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Ben Laden Geronimo ou l’inconscient américain

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Nom de code Geronimo

Lundi 2 mai, la Maison Blanche est informée par les forces spéciales américaines de la mort d’Oussama Ben Laden par ces mots : Geronimo-EKIA (Enemy Killed in Action). Aussitôt, les Indiens d’Amérique s’indignent contre l’utilisation du nom du guerrier apache pour désigner le chef terroriste. Harly Geronimo, un descendant de Geronimo, dépose une requête auprès de la Commission des Affaires Indiennes du Sénat, pour exiger des explications de la part d’Obama pour savoir comment le gouvernement en est venu à « cette utilisation irrespectueuse » du nom de son arrière-grand-père.

Pour quelles raisons ce nom de code a-t-il été choisi ? On ne peut émettre que des hypothèses, tant le choix des noms de code pour les opérations militaires obéit à des lois qui défient toute logique. En un sens, et à des fins de confidentialité, il est plus que nécessaire qu’un nom de code n’obéisse justement à aucune loi. Est-ce le cas avec Ben Laden Geronimo ? Pourquoi ne pas avoir choisi Donald Duck ? Cela aurait eu de l’allure : Donald Duck – Enemy Killed in Action. Voilà qui aurait eu le mérite de ridiculiser l’ennemi mais l’inconvénient de décrédibiliser le gouvernement américain qui aurait alors été accusé de faire preuve de légèreté et de désinvolture à l’égard de l’importance de cette opération et de la mémoire des victimes du 11-Septembre.

Il fallait donc un nom qui condense ces différents enjeux. Assurément, le nom Geronimo contient une certaine logique, donc une sémantique spécifique qui à la fois désigne et ne désigne pas Ben Laden. Le paradoxe du nom de code est qu’à la fois il doit représenter et ne pas représenter ce qu’il désigne. En même temps, et indépendamment de l’opération militaire, le nom de code reste un nom, donc associé à une représentation d’autre chose, en l’occurrence la figure historique de Geronimo.

Donc, le nom de code Geronimo pour Ben Laden induit trois niveaux de représentation :

  1. La représentation de Ben Laden en Geronimo
  2. La représentation des Indiens induite par l’utilisation du nom de code Geronimo pour Ben Laden
  3. La représentation de Geronimo en tant que figure historique

La polémique naît de la confrontation entre ces différents niveaux de représentation. Les forces spéciales se représentent Ben Laden comme le chef apache cruel et sanguinaire dont la traque a mobilisé des milliers d’hommes entre le 17 mai 1885 et le 4 septembre 1886. Les Indiens s’insurgent contre la vampirisation de leur image au profit du chef terroriste. Encore une fois, l’Indien, c’est l’ennemi. Dans le Washington Post, une militante de la cause indienne s’en fait l’écho: « Encore aujourd’hui, lorsque des soldats entrent en territoire ennemi, ils ont pour habitude de l’appeler le ‘territoire indien’. »

Ces deux premiers niveaux de représentation ne trouvent leur relief que par rapport au troisième : la figure historique de Geronimo, ce qu’elle véhicule et comment elle a été intégrée dans l’histoire américaine. C’est de ce niveau-là qu’il faut partir pour dépasser la polémique et remonter jusqu’à son utilisation comme nom de code pour Ben Laden. En somme, de quoi le nom de Geronimo est-il le nom ?

Geronimo, héros indien ?

La question est loin d’être simple tant Geronimo est un personnage ambivalent. Les voix indiennes qui s’indignent aujourd’hui de l’usage de son nom dans l’opération contre Ben Laden masquent d’autres voix indiennes qui n’ont pas la même estime pour Geronimo. Comme le rappelait le 4e épisode du documentaire Terres Indiennes diffusé l’année dernière sur Arte, Geronimo était une figure contestée au sein des Apaches Chiricahuas.

D’abord, il n’était pas un chef de tribu mais un chaman et un guerrier charismatique. Ensuite, son comportement sanguinaire et son intransigeance ont entraîné des représailles tout aussi impitoyables de la part de l’armée américaine. Enfin, alors qu’il s’était rendu avec sa tribu, celle-ci a été exilée en Floride et tous ses membres ont été fait prisonniers de guerre pendant 27 ans. Nombre d’entre eux sont morts de paludisme et de maladies tropicales. Hommes et femmes ont été séparés, les enfants internés dans des pensionnats, avec interdiction de parler leur langue et de pratiquer leur culte. Après leur libération en 1913, les Chiricahuas n’ont jamais été autorisés à retourner sur leurs terres. Des descendants en gardent encore rancœur à Geronimo.

En même temps, Geronimo représente le symbole de la résistance indienne au colonialisme américain. Il reste une figure mythique dont les exploits ont été réels, notamment la dernière traque avant la reddition définitive. En 1886, alors qu’il venait de se rendre, Geronimo s’enfuit avec 38 membres de sa tribu. Une incroyable traque s’organise avec 5000 soldats américains, soit un quart des effectifs, 3000 soldats mexicains et 1000 miliciens. Il faudra plusieurs mois aux 9000 hommes pour attraper les 39 fugitifs. « Ils fuyaient la cavalerie et ils se sont cachés au milieu des rochers; et ils sont devenus des rochers », raconte l’arrière-petite-fille de Cochise, Helbys Hugar, dans le documentaire d’Arte.

Lors de ses différentes fuites, Geronimo massacre tous ceux qu’il rencontre sur son passage, hommes, femmes, enfants, afin de ne laisser aucun témoin derrière lui. Les colons sont terrorisés, et la peur augmente en intensité à chaque évasion de Geronimo, jusqu’à devenir irrationnelle. En effet, même si, avec le temps, les effectifs apaches révoltés se réduisent, la dernière traque des 39 fugitifs suscite des réactions de peur panique dans tous les Etats-Unis.

L’imagination prend le pas sur la raison : les Américains se sentent cernés par d’invisibles Indiens prêts à les massacrer. La perception de la menace devient ainsi inversement proportionnelle à sa réalité. C’est là un épisode fortement traumatique de l’histoire américaine, une peur fondatrice, une cicatrice que la figure de Ben Laden en fuite dans les montagnes afghanes ravivera dans l’inconscient collectif. Tous les moyens sont alors bons, même les plus disproportionnés, pour se débarrasser du mal qui rôde, qui fuit et qui frappe aveuglément.

… ou héros américain ?

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, la perception que les Américains ont de Geronimo change du tout au tout du vivant même de Geronimo. Tandis que sa tribu déportée en Floride ne sera libérée qu’après 27 années de détention, Geronimo retrouve la liberté 8 ans après sa reddition – sans cependant pouvoir retourner sur ses terres. Il est alors acclamé en héros national !

C’est que l’arrestation de Geronimo a marqué le dernier épisode d’une histoire devenue aussitôt mythique : la conquête de l’Ouest américain, et Geronimo est pour les Américains le symbole nostalgique des ennemis d’autrefois. Par un de ces renversements propres aux Etats-Unis, Geronimo passe ainsi de la figure du mal absolu à l’incarnation des valeurs américaines. Le général Nelson A. Miles, qui avait obtenu sa reddition, disait de lui : « Il était l’un des hommes les plus brillants, les plus résolus et déterminés que j’ai jamais rencontré. » Geronimo est le valeureux guerrier, le combattant solitaire, le défenseur de son peuple, l’ultime opprimé et celui qui n’abandonne jamais. Il est exhibé en « tigre humain » :

Jusqu’à sa mort en 1909, Geronimo participe à de nombreux événements publics et festifs. On l’invite à des expositions, des parades, des foires. En 1904, il passe six mois à l’Exposition Universelle de Saint Louis. En 1905, le Président Roosevelt lui demande de mener sa procession inaugurale lors de sa cérémonie d’investiture :


Ce travail de récupération et de « lessivage » du personnage de Geronimo va se poursuivre tout au long du XXe siècle afin d’intégrer l’histoire des Indiens dans l’histoire américaine, et non pas contre l’histoire américaine. Le cinéma achève de faire du guerrier apache un héros national. En 1962, un film est réalisé autour du personnage de Geronimo incarné alors par Chuck Connors, un acteur blanc plus habitué à jouer les shérifs que les Apaches. L’affiche de l’époque indique clairement la dimension symbolique et héroïque prise par Geronimo dans l’imaginaire collectif américain (« Le monde a pris son nom et en a fait un cri de guerre pour l’éternité ») :

En 1993, un autre film est tourné avec Geronimo pour personnage central. Sous le nom de Geronimo figure une précision impensable du temps où il semait la terreur – « Une légende américaine »:

Cette réalisation se veut plus réaliste en faisant jouer de vrais Indiens. Mais un article du Los Angeles Times de l’époque montre combien le réalisme est devenu impossible tant le travail de déculturation des Indiens par les Américains a fait son œuvre. Un activiste sioux était alors chargé par la Columbia de vérifier l’appartenance tribale des acteurs :

« Nous avions des gens qui disaient qu’ils étaient Indiens, et ils pouvaient bien l’être. Mais quand je leur demandais leur affiliation, ils n’en savaient rien. Vous les interrogez sur leur histoire et ils ne la connaissent pas. »

Les descendants des Chiricahuas de Geronimo sont si peu nombreux qu’il n’est pas possible de les faire jouer dans le film. Et leur langue ayant quasiment disparu, le film ne peut être tourné que dans la langue de la tribu des Apaches White Mountains. Malgré cet effacement culturel, Geronimo reste une figure extrêmement présente chez les Américains, à tel point que, comme le rappelle le Los Angeles Times, « son nom est sur les lèvres de chaque écolier dès qu’il est question de se lancer un défi ».

Réduire l’inquiétante étrangeté

Les Américains ont l’obsession de ramener l’étrangeté à la familiarité. Certes, c’est là un réflexe banal mais il trouve aux Etats-Unis une expression souvent spectaculaire avec la mise en scène des personnages déculturés. Les figures incarnant le mal n’en deviennent que plus fascinantes, parce que soudain plus familières. C’est ainsi que l’image de Geronimo évolue du guerrier sanguinaire à celle du paisible retraité :

Puis, on le met ironiquement en scène en chapeau haut-de-forme, comme chauffeur d’une voiture transportant des Indiens réduits au folklore :

Après l’Apache Geronimo au XIXe, après les Japonais kamikazes de Pearl Harbor au XXe, les Américains se sont confrontés au début du XXIe siècle à un niveau inédit de violence, de terreur et d’étrangeté culturelle avec les islamistes du 11-Septembre. La réduction de l’étrangeté menaçante à la familiarité inoffensive n’était pas possible avec la figure de Ben Laden. Il y a bien eu ces clichés de Ben Laden en Occidental conçus par les services de renseignement américains :

Mais la figure de Ben Laden résiste à toute appropriation culturelle. Les Américains se heurtent là à une impossible déculturation : Ben Laden n’est pas Geronimo, et les islamistes ne sont pas la tribu des Chiricahuas. L’inconscient collectif américain repose sur une grille de lecture du monde où prédomine la dichotomie bien/mal. Cette puissante catégorisation déracine un phénomène de son complexe réseau de causalités pour n’en retenir que les effets moraux, ce qui sape toute compréhension et entraîne des réactions disproportionnées.

Par suite, quoi de plus gratifiant que de ramener le mal vers le bien ? Cette gratification a pu être obtenue avec la récupération de la figure de Geronimo, elle ne le sera jamais avec la figure de Ben Laden. C’est pourquoi l’un a été soigneusement préservé tandis qu’il fallait éliminer l’autre. C’est pourquoi également l’absence de preuve de Ben Laden mort cause une immense frustration car le mécanisme du bouc émissaire ne peut pas faire pleinement son œuvre de catharsis collective.

Ben Laden, l’anti-Geronimo

D’un côté, le nom de code Geronimo pour désigner Ben Laden était particulièrement mal choisi. Symbole de la résistance des Indiens au colonialisme, incarnation des valeurs américaines, figure légendaire intégrée au roman national, Geronimo ne peut pas représenter Ben Laden car ce dernier restera à jamais dans un rapport d’extériorité totale avec la culture américaine.

D’un autre côté, ce choix était – involontairement – judicieux par tout ce qu’il véhicule au sujet de l’inconscient collectif qui structure la matrice culturelle américaine. Le rapport à l’ennemi public devient ainsi fondateur de l’unité nationale. Par suite, il renvoie à la traque de l’Autre, du Sauvage, de l’Etranger, au terme de laquelle il est soit domestiqué et déculturé (Geronimo), soit mis à mort comme libération illusoire d’une peur toujours recommencée (Ben Laden).

Enfin, il faut souligner l’ironie de ce nom de code. Car d’où vient le nom Geronimo ? Celui qui se faisait appeler Geronimo portait en fait un nom apache : Go Khla Yeh (celui qui baille). En 1858, l’armée mexicaine tue la mère, la femme et les trois enfants de Go Khla Yeh. Il se venge en attaquant les Mexicains le 30 septembre 1859, jour de la Saint-Jérôme. A l’invocation de Saint-Jérôme par les Mexicains au moment de l’attaque, Go Khla Yeh décide d’en faire son nom : il sera Geronimo.

L’ironie tient au fait que Saint-Jérômeest ce moine du IVe siècle célèbre pour être l’auteur de la Vulgate, traduction de la bible en latin. Le guerrier apache a donc choisi pour nom une figure emblématique du christianisme. Il est donc particulièrement paradoxal que ce nom serve à présent à désigner le terroriste islamiste. A moins qu’il n’y ait là une logique propre à l’inconscient collectif américain dominé par ces antagonismes religieux…

Pour finir, je vous laisse admirer et méditer le superbe portrait de Saint-Jérôme en cardinal réalisé par le peintre espagnol El Greco :

Sur le thème des représentations véhiculées par le cinéma, je vous invite à consulter sur ce blog Guerre des mondes, guerre des représentations.

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