que nous avons tellement pris l’habitude de ne pas prendre au pied de la lettre un compliment que nous devenons incapables de le prendre au sérieux, même lorsque nous n’avons aucune raison de nous méfier. Plus grave encore : nous avons été si souvent abusés par des compliments qui en fait n’en étaient pas, que la frontière entre le compliment réel et le reproche nous semble brouillée, confuse, toujours fluctuante et difficile à identifier. Nous craignons d’être les victimes d’une ironie non perçue et, finalement, de passer pour l’imbécile qui se laisse abuser par la flatterie du supérieur.
Par conséquent, nous avons autant de difficulté à faire qu’à recevoir un compliment. Or, tandis que l’expression du positif recèle cette part obscure que nous devons décrypter en permanence, l’expression du négatif est, elle, claire, fréquente, souvent exagérée. Voilà qui pose de réels problèmes en termes de coopération internationale car si les Français sont mal à l’aise avec le positif et exagèrent le négatif, la plupart des autres nationalités ont un comportement exactement inverse. Notre incapacité à contrôler nos émotions et pensées négatives est souvent préjudiciable, comme le montre sur ce blog l’article Comment perdre 50 millions d’euros pour 1 euro…
France-Espagne, de grandes petites différences
Petites différences car si l’on compare les profils culturels de ces deux pays, on retrouve des tendances culturelles assez proches. Mais grandes différences car la proximité géographique ne signifie pas forcément proximité culturelle, ainsi qu’il est rappelé dans l’article Cultures nationales, culture d’entreprise. Les différences, même minimes, ont ainsi tendance à s’exacerber selon ce que Freud appelle dans Le malaise dans la culture le « narcissisme de la petite différence ». Chacun tend alors à différencier sa propre identité par rapport à l’autre en exagérant ses propres tendances culturelles et en stigmatisant celles de l’autre.
Si l’on reprend les données rassemblées par Geert Hofstede pour profiler les cultures nationales selon cinq dimensions, ces différences trouvent un éclairage significatif. La position sur ces dimensions ne préjuge pas de la valeur des cultures ni de leur performance économique. Il s’agit simplement de comparer les grandes tendances culturelles qui influent sur le comportement managérial. Bref rappel de ces dimensions :
- « distance hiérarchique » : plus ce score est élevé, plus les relations hiérarchiques sont autoritaires et la structure de la société verticale,
- « individualisme ou collectivisme » : plus ce score est élevé, plus prévaut l’individualisme ; plus il est faible, plus le groupe d’appartenance prime sur l’individu,
- « masculinité » : plus ce score est élevé, plus prédominent les valeurs liées à la performance, à la force et à la distinction des rôles entre hommes et femmes ; plus il est faible, plus prédominent les valeurs liées à la solidarité, à la qualité de vie et à l’égalité entre hommes et femmes,
- « contrôle de l’incertitude » : plus ce score est élevé, plus l’incertitude, le risque, l’inconnu engendrent du malaise, mais aussi les moyens et innovations pour y faire face ; plus il est faible, plus se développe une aisance avec l’imprévu et l’incertain,
- « dynamisme confucéen » : plus ce score est élevé, plus le rapport à la réalité et au changement est pragmatique ; plus il est faible, plus ce rapport devient idéologique et rigide.
Voici donc les grandes tendances des profils culturels de la France et de l’Espagne :
Tout en notant qu’il existe de fortes variations régionales, avec par exemple un collectivisme plus important dans le sud de l’Espagne, nous voyons là se dessiner des profils aux configurations certes semblables, mais aux différences non négligeables :
1. Les Français ont tendance à être bien plus individualistes que les Espagnols. Ces derniers ont un plus fort ancrage dans des réseaux relationnels locaux, qu’ils soient familiaux, amicaux ou professionnels. La valorisation du groupe est plus importante en Espagne, ce qui se retrouve dans les entreprises espagnoles où les employés se réunissent souvent autour de fêtes, anniversaires et autres événements organisés par l’entreprise. Les sorties entre collègues après le travail sont une habitude. La motivation du groupe, la recherche d’une bonne ambiance, l’expression du positif sont des éléments fondamentaux.
2. Les Espagnols sont moins hauts que les Français sur le « dynamisme confucéen ». Autrement dit, ils n’ont pas tout à fait le même rapport au temps et à la vérité. Les Espagnols ont un rapport à la vérité plus rigide et plus normé, et un rapport au temps plus linéaire et plus court-termiste. Voilà qui est fréquemment un facteur de tension entre Français et Espagnols qui perçoivent différemment les séquences temporelles.
3. Enfin, la distance hiérarchique est plus élevée en France qu’en Espagne. Alors que le manager espagnol est perçu comme une sorte d’autocrate bienveillant, le manager français est souvent perçu comme autocrate malveillant. En situation de subordination, les Français s’attendent au pire, notamment parce que leur individualisme ne supporte pas la relation d’autorité vécue comme lien de servilité (voir Management interculturel: décrypter les peurs et Grandes écoles, petites élites?).
Partant de ces quelques éléments, le mail du manager espagnol acquiert un relief particulier. Sans préjuger des intentions de l’Espagnol et en prenant cet événement dans la simplicité de sa manifestation, on peut établir trois éléments de conclusion :
1. L’individualisme des ingénieurs français se trouve mis en porte-à-faux avec un mail collectif, d’où l’impossibilité pour chacun de prendre pour lui ces compliments ni de les partager avec le groupe, parce que cette dernière option ne correspond pas à la matrice culturelle française, et ce depuis la petite enfance à l’école.
2. Le contenu exagérément positif du mail introduit la suspicion par son exagération qui est perçue comme une preuve évidente d’une intention cachée alors qu’elle n’est que le mode habituel d’expression de la satisfaction des managers espagnols.
3. L’habitude des Français d’entretenir un rapport à la vérité plus ambigu que les Espagnols les place dans un hiatus temporel entre la spontanéité de l’Espagnol et le processus de traitement/analyse des possibles doubles sens de son message (pour prolonger, voir Vous reprendrez bien un peu d’obscurité?).
Pour répondre à la question posée par les participants (Comment répondre à ce mail ?), l’idéal aurait été de répondre collectivement et de retourner le compliment via un mail rédigé par un membre de l’équipe le plus élevé hiérarchiquement ou désigné comme délégué de l’équipe parce que le plus expérimenté ou le plus ancien de l’entreprise.
Enfin, il serait évidemment nécessaire d’ouvrir la réflexion sur la question de l’humour en France et en Espagne. Car la tradition française de l’humour frondeur et de l’ironie voltairienne a évidemment eu des effets sur notre rapport au langage quotidien, et donc aux autres. L’humour français est toujours investi d’une dimension politique (critique des pouvoirs), sociale (s’inclure parmi les rieurs) et intellectuelle (faire preuve d’intelligence en saisissant les doubles, voire triples sens des paroles). Je ne résiste pas à partager un florilège des mots d’esprit et réparties du film de Patrice Leconte, Ridicule :
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Quelques suggestions de lecture:
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- 5 inquiétantes singularités du management français
- L’interculturel intégré à la stratégie des entreprises: un exemple
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Très bon article qui m’a rappelé quelques bons moments d’une mission pour SEAT. Je vous conseille le cas de cette entreprise espagnole, dont le siège en catalogne (à la culture d’entreprise sensiblement différente des madrilènes), faisant partie d’un groupe allemand (VW) et comptant comme toutes les multinationales de nombreuses nationalités.
Et sinon, merci pour : “Français et Espagnols perçoivent différemment les séquences temporelles”…une manière très française (cf Ridicule) de dire les choses.
Merci pour ce retour de lecture. Si vous avez quelques précisions sur le cas vécu en Catalogne…
Sur les séquences temporelles, j’ai été frappé de constater à quel point il y a avait un hiatus entre Français et Espagnols, ces derniers ayant une notion du court terme plus rapprochée du présent que les Français: par exemple, l’incertitude commence souvent “demain” pour les Espagnols, d’où l’exigence d’effectuer un suivi plus resserré de la part des Français…
Bonjour,
Pouvez-vous me dire quelle est la source de votre schéma comparatif svp ? ou alors s’agit-il d’une modélisation de votre ressenti ?
Bonjour Etienne, comme il est indiqué dans l’article, il s’agit des données rassemblées par Geert Hofstede que j’ai mises en forme dans ce diagramme. Les données sont accessibles ici ainsi que dans les ouvrages d’Hofstede.
Oups! j’étais passé à côté de cette mention. Merci pour cette indication.