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Les boiteux (ou petite exploration de nos résistances culturelles)

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Ce caillou dans la chaussure

La première fois qu’un Saoudien m’a tapé sur la main gauche que je tendais pour attraper une tasse de thé, je n’ai pas tout de suite compris. Je l’ai même soupçonné : Il a un problème, ce type ? Qu’est-ce qu’il me veut ? Et quand – alors que j’allais prendre une datte de ma main maudite – il a recommencé tout en ajoutant à son geste de désapprobation un bref grognement guttural, j’ai enfin saisi le message : Arrête ! Range cette main, utilise la main droite !

Cette scène s’est répétée plusieurs fois lors des deux séjours d’expatriation effectués dans ce pays. Et encore, j’ignore le nombre de fois où le gaucher que je suis a suscité un malaise sans pour autant entraîner de réactions de la part des Saoudiens ou sans que je perçoive l’expression de leur malaise par un comportement plus discret qu’un coup sur la main.  J’avais beau savoir que l’étiquette exigeait d’utiliser la main droite pour manger, boire, donner ou prendre une carte de visite, je ne parvenais pas à expulser hors de moi ce comportement-réflexe d’utiliser ma main habituelle dans les situations de la vie courante et professionnelle.

Bref, je… comment dire ? Je boitais. Je ne saurais autrement décrire la sensation qui était la mienne, que par ce verbe : boiter. Il y avait comme un défaut ignoré quelque part en moi, un truc qui clochait, un petit quelque chose inaperçu et sans conséquence en France mais qui devenait un caillou dans la chaussure en Arabie saoudite, causant une sorte de claudication culturelle et me faisant passer au mieux pour un maladroit, au pire pour un vulgaire personnage. Et, même après plusieurs années sur place, je ne parvenais pas à m’en débarrasser.

Regardez la photo ci-dessus. Elle a été prise à l’automne 2000, alors, tout jeune coopérant, je commençais une longue série de cours privés de langue française avec un homme d’affaires saoudien passionné de poésie française (10 mois, 5 fois par semaine, à remonter peu à peu de François Villon à Jacques Prévert… à Riyad !). Je me souviens que ma main gauche était sous mon étroite surveillance… jusqu’à ce que je sois distrait par autre chose (une rime de Verlaine ?) et qu’il me tape sur la main. Mais regardez bien. Il tient son crayon dans sa main gauche… J’ai eu en effet la surprise de découvrir qu’il était gaucher tout comme moi. Très pratique pour écrire en arabe, me disait-il. Mais il ne boitait pas : il avait été éduqué à toujours utiliser la main droite à table et dans ses interactions sociales.

Cette sensation de « claudication » culturelle s’est manifestée de nouveau lorsque, quasi immédiatement après l’Arabie, je suis allé vivre en Corée du Sud. Si j’ai retrouvé avec joie l’innocence de l’usage de ma main gauche, j’ai en revanche été saisi quand, disant « bonjour » en entrant dans un magasin (en anglais, puis très rapidement en coréen), j’ai fait face à des réactions indifférentes ou gênées de la part du personnel. Implicitement, les Coréens semblaient me dire : Mais pourquoi ce type inconnu ose ainsi s’annoncer bruyamment devant tout le monde ? Déranger les autres et imposer sa présence ? Quel malotru !

Je me suis alors heurté à un nouveau défi : comment maîtriser ce réflexe de salutation polie longuement et durement acquis depuis l’enfance en France ? Mois après mois, le réflexe subsistait et, quand je parvenais à le contrôler, je ne pouvais m’empêcher de me sentir très impoli. Jugement illusoire que je portais sur moi-même certes ; mais, là aussi, impossible de ne pas l’éprouver et de m’en débarrasser.

Dire bonjour, une nécessité sociale en France et un apprentissage qui commence dès la petite enfance (Le Figaro Madame, 29 août 2024)

Avec le temps va, tout s’en va (vraiment ?)

Qui ne boite pas hors de sa zone de confort culturel ? Des Coréens en France ne parviennent pas à dire « non » et ne savent pas non plus prendre le « non » des Français autrement que comme une brique dans la figure. Des Espagnols, parfaitement francophones, sont dans une hésitation permanente entre le « vous » et le « tu », étant habitués en Espagne à tutoyer bien plus fréquemment qu’en France.

Une Brésilienne est confuse : on vient de lui faire comprendre qu’elle devait cesser son comportement ambigu avec ses collègues masculins. Ces quelques centimètres de trop vers eux quand elle leur parle à la machine à café, cette main qu’elle pose parfois sur un bras, ses cheveux qui effleurent le visage d’un collègue quand ils examinent des données sur un écran, c’est de la provocation, lui dit-on. Il faut qu’elle garde ses distances ! Certes, mais lesquelles ? La voici désorientée, perdue, car, après tout ce temps, dit-elle, elle ne parvient pas à identifier la limite invisible de l’espace interpersonnel à ne pas franchir avec les Français.

Qui ne boite pas, mais combien de temps en effet ? Quand on prend connaissance des témoignages sur le sujet, on est surpris de constater combien ces petites claudications culturelles peuvent durer longtemps, et même très longtemps. Plusieurs mois ? Au moins. Voyez ce qu’a vécu Paul, ingénieur français en travaux publics, au Chili (source ici) :

Il m’a fallu près de neuf mois pour assimiler le mode de fonctionnement local. Première réunion, première surprise : j’ai eu droit à dix minutes de discussions personnelles, sur la famille et les amis, avant qu’on entre vraiment dans le vif du sujet. Pour moi qui étais habitué à des meetings plutôt studieux, c’était assez étrange. Je ne veux pas généraliser, mais au Chili, la gestion humaine m’a épuisé. Je devais sans cesse ménager la susceptibilité des uns et des autres, décrypter les non-dits, et composer avec des cercles de communication informelle qui sapaient mon autorité, au point de voir certains employés discuter avec des clients à ma place.

Licence Unsplash

Neuf mois, ce n’est pas tant que cela finalement. Car certains peuvent mettre des années avant d’expulser le caillou dans la chaussure. Dans un fil de discussion sur LinkedIn consacré à la prise de parole lors des réunions en japonais où nul n’interrompt les autres et en anglais où prime le débat et où l’interruption fait partie du processus de recherche de résultat, une Finlandaise confie qu’il lui a fallu cinq années avant d’oser s’immiscer dans une discussion à Bruxelles (source ici si vous avez compte LinkedIn) :

Cinq ans ! Si elle additionnait toutes les discussions qu’elle n’a pas oser rejoindre pendant cette très longue durée, puis toutes les informations qu’elle aurait pu apporter pour enrichir les échanges ou recueillir pour gagner du temps, la perte de valeur est énorme. Alors, neuf mois, cinq ans, qui dit mieux ? Un Américain rencontré lors d’un atelier que j’ai récemment animé. Voici l’anecdote qu’il a confiée :

Je suis américain. J’ai vécu et travaillé en France pendant neuf ans. J’arrivais cinq minutes à l’avance à chaque réunion. Les Français arrivaient avec quinze minutes de retard. Pendant NEUF ans !

Quand je suis parti, l’équipe a organisé une fête pour moi. J’ai décidé d’arriver en retard pour la première fois. Quand je suis arrivé, tout le monde était déjà là. J’ai dit : “Qu’est-ce que vous faites tous là ??!!” Ils m’ont dit que je n’avais rien compris pendant mes neuf ans. “Nous arrivons en retard au travail, mais nous sommes toujours à l’heure pour l’apéritif”…

Neuf mois, cinq ans, neuf ans, ce n’est rien par rapport à ce que confie la romancière allemande Anne Weber qui vit en France depuis 1983 (source ici) :

 J’ai arrêté de faire des efforts pour être en retard. Je me suis résignée à être éternellement à l’heure.

Le luxe de devenir boiteux

Il y aurait ainsi des comportements-réflexes qui, une fois acquis dans l’enfance, seraient inscrits dans notre schéma corporel et résisteraient au changement à vie. Anne Weber sera pour toujours boiteuse dans son rapport au temps quand elle est en France.

Mais les claudications causées par ces petits cailloux dans la chaussure (usage de la main gauche, discussion informelle, toucher un bras, arriver à l’heure, …), dont s’étonnent ou s’agacent la plupart des personnes qui apparaissent dans cet article, ne seraient-elles pas en fait l’indice d’une grande conscience de soi exacerbée au contact de l’autre et d’une expérience d’immersion qui, somme toute, se passe du mieux possible, voire très bien ?

Autrement dit, les boiteux de cet article seraient bien plus harmonieux qu’ils ne le laissent paraître. Les Coréens que j’ai rencontrés et qui sont heurtés par le « non » des Français ont appris notre langue pour pouvoir étudier la philosophie ou l’architecture françaises. Les Espagnols tutoyant trop les Français gèrent avec succès des équipes à Toulouse impliquées dans d’énormes projets aéronautiques. L’Américain toujours en avance aux réunions a passé, insiste-t-il, « neuf » années en France, soit une grande partie de sa vie personnelle et professionnelle. Anne Weber écrit toujours elle-même deux versions de ses romans, l’une en allemand, l’autre en français…

It’s tough to calibrate yourself. Il est difficile de s’étalonner soi-même, disait la Finlandaise à Bruxelles. Sa remarque rappelle celle de l’anthropologue française Raymonde Carroll dans son livre sur les différences entre Américains et Français, Évidences Invisibles (p.39) : Il est difficile de s’habituer aux évidences des autres. Oui, car cela demande beaucoup de temps, de l’humilité et même, parfois, de la résignation car, finalement, on peut découvrir en soi des bastions de résistance au changement.

Au diable, la main gauche ! Ici, tout juste après le 11-Septembre 2001, avec trois étudiants réunis par leur désir commun de langue et culture françaises (de gauche à droite : un Iranien, un Irakien et un Saoudien)

Mais pour faire de telles découvertes, encore faut-il profiter du luxe de la durée d’immersion. Si les personnes mentionnées dans cet article claudiquent, c’est qu’elles ont été en immersion pendant une durée importante, et non quelques jours. Or, on constate (surtout depuis le Covid, mais la tendance était déjà forte avant) que le contact direct avec la réalité culturelle de collègues et partenaires étrangers est soit de plus en plus court (on privilégie les missions courtes aux expatriations), soit inexistant (avec le développement des équipes virtuelles et des « réunions Zoom »).

Par ailleurs, je note avec inquiétude la pression grandissante des entreprises pour raccourcir toujours plus les formations interculturelles, comme si en 2 ou 3h de temps, on pouvait développer des compétences relationnelles et professionnelles à l’international. Autant dire que nous nous trouvons dans une configuration inverse de ce vers quoi il faudrait (idéalement) viser, selon l’anthropologue Edward T. Hall :

Actuellement, il y a deux façons partiellement efficaces de venir à bout de la résistance de fer du système de contrôle d’un individu : l’une consiste à passer toute une vie dans un pays étranger et à faire face aux réalités quotidiennes d’un autre système. L’autre est un programme d’apprentissage très étendu et très compliqué qui comprend non seulement l’apprentissage de la langue mais aussi de la culture. (Au-delà de la culture, Point Seuil, p.58)

On n’a donc même plus le temps de se mettre à l’épreuve de l’autre et d’apprendre à connaître ces petites résistances culturelles qui font partie de soi et de la relation à l’autre. Nul ne se rencontre réellement et chacun reste avec sa réalité à soi, appauvrie de l’expérience de l’autre. Comment alors identifier ces petits cailloux dans la chaussure qui, par contraste, indiquent que, tout compte fait, les choses se déroulent plutôt bien, voire très bien ? Et que boiter, c’est aussi une manière d’avancer.

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