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Soft What ? – L’influence culturelle dans la série télévisée Doctor Who

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« C’est bon, je suis écossais. Je suis écossais. Je suis écossais. Je peux me plaindre. Je peux vraiment me plaindre désormais », lançait Peter Capaldi, alors 12e Docteur, le 23 août 2014 lors de Deep Breath, premier épisode de la nouvelle saison de Doctor Who, et quelques mois seulement avant le référendum sur l’indépendance de l’Ecosse.

Pourtant, bien que prononcée dans un contexte explosif, cette phrase n’a guère fait parler. Il faut dire que la série de la BBC a habitué son public à ce genre de tirades satiriques, tout en se positionnant comme un important vecteur de la culture britannique. Retour sur une série qui, à elle seule, incarne la notion de soft power.

L’éternel retour d’un Docteur populaire

Pour les 50 ans de son héros fétiche, la BBC a diffusé le samedi 23 novembre 2013 un épisode spécial, intitulé Day of the Doctor, dans pas moins de 94 pays répartis sur 6 continents. Que ce soit devant leur télévision ou dans les quelques 1500 salles de cinéma mise à disposition, les amateurs du monde entier ont été conviés au grand spectacle. Si 10 millions de Britanniques répondirent à l’appel du Docteur selon la BBC, près de 719 000 Français l’ont tout de même suivi en direct sur France 4, conférant ainsi 2,9% de parts d’audience à une chaîne de la Télévision Numérique Terrestre (TNT) un samedi soir entre 20h51 et 22h07, au même moment que le très rentable Danse avec les stars sur TF1.

L’épisode des 50 ans de la célèbre série de science-fiction britannique est donc entré dans le Guinness Book des records de manière fracassante, parachevant, s’il le fallait, le succès d’un phénomène commencé il y a près d’un demi-siècle. Plus récemment, l’épisode de Noël, symbolisant le passage entre le 11e et le 12e Docteur, a attiré quant à lui 8,3 millions de téléspectateurs sur BBC One avec un pic d’audience à 10,2 millions. 

Lancée le 23 novembre 1963 sur BBC One, la série avait disparu des écrans – car tombée en désuétude – au cours des années 1990 avant d’être reprise avec succès en 2005 par la même BBC et son talentueux scénariste Russel T. Davis. Depuis, elle n’a cessé de conforter cette réussite avec sept saisons et de nombreux épisodes spéciaux, principalement diffusés par la BBC le 25 décembre pour Noël.

A l’image de son protagoniste principal, un Seigneur du temps qui ne cesse de se régénérer au moment de sa mort en prenant un nouveau visage, les Docteurs se succèdent sans que la série n’en soit vraiment affectée. Ce choix a autant permis la longévité du phénomène, que son renouvellement permanent auprès du public. De nouveaux spectateurs sont attirés par le phénomène et les fans de la première heure demeurent fidèles, comme le montre par exemple leur grand rassemblement du 22 au 24 novembre 20013 au centre ExCel à l’est de Londres pour fêter la diffusion de l’épisode spécial des 50 ans.

Souvent étudiée tant pour sa richesse que pour son impact médiatique grandissant, Doctor Who livre aussi de formidables leçons sur la théorie du soft power, et plus spécifiquement sur l’édification d’un véritable vecteur d’influence culturelle. L’humour typiquement anglais, la maîtrise impeccable de sa langue natale par le Docteur – toujours britannique – ou encore l’atmosphère colorée et décalée sont des éléments clefs du programme de la BBC.

Pour autant, ils n’expliquent ni la puissance ni la portée de son impact médiatique à travers le monde. Si la série est un succès retentissant en Grande-Bretagne, elle demeure fortement appréciée dans de nombreux pays, notamment aux Etats-Unis. Dans le Guardian, Tim Davies, patron de BBC Worldwide, évoque même l’épisode spécial du 23 novembre comme un événement « sans précédent dans l’histoire de la diffusion », car il ne faut pas oublier que « Doctor Who [reste] une série télévisée et non un événement en direct, comme une Coupe du Monde de football ou un mariage royal ».

Une approche culturelle critique et légitimatrice

Par sa médiatisation croissante, la série Doctor Who est devenue une passerelle entre les Cultural Studies – nés en Grande-Bretagne dans les années 60 – de Richard Hoggart, puis de Stuart Hall, et la théorie du soft power de Joseph Nye, apparue aux Etats-Unis en 1990. Émanation de de la culture britannique du XXe siècle, la série est aussi devenue un levier d’influence au XXIe siècle, montrant l’évolution aussi bien du concept de puissance en relations internationales, que de celui de culture au sein d’un espace mondialisé de plus en plus poreux et ouvert aux influences les plus diverses. Longtemps, le Docteur n’est apparu familier qu’aux Britanniques, voire aux Américains, avant de séduire, à la manière du soft power, d’autres populations, comme les Français. A partir d’une culture populaire du XXe siècle, la série a popularisé une culture au XXIe. 

Profitant de l’événement des 50 ans, Télérama.fr a réalisé un entretien avec Matthew Hill, professeur en études cinématographiques et télévisuelles à l’Université d’Aberystwyth au pays de Galles, et auteur de l’ouvrage Triumph of a Time Lord: regenerating Doctor Who in the Twenty-first Century. Très révélateur, cet entretien souligne à la fois l’intérêt culturel de ce programme so british et ses ambiguïtés. En effet, la série Doctor Who a été érigée comme référence par la société civile britannique. C’est un phénomène qui a pris forme dans sa patrie d’origine, et non à l’extérieur comme l’a pu l’être celui de la K-pop en Chine au cours des années 1990 ou celui des films de Woody Allen en Europe (France, Espagne, Italie). De plus, elle est l’opposée d’une série aseptisée et blockbusterisée, en proposant de vraies réflexions politiques et historiques, sinon philosophiques, derrière une façade familiale.

Ainsi, Doctor Who n’a pas hésité à critiquer la société civile britannique qui est pourtant son premier soutien, particulièrement via son gouvernement. Comme le mentionne Matthew Hills, le programme de la BBC s’interroge au cours de certains épisodes sur le devenir de l’impérialisme britannique dans un monde post-impérialiste à travers l’Institut Torchwood, organisation secrète créée par la Reine Victoria dans Tooth and Claw et chargée aussi bien d’étudier les phénomènes extraterrestres que de capturer le Docteur. Cet institut fait même actuellement l’objet d’un spin-off s’adressant à un public plus adulte, et non destiné à tous comme le Doctor Who.

La reine Victoria dans l’épisode Tooth and Claw de Doctor Who (2006) – crédits : The Doctor Who Site

Outre Torchwood, il est aussi fait référence à un Président d’Angleterre dans Rise of the Cybermen, épisode qui se déroule dans un autre Londres d’une réalité parallèle, ou encore à la traite négrière dans The Shakespeare Code lorsque le Docteur et son « compagnon », Martha Jones, se retrouvent dans l’Angleterre élisabéthaine de 1599. De la même manière, les valeurs victoriennes, comme la relation père-fils ou encore le rapport à l’argent, sont remises en question à la fois dans The Snowmen et The Crimson Horror, par la voix du Docteur, mais aussi de son compagnon.

Par ailleurs, bien avant l’arrivée de Peter Capaldi comme Docteur, le penchant marqué de l’Ecosse pour l’indépendantisme est régulièrement souligné, voire moqué, par des assertions permanentes, caractérisées par le personnage d’Amelia Pond, une Écossaise jouée par Karen Gillan – elle-même écossaise – dans les saisons 5, 6 et 7. Dans l’épisode The Beast Below, un dialogue entre Amelia Pond et Mandy marque tout particulièrement cette vision britannique des Écossais.  Alors que le 11e Docteur et Amelia Pond se retrouvent sur le Starship UK, un vaisseau spatial britannique regroupant les survivants de la Terre suite à des phénomènes d’éruptions solaires, Mandy, une jeune rescapée d’une douzaine d’années, mentionne que « [les Écossais] ont voulu leur propre vaisseau ».  Ce à quoi Amelia Pond répond: « Tant mieux pour eux. Rien n’a changé. »

Le 11e Docteur et Amelia Pond dans l’épisode The Beast Below (2010) – crédits : The Doctor Who Site

Ces questionnements ne s’arrêtent pas à la Grande-Bretagne et touchent aussi d’autres contrées, comme le fameux allié américain dont la population est pourtant très mordue de la série. L’attitude du gouvernement américain suite à la crise de 1929 est par exemple vivement critiquée. Daleks in Manhattan et Evolution of the Daleks mettent ainsi en scène l’un des fameux Hooverville, ces bidonvilles apparus suite à la Grande Dépression et nommés en référence à Herbert Hoover, alors Président des Etats-Unis. De la même manière, l’attitude arrogante en politique étrangère des Etats-Unis est moquée lors de l’épisode The Sound of Drums quand le Président américain s’invite à une rencontre entre la Grande-Bretagne et une race extraterrestre en se proclamant ambassadeur de l’humanité, avant de se faire tuer.

Même le fameux épisode spécial des 50 ans, Day of the Doctor, se permet d’égratigner les Etats-Unis par le biais d’une réplique cinglante. Lorsque la Fille Impossible questionne Kate Stewart, Directrice de la R&D de l’UNIT, organisation fictive subordonnée aux Nations Unies et enquêtant sur le paranormal, au sujet d’un bracelet pour voyager dans le temps, cette dernière lui répond qu’il ne doit surtout pas tomber entre les mains des alliés, notamment des Américains, en assénant: « Réfléchissez-y. Laisser la possibilité aux Américains de réécrire l’Histoire ?! Vous avez vu leurs films. »

Le 10e Docteur dans l’épisode Partners in Crime (2008) – crédits : The Doctor Who Site

Par ailleurs, Doctor Who n’hésite pas non plus à s’en prendre aux journalistes qui pourtant émettent, en règle générale, des critiques très favorables à chaque épisode. Lors d’un dialogue savoureux dans Partners in Crime, le Docteur lance à une jeune femme qui lui demande ce qu’elle doit écrire au sujet des événements, « Qu’est-ce que vous êtes ? Journaliste ? […] alors inventez ! ». La série dispose en somme d’une liberté de manœuvre importante qui lui permet de développer son impact, tout en ne reniant par ses racines britanniques.

Ce que le Docteur nous apprend sur la construction du soft power

Trois mouvements de fond sur le soft power se dessinent alors à travers le prisme de Doctor Who :

  • Le soft power n’est pas forcément synonyme de pur mainstream, même à une époque où la culture se mondialise sans cesse et où les séries télévisées sont peu considérées. La culture élitiste ne cède pas la place à la culture mainstream dans Doctor Who ; elle la sous-tend. De même, la culture dite « supérieure » ne prend pas le dessus sur la culture « populaire » en prenant la démocratisation comme prétexte pour réaliser une œuvre éducative. Cultures populaire et élitiste se confondent dans cette série sans se rejeter, elles s’enrichissent l’un l’autre en proposant divers niveaux de réflexion en fonction du public.
  • Un soft power acquiert sa légitimité en osant critiquer la société civile sur laquelle il repose. Doctor Who n’épargne pas la Grande-Bretagne, ni même l’allié américain, quand bien même ces deux populations composent son public principal aujourd’hui. Il en va de même pour les journalistes. Ce pari lui offre autant une légitimité qu’une crédibilité, alors même que Doctor Who est une œuvre de science-fiction.
  • Un soft power efficace s’enrichit de cultures extérieures et ne fonctionne pas en vase clos. Si une série de science-fiction bâtit sa réputation, voire son culte, sur une continuité entre saisons et épisodes, autrement dit sur des références internes compréhensibles pour les plus assidus, Doctor Who passe aussi par de multiples références extérieures à chaque épisode. Le Docteur, au gré de ses voyages dans l’espace et le temps, fait découvrir des civilisations et des modes de vie, tout en faisant de nombreux clin d’œil à des références culturelles contemporaines du monde entier. Ainsi, le vecteur du soft power, pour être vraiment efficace, ne doit pas fonctionner en circuit fermé, mais en circuit ouvert. 

Outre ces leçons sur le soft power, la série a pour grand intérêt d’illustrer la notion de système culturel, par sa réception auprès du public, mais aussi par l’action explicite et implicite du public qui le forme en tant que tel. Les différents épisodes du Doctor Who constituent un ensemble qui lie ses éléments entre eux de manière cohérente même si la série est une œuvre de science-fiction. Cette culture Doctor Who est perçue et vécue comme un véritable système non seulement par les amateurs, mais aussi par la société civile britannique toujours présente lors de la diffusion de l’épisode spéciale de Noël chaque année.

Cela est d’autant plus vrai que le Docteur exerce très bien l’une des fonctions de la culture, celle de formatage des individus, en touchant aussi bien parents qu’enfants. Sans être une structure de pensée fixe et paralysante, mais sous la forme adaptable d’une série, la culture Doctor Who confère ouverture d’esprit et valeurs au jeune public, avant tout britannique. Il ne faut cependant pas oublier non plus que la série a, depuis sa création, une dimension éducative et ludique. Lors de sa création dans les années 1960, la BBC souhaitait en effet promouvoir la science auprès des jeunes téléspectateurs, non pour la vulgariser, mais pour la démocratiser. La série a gardé cet aspect culturel qui lui donne son originalité, sans pour autant en faire une suite de courts documentaires sans saveur ni force de conviction.

Ainsi, le programme de la BBC semble avoir trouvé une formule particulièrement efficace pour ériger une influence culturelle puissante et stable, dépassant le cadre territorial et soulignant par la même occasion la nouvelle forme hybride, sinon profondément polymorphe, que prend la culture au XXIe siècle, brisant les frontières entre low et high culture, sans tomber pour autant dans de la vulgarisation assumée.

La vulgarisation met la culture dite élitiste ou scientifique à la portée du plus grand nombre, quand le Doctor Who s’appuie sur celle-ci, en soubassement, pour diffuser une culture populaire influente qui n’oublie jamais sa patrie d’origine. Entre autodérision, réflexion et fiction, la série pose un soft power britannique singulier et incisif, perceptible lorsque le Docteur fait remarquer – quand on lui parle de Grande France et de Grande Allemagne dans Voyage of the Damned – « It’s just France and Germany. Only Britain is Great ».

Pierre-William Fregonese est consultant en stratégie pour un cabinet parisien et doctorant en Science Politique à l’Université Panthéon-Assas. Contributeur pour différents médias (Slate.fr, La Nouvelle Revue de Géopolitique, Blog Soft Power de France Culture…), il s’est spécialisé dans l’analyse des contenus et des vecteurs du soft power.

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