Alcool et identité nationale
Fin février 2013, François Hollande rend visite à Vladimir Poutine à Moscou. Les journalistes présents à la conférence de presse ont pu constater l’ambiance glaciale qui régnait entre les deux hommes. Poutine a d’ailleurs été interrogé sur l’état de leurs relations, et voici ce qu’il a répondu au journaliste : « Approchez-vous, vous allez sentir si c’est chaud ». Cette froide ironie s’est poursuivie quand le sujet de la Syrie a été abordé :
Poutine : « En ce qui concerne la Syrie, nous devons écouter l’opinion de nos collègues concernant certains aspects de ce problème compliqué. Il me semble qu’il est impossible d’y voir clair non seulement sans une bouteille de bon vin, mais sans une bouteille de vodka. Il faudra y réfléchir. »
Hollande : « Grâce à une bouteille de porto… »
Dans ce court échange, l’alcool est présenté ironiquement comme le dernier recours pour parvenir à clarifier les divergences entre les deux présidents. En mentionnant les deux alcools emblématiques en France (le vin à 12° en moyenne) et en Russie (la vodka à plus de 37,5°), il illustre implicitement la faiblesse de la position française par rapport à la force de la position russe. Difficile de savoir pourquoi Hollande réplique avec le porto : peut-être parce que cette boisson n’est ni française ni russe, et qu’elle symbolise son désir de voir se déplacer les divergences franco-russes sur un terrain neutre. Peut-être aussi parce qu’elle est portugaise, ce qui indiquerait implicitement le désir de Hollande de revaloriser le rôle de la Commission européenne présidée par un Portugais, José Manuel Barroso, pour trouver une issue à la crise syrienne.
L’alcool apparaît ici comme une métonymie des pays, et il est vrai que, comme la nourriture, et parfois plus que la nourriture, l’alcool est très facilement associé à un pays (les liens vodka/Russie et vin/France sont aussi évidents que bière/Grande-Bretagne et saké/Japon, même si la vodka et le vin sont les boissons dominantes dans d’autres pays). Dans une étude de l’OMS datant de 2011 intitulée Global status report and alcohol and health (pdf), on trouve une carte très intéressante montrant le type d’alcool le plus consommé par pays. Soulignons que cette carte a le mérite de faire apparaître des pays où l’alcool est interdit (par exemple, l’Arabie saoudite) :
Précisons une évidence : la carte illustre un seul type d’alcool (le plus consommé) mais cela ne signifie pas que cela soit le seul consommé, et rien n’est dit au sujet des circonstances de consommation. Un pays « à bière » comme les Etats-Unis est également un pays « à alcool fort », et il sera important de déterminer quand boire une bière ou un whisky avec les Américains. Idem en France, où le vin est étroitement associé au moment du repas, et l’alcool fort au moment du digestif, plus rarement à l’apéritif, tandis que la bière peut accompagner un repas dans certaines régions (Nord, Alsace) mais est généralement perçue comme un alcool récréatif. Demander une bière pour accompagner un gigot ou du fromage peut s’avérer périlleux.
Gestion des risques éthyliques
Tout le monde a vécu des expériences étranges, cocasses ou inquiétantes lors de sorties dans les bars et discothèques du pays visité ou d’adoption. Limitons donc l’analyse au cadre – déjà assez large – de l’alcool et des relations interculturelles en contexte professionnel. Il ne s’agit pas ici de la question de l’alcoolisme au travail, de ses différentes appréciations sociales, morales, juridiques selon les pays, mais de se focaliser sur le rôle que l’alcool joue – ou pas – sur les interactions dans différents pays.
Car il va falloir éviter les impairs culturels et s’adapter. Boire un verre n’a pas le même sens partout. Dans les relations professionnelles avec des partenaires étrangers, il faut se poser les questions suivantes :
- peut-on, ou même faut-il, boire un verre avec ses partenaires ?
- pour quelles raisons boit-on un verre ?
- puis-je refuser ?
- que boit-on, avec qui et à quel moment ?
- quels sont les rituels, les gestes, les paroles associés à la boisson ?
- quelle sociabilité se développe autour du fait de boire un verre ensemble ?
- comment indiquer ses limites à ses partenaires ?
- y a-t-il un ordre hiérarchique à respecter, boit-on debout ou assis, qui sert qui, qui paie la note, etc. ?
Comme on le voit, la question est loin d’être anecdotique, et plus complexe qu’elle ne semble. On a vite fait de commettre une maladresse en apportant une réponse erronée à l’une de ces questions. Au cours de mes différentes formations en management interculturel, j’ai réuni quelques retours expériences utiles pour illustrer ces situations de relations interculturelles autour de l’alcool.
Espagne – Le bar à tapas, lieu intermédiaire
Une entreprise française a une filiale en Espagne, à Barcelone. Depuis trois mois, un cadre français basé à Toulouse travaille avec une équipe locale et se rend régulièrement sur place. Il se plaint de la froideur qui s’installe progressivement avec ses collègues espagnols. Je retranscris une partie de nos échanges :
Question : « Vous ont-ils déjà invité à prendre un verre avec eux dans un bar à tapas à la fin de journée ? »
Le cadre: « Oui, plusieurs fois, au début. »
Question : « Et vous avez… ? »
Le cadre: « J’ai refusé ! J’ai autre chose à faire ! Quand j’ai fini ma journée, je n’ai pas envie de rester dans le boulot, avec les collègues, tout ça… »
Question : « Et vous vous étonnez de la froideur de vos collègues espagnols ?… »
Oui, il s’étonne, car il ne saisit pas l’importance des liens interpersonnels tissés en dehors du cadre professionnel, et il croit que ce moment informel reste professionnel (« pas envie de rester dans le boulot ») alors que ce n’est pas le cas ici. Du coup, les collègues espagnols ne l’ont pas intégré dans leur groupe d’appartenance. Du côté des Espagnols, il y a un besoin de se retrouver dans des espaces qui ne sont ni professionnels ni privés, sortes de sas de décompression entre collègues où l’on apprend à entrer en relation de proximité en se dépouillant des liens formels du bureau sans pour autant devenir des amis intimes.
Est-ce l’effet d’un besoin de forte rationalité ou d’un dualisme exacerbé qui nous impose une stricte séparation entre vie professionnelle et vie privée et nous empêche de valoriser les lieux intermédiaires (ni bureau ni espace privé) ? Mais le fait est que les Français n’ont pas cette habitude de socialisation informelle entre collègues à l’extérieur de l’entreprise. Les Britanniques y sont plus habitués, avec de fréquentes sorties au pub entre collègues, moment de décompression pour des collègues habitués à maintenir entre eux une certaine réserve.
Corée du Sud – L’ivresse entre collègues
En Corée du Sud, cette réserve est encore plus profonde. Il est plutôt mal vu d’exprimer des sentiments personnels, et le contexte professionnel coréen est beaucoup plus formel qu’en Grande-Bretagne. Les sorties entre collègues sont encadrées par un responsable qui invite son équipe très régulièrement à un repas le soir, et surtout à boire beaucoup et très vite de l’alcool fort (le soju coréen est deux fois plus fort que le vin français). Ce sont des sorties obligatoires, non pas du fait d’un règlement formalisé, mais par l’effet du contrôle social qu’exerce le groupe sur l’individu : s’y soustraire reviendrait à s’exclure de l’équipe.
Les Coréens – tout comme les Japonais d’ailleurs – boivent donc entre collègues et en présence de leur supérieur jusqu’à l’ivresse. Il faut avoir vu les rues des quartiers animés de Séoul remplies d’employés coréens en costume-cravate tituber à onze heures du soir pour prendre conscience de l’étendue du phénomène. Il est également bien vu de prolonger la soirée en poussant la chanson dans un karaoké. Ces moments particuliers sont également les seuls où l’on peut parler directement et franchement à ses collègues et à son supérieur en leur ouvrant complètement son cœur.
Un Français qui prendrait sur lui de participer à un de ces repas arrosés et de chanter en l’honneur de ses partenaires a tout à gagner à le faire. En revanche, ne faites pas comme cette équipe de Français qui vient tous les deux mois en Corée pour piloter un projet avec leur partenaire local et qui, lors de la première rencontre, a refusé de se joindre aux Coréens au moment du repas au motif qu’il restait du travail à finir et qu’ils préféraient manger rapidement entre eux au bureau.
Attention donc à certains stéréotypes : ce n’est pas parce que les Coréens ont une réputation de travailleurs acharnés qu’il faut refuser leur invitation à un repas pour les impressionner ! Il y a clairement un impair de la part des Français : les Coréens ont ouvert leurs bras pour les intégrer dans leur groupe d’appartenance et il faut comprendre combien un refus peut les offusquer.
De même, une équipe de Français d’une autre entreprise a été invitée par leurs partenaires coréens à rejoindre la salle de restaurant. Ils entrent et s’assoient n’importe où, ne réalisant pas qu’ils étaient en train de créer un grand malaise. En effet, les Coréens avaient soigneusement préparé un plan de table en fonction du rang hiérarchique de chacun. L’erreur a pu être réparée le lendemain, mais il faut imaginer l’impression produite ainsi sur les Coréens. Il en ira de même pour boire de l’alcool : attendez que les Coréens vous indiquent où vous asseoir pour respecter la place attribuée dans le bar. Et surtout ne vous servez pas vous-même de l’alcool: en Corée, on sert les autres et on est servi par les autres.
Chine – Le défi du baijiu
Il y a de fortes similitudes entre Corée et Chine en ce qui concerne la place de l’alcool dans les relations professionnelles. Mais il y aussi quelques différences. L’alcool ingurgité y est souvent bien plus fort et la dimension de compétition dans la boisson semble plus prégnante qu’en Corée. Dans les Echos, les fondateurs de l’agence de communication Fred&Farid ont récemment publié un article très intéressant afin de partager leurs retours d’expérience sur France, Etats-Unis, Chine : de l’art délicat de diriger sous différents cieux. Ils évoquent la question de l’alcool en Chine :
« Entraînez-vous au Baijiu (alcool de riz jusqu’a 65°) et au karaoké. Un bon manager doit savoir boire, et oser chanter. “Savoir” boire, car si vous ne savez pas boire beaucoup de Baijiu devant un Chinois, vous risquez très sérieusement de le vexer et il se méfiera de vous, pensant que vous lui cachez qui vous êtes réellement. Il faut être sociable et fort dans l’alcool. L’alcool est une “battle” dont l’enjeu est la perception de votre honnêteté et de votre virilité. Et il faut “oser” chanter devant ses employés, au moins une fois par an… »
Hors de question de refuser frontalement un verre, ce serait un affront à l’invitation qui vous est faite. Si vous ne pouvez suivre le rythme des Chinois et qu’après deux verres de baijiu vous avez la tête dans le tambour d’une machine à laver en mode essorage, il vaut mieux prétexter un problème de santé (mal de ventre, par exemple) pour passer votre tour. Un pieux mensonge sera toujours préférable à un non frontal.
Russie – L’épreuve de vérité de la vodka
Je n’ai pas d’expertise particulière sur la Russie mais j’ai eu l’occasion d’échanger à de nombreuses reprises avec des Français ayant eu une expérience de négociation ou de coopération en Russie. L’importance de la vodka dans le relationnel professionnel n’est pas un mythe ni un stéréotype. Et il est préférable d’envoyer au contact des Russes un Français qui peut supporter de boire de l’alcool fort.
Ne souriez pas, c’est très sérieux. Voici pourquoi : une entreprise française gère un projet en Russie avec un partenaire local. L’équipe des Français en charge de ce projet se rend pour la première fois en Russie pour rencontrer leurs collègues russes, se présenter et faire connaissance. Ils sont invités à trinquer le soir même de leur arrivée. Le verre de vodka est bu à tour de rôle selon l’ordre hiérarchique. Arrive le tour d’un Français qui refuse de boire, poliment certes, mais c’est un refus : il ne boit tout simplement pas d’alcool.
Le lendemain, le responsable russe informe son homologue français que les Russes seront heureux de travailler avec les Français, sauf avec cette personne qui n’a pas bu et qui peut rentrer directement en France. L’alcool a joué un rôle extrêmement fort dans ce cas : celui d’une démarcation entre ceux qui sont avec nous et ceux qui sont contre nous. Le refus de boire a entraîné une défiance radicale, et l’impossibilité totale de travailler ensemble.
Arabie saoudite – Le fruit défendu
Il peut sembler étonnant de mentionner ici l’Arabie saoudite dans la mesure où l’alcool est strictement interdit dans ce pays. Mais, comme c’est un pays où j’ai vécu deux séjours d’expatriation, je le connais assez bien pour savoir que beaucoup d’alcool y circule. D’ailleurs, comme vous l’avez vu sur la carte au début de cet article, l’Arabie fait partie des pays consommateurs d’alcool, et notamment d’alcool fort, autrement dit de whisky.
Mais il faut relativiser cette affirmation car l’alcool se trouvera chez les privilégiés (famille royale ou premiers cercles de la famille royale, diplomates ayant accès à la valise diplomatique, expatriés produisant eux-mêmes leur alcool dans les complexes d’habitation fermés et sécurisés) et chez ceux qui sont liés au trafic et au marché noir d’alcool, une activité punie de la peine de mort. Cette relativisation apparaît quand on consulte une autre carte du rapport de l’OMS, celle où figure la consommation en litre d’alcool par an et par habitant :
L’Arabie saoudite fait donc tout naturellement partie des pays où l’on boit le moins d’alcool. Mais comme la consommation d’alcool touche essentiellement les privilégiés, un Français en mission de négociation ou occupant un poste de direction dans ce pays se trouvera certainement dans une situation informelle où on lui proposera de l’alcool. Ce sera généralement le weekend, lors d’une invitation à la « ferme » de l’un de ses contacts, autrement dit dans sa résidence secondaire.
Face à cette invitation, libre à lui d’accepter ou non le verre qui lui est proposé. Les Saoudiens connaissent parfaitement les interdits liés à l’alcool et les risques qui sont pris lorsque vous avez bu et que vous êtes arrêté lors d’un banal contrôle de police ou suite à un accrochage en voiture. Nulle pression comme en Corée, en Chine ou en Russie, vous pouvez tout à fait refuser : les substituts non alcoolisés sont légions (jus de fruit, thé, café, sodas), et tous les Saoudiens ne boivent pas quand il y a de l’alcool.
Enfin, je termine ce rapide tour d’horizon avec une curiosité au sujet du Portugal, que j’ai déjà signalée dans la revue de presse du mois d’octobre dernier. Il s’agit d’un jugement rendu par la cour d’appel de Porto qui a estimé qu’une entreprise de ramassage et de collecte de déchets avait injustement licencié un travailleur qui avait 2,3 grammes d’alcool dans le sang. Selon la cour portugaise, l’alcool n’est pas un obstacle à l’exercice de ce travail pénible, mais au contraire un moyen de mieux l’exercer :
« Grâce à l’alcool, le travailleur peut oublier les adversités de la vie et se focaliser davantage sur son travail de collecte des déchets. Et le public comprendra que ce travailleur, plus heureux, sera également plus productif et rapide dans son labeur. »
Voilà une argumentation qui démontre une conception particulière des relations entre l’alcool et la pénibilité du travail. Les juges portugais sont-ils encore marqués par l’importance culturelle du travail physique, notamment agricole ? L’alcool était alors une sorte de dopant pour se réchauffer et se donner du cœur à l’ouvrage. Je me le demande, en me souvenant de mon grand-père qui avait en lui un fond paysan et faisait chabrot le matin avant de partir travailler dans son grand jardin…
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