Pour un management interculturel en interne
Une formation en management interculturel n’est pas un vernis de culture générale gracieusement offert par l’entreprise au futur expatrié pour qu’il ait un avant-goût de son pays d’affectation. Au même titre qu’un cours de langue, elle doit développer des compétences essentielles pour être opérationnel au sein d’équipes multiculturelles. Si l’expatrié n’est pas capable de faire varier la panoplie de ses pratiques managériales (exercice de l’autorité, motivation des équipes, obtention de la confiance, gestion des conflits, rapports à la vérité, au temps, à l’espace, etc.) en fonction de la culture locale, il y a fort à parier que son séjour entraînera des malentendus, des mésententes, voire des refus de coopérer, des crises majeures et, pour plus de 30% des expatriés, un retour prématuré de mission.
De plus en plus conscientes de ces risques, les entreprises font régulièrement appel à des formateurs en management interculturel. Je fais partie de ces intervenants qui apportent des clés de décryptage de la culture managériale étrangère afin d’adopter des stratégies d’ajustement. L’objectif essentiel est de casser le jugement de valeur et de comprendre les raisons de nos différences, ce qui passe également par un profilage culturel des expatriés et une réflexion sur leurs pratiques.
Si cette conscience des entreprises d’un besoin en formation est accrue, ont-elles vraiment réfléchi aux enjeux du management interculturel ? Ne se contentent-elles pas de faire appel à nos services au coup par coup sans initier de réflexion stratégique sur l’importance des facteurs culturels ? Autrement dit, le savoir interculturel qui vient de l’extérieur, ne gagnerait-il pas à venir de l’intérieur ? Voilà qui supposerait de mettre en place un véritable dispositif interne en matière de management interculturel. Voilà qui aurait également pour conséquence de se passer des services des formateurs extérieurs…
Malgré ce risque – qui n’a que l’apparence du risque car comme tout risque il peut se transformer en opportunité – je tiens à plaider fortement pour la mise en place d’un tel dispositif. Il s’agit en effet de recentrer et rationaliser ce qui reste encore trop souvent marginal et organisé de façon trop empirique. Il s’agit également d’exploiter les ressources internes à l’entreprise et de calibrer l’approche interculturelle en fonction de l’activité et de la culture spécifiques de l’entreprise concernée.
Dispositif proposé
Comme tout bon consultant qui dégaine son Powerpoint dès qu’il entend parler de stratégie, j’ai reporté sur un graphique les éléments du dispositif proposé :
Conscience des enjeux stratégiques
J’insiste sur la dimension stratégique du management interculturel. Non seulement, il est essentiel aux expatriés, mais il doit être pris en compte dans la recherche et le suivi d’investisseurs étrangers, lors de négociations de contrats, dans l’approche et la conquête de marchés étrangers, au moment de la fusion avec une entité étrangère, dans l’adaptation du produit au contexte culturel local, dans la stratégie marketing, etc. Les facteurs culturels ne doivent jamais être négligés dans les trois domaines de la stratégie d’entreprise : pérennisation, sécurisation et développement de l’activité.
De nombreux articles de ce blog abordent ces enjeux. Sur l’intégration de l’interculturel dans la stratégie de l’entreprise, voyez le cas de Samsung au Brésil et, sur la négligence de cette intégration, voyez le cas de la Renault Logan en Inde.
Le fait est que la conscience de ces enjeux est souvent – sinon toujours – a posteriori. Elle survient après des déboires, revers, échecs. L’entreprise fait alors appel au formateur en management interculturel pour remédier à une situation déjà fortement conflictuelle. J’ai pour ma part déjà fait une formation pour l’équipe d’un grand groupe français qui ne communiquait quasiment plus avec sa filiale en Italie depuis… deux ans ! Il est très rare d’initier une action en amont. Je me souviens par exemple de ce cas d’une entreprise française sur le point de fusionner avec une entreprise allemande, qui cherchait à mettre en place un programme de formation juste avant la fusion.
1. Débriefer les réussites et les échecs
Constat – Un gisement reste à exploiter : les retours d’expérience des expatriés. Cette mémoire de défis relevés durant leur séjour est précieuse. Il est malheureux qu’elle s’évanouisse ou qu’elle dorme dans un rapport de fin de mission.
Proposition – L’entreprise devrait se doter d’un service rattaché aux ressources humaines spécialement dédié au recueil et à la formalisation de l’expérience des anciens expatriés. Leurs réussites doivent être mutualisées et leurs échecs débriefés afin d’établir un guide propre à l’entreprise comprenant des témoignages, conseils et études de cas.
A noter – Les Canadiens le font pour leurs diplomates de retour de mission. Ils ont une belle expression pour cela : la « rétroaction précieuse » (voir Le dispositif public canadien pour le management interculturel).
2. Audit des pratiques interculturelles
Constat – Les entreprises positionnées à l’international sont comme Monsieur Jourdain : elles parlent le langage de l’interculturel sans forcément le savoir. Elles manquent de visibilité et de formalisation sur des pratiques à la fois extrêmement diverses et empiriquement mises en œuvre.
Proposition – En appui des retours d’expérience des expatriés, les entreprises auraient tout intérêt à lancer un audit de leurs pratiques en matière interculturelle. Il s’agit non seulement d’avoir une vision d’ensemble de façon à repérer les cohérences et incohérences des pratiques par rapport aux cultures locales et à la culture d’entreprise, mais aussi de recueillir les perceptions et représentations de ces pratiques par les collaborateurs locaux. Il s’agirait d’une mission sur plusieurs mois à mener dans des pays stratégiques pour l’entreprise en question.
A noter – Un tel audit a déjà été réalisé et rendu public par le groupe Lafarge. Il a été mené par Philippe d’Iribarne qui en a tiré un ouvrage publié à l’automne 2010 : L’épreuve des différences – l’expérience d’une entreprise mondiale.
3. Cartographier les risques interculturels
Constat – Les DRH sont des acteurs de la gestion des risques qui s’ignorent, ou plutôt qui sont ignorés. En ce qui concerne les risques pays, les directions de gestion des risques restent encore trop focalisées sur les risques sociétaux, géopolitiques ou terroristes. Un dialogue entre les RH et la gestion des risques est nécessaire pour intégrer les risques interculturels dans la cartographie des risques.
Proposition – Les étapes 1 et 2 permettent de mettre en évidence les pays où les expatriés rencontrent le plus de défis et de difficultés pour s’adapter au contexte culturel local. Une cartographie des risques interculturels doit permettre de visualiser ces pays. Elle sera associée à un indicateur du taux d’échec des expatriations, à l’évolution de ce taux d’échec dans le temps, avec des informations sur les fonctions et types de mission les plus concernés par ces échecs. Pour un pays plus sujet aux risques interculturels, la formation en management interculturel sera plus approfondie et plus longue que pour un pays moins risqué en termes d’adaptation.
A noter – L’utilité de ce type de cartographie et d’indicateur est essentielle pour piloter la stratégie RH. Ainsi, le DRH d’un grand groupe français m’a confié que l’un des pays d’où ses expatriés revenaient plus souvent prématurément de mission était la Corée du Sud. Mais il s’agissait là d’un constat personnel, il n’y avait pas dans son entreprise de vision plus large et plus partagée de ces enjeux interculturels.
4. Intégrer les facteurs culturels dans la veille
Constat – Dans un monde multipolaire marqué par le regain de confiance culturelle de multiples pays, il est impératif de savoir activer les bons leviers culturels pour transmettre un message ou véhiculer une image. La méconnaissance des ressorts culturels locaux de l’adhésion et de la motivation est préjudiciable à l’approche du marché et à la stratégie marketing.
Proposition – Les cellules de veille des entreprises restent trop cantonnées aux secteurs en prise directe avec le cœur de l’activité de l’entreprise. Il serait plus qu’utile d’intégrer dans la veille les facteurs culturels des pays d’implantation ou de prospection : évolutions de la culture populaire, modes en cours, signaux faibles de nouveaux engouements.
A noter – J’ai analysé sur ce blog les effets d’un manga japonais sur les ventes de vin français en Extrême Orient. Or, il apparaît que les vins de Bourgogne sont passés complètement à côté de cet engouement alors qu’il aurait pu être accompagné et renforcé d’une façon proactive.
5. Anticiper & former
Constat – Quand il s’agit de coopération entre filiales de différents pays, les formations en management interculturel interviennent bien trop souvent a posteriori. Il s’agit de remédier à une situation déjà conflictuelle. Le formateur doit alors gérer une crise alors qu’il devrait gérer un risque.
Proposition – Les étapes précédentes donnent à l’entreprise un véritable tableau de bord de sa situation et de ses pratiques interculturelles. L’information interculturelle est désormais stratégique pour l’entreprise qui l’a organisée autour d’un centre de ressources dédié. Elle doit à présent transmettre et protéger ce savoir autour de formateurs internes à l’entreprise. Ces formateurs sont également consultants et auditeurs, véritables interfaces transversales entre les RH, la gestion des risques, le commercial, le marketing et la stratégie.
A noter – Voilà qui suppose une implication très forte du chef d’entreprise afin que le rattachement matriciel de ces spécialistes interculturels n’interfère pas avec les verticalités hiérarchiques. Par ailleurs, la valorisation des ressources interculturelles doit donner lieu à une stratégie de communication en interne et en externe, à l’image du groupe Lafarge dont l’audit interculturel a été diffusé sous forme d’un rapport d’entreprise et sous forme d’un ouvrage public.
Conclusion
Il ne s’agit là que de propositions. La réflexion n’est pas achevée en la matière. Mais elle doit être menée. Du fait de la complexité des interactions aujourd’hui, il n’est pas envisageable de faire l’impasse sur la question interculturelle, tout comme il est suicidaire de chercher à imposer partout les mêmes normes, modes de pensée et d’action.
A ceux qui s’inquièteraient du coût d’un tel dispositif qui, certes, concerne plutôt les grands groupes, je leur demanderais s’ils peuvent quantifier le coût que représentent 30 à 50% d’échecs d’expatriation par manque d’adaptation au contexte culturel local, la perte de la négociation d’un contrat par maladresse culturelle, la mise en péril d’une fusion ou d’un rachat par incompréhension culturelle, la fin de l’implantation dans un pays par négligence des facteurs culturels. A cela il faut ajouter le vide opérationnel en cas de départ prématuré de l’expatrié, la mémoire du négatif auprès des équipes locales et le déficit en termes d’image pour l’entreprise.
En somme, voilà un domaine où il reste bien des innovations à entreprendre. Mais la prime en reviendra aux pionniers. Les autres ne seront que des suiveurs.
* * *
- Ces propositions vous intéressent? Ou bien, vous avez un projet de formation, une demande de cours ou de conférence sur le management interculturel?
- Vous souhaitez engager le dialogue sur vos retours d’expérience ou partager une lecture ou une ressource ?
- Vous pouvez consulter mon profil, la page des formations et des cours et conférences et me contacter pour accompagner votre réflexion.
Quelques suggestions de lecture:
- Taux d’échec des expatriations
- Le dispositif public canadien pour le management interculturel
- Un pas en avant pour l’intelligence culturelle
- Interview sur France 24: Coca-Cola, le global et le local
- GRI a un an! Index des articles publiés
- L’interculturel dans la formation militaire : le cas de l’armée américaine
Derniers commentaires