Budapest, 25 janvier 2010
L’ambassadrice des Etats-Unis en Hongrie, Tsakopoulos Koulanakis, inaugure de jour-là une exposition particulièrement intéressante : « Les ambassadeurs du jazz ». Il s’agit d’une collection de photographies retraçant les grands moments des tournées effectuées par les stars américaines du jazz (parmi lesquelles Dizzy Gillespie, Louis Armstrong, Duke Ellington, Benny Goodman) dans des dizaines de pays durant la Guerre froide.
A cette occasion, l’ambassadrice déclare que « ces jazzmen ont été des exemples majeurs de la tolérance et de la diversité. Ils ont servi en tant qu’ambassadeurs culturels de l’Amérique. Ils font partie des pionniers qui ont pavé la route pour qu’un jour quelqu’un comme Barack Obama prenne place à la Maison Blanche. »
Vous pouvez voir à cette adresse quelques unes de ces photographies, et ci-dessous une courte vidéo de l’ambassade américaine réalisée à l’occasion de l’inauguration de cette exposition :
L’ambassadrice politique rend hommage aux ambassadeurs culturels. Voilà exactement la définition de la « diplomatie publique ». Alors que la diplomatie « traditionnelle » exprime les efforts d’un Etat pour rallier à sa cause un autre Etat ou un ensemble d’Etats, la diplomatie « publique » consiste pour un Etat à faire passer son point de vue dans la population d’un autre Etat ou d’un ensemble d’Etats. La culture va donc jouer un rôle central dans cette approche, l’objectif étant de conditionner dans un sens favorable les opinions des populations étrangères.
Tout dépend donc du crédit que la population visée accorde à cette parole étatique étrangère. Or, ce crédit sera d’autant plus élevé que cette parole sera indirectement relayée par des vecteurs culturels n’appartenant pas directement aux organes étatiques du pays émetteur du message. Tels ont été les ambassadeurs du jazz durant la Guerre froide via une agence dédiée à la conception d’une certaine image des Etats-Unis auprès de l’opinion mondiale : l’USIA, United States Information Agency.
De l’USIA en 1953 à l’IIP aujourd’hui
La Guerre froide fut aussi une guerre culturelle où chacun des deux blocs s’est efforcé de mobiliser tous ses moyens pour être associé à une idée phare afin de conquérir les cœurs et les esprits. Si les Soviétiques cherchaient à créer l’association entre le communisme et l’idée de paix, les Américains cherchaient à associer le capitalisme à l’idée de liberté.
En 1953, ils créent donc cette agence spéciale, l’USIA, avec pour mission de « comprendre, informer et influencer les publics étrangers afin de promouvoir l’intérêt national et l’élargir le dialogue entre les Américains ainsi que leurs institutions avec leurs contreparties à l’étranger ». Cette citation provient du site internet de l’USIA archivé par le gouvernement américain (l’USIA a disparu en 1999), vous pouvez retrouver ce site internet ici et la citation en suivant ce lien.
Sous Carter, l’USIA prit momentanément le nom d’USICA (US International Communications Agency) mais, trop proche de « US-CIA », l’agence reprit son appellation USIA en 1982 avant de disparaître en 1999. Une autre structure lui a succédé : l’IIP, International Information Programs, dépendant du Département d’Etat et supervisé par un Sous-Secrétaire d’Etat à la Diplomatie Publique et aux Affaires Publiques. Barack Obama a nommé à ce poste Judith McHale, ancienne PDG du groupe de médias Discovery Communications.
Prenant acte de la fin de Guerre froide, l’IIP poursuit néanmoins le puissant travail de diplomatie publique entamé au début des années 50. Voici comment il présente son activité (voir ce pdf) : « The Bureau of International Information Programs (IIP) communicates with foreign opinion makers and younger audiences about U.S. policy, society and values. IIP engages foreign publics through a range of multimedia and print outreach materials in Arabic, Chinese, English, French, Persian, Russian, and Spanish. »
Cette action de communication et d’influence de l’IIP doit se déployer dans un tout autre contexte que celui de l’USIA. Désormais règne un véritable champ d’affrontement en termes de diplomaties publiques où interviennent de multiples acteurs. Tout pays soucieux de son image internationale met en place une diplomatie publique. Parmi les pays émergents, l’Inde et la Chine deviennent très actives en la matière. J’y consacrerai ultérieurement des articles. La France est en train d’essayer de réformer sa politique culturelle à l’international, non sans difficulté, si l’on en croit un récent article du Monde intitulé L’impossible réforme de la diplomatie culturelle.
En ce sens, les ambassadeurs du jazz – ou jambassadors – représentent un âge d’or de la diplomatie publique américaine. L’affrontement sur le terrain des valeurs avec l’Union Soviétique et le faible nombre d’acteurs de la diplomatie publique permettaient de coordonner des actions extrêmement efficaces. Or, pour les Etats-Unis, réussir à construire une image de tolérance et de liberté était un vrai défi au début des années 50…
1956 : naissance des jambassadors
C’est à partir de 1956 que l’USIA initie les tournées des ambassadeurs du jazz dans le monde. Le contexte intérieur des Etats-Unis n’est pas favorable. La ségrégation est encore omniprésente. Le 1er décembre 1955 a eu lieu l’événement fondateur du bus de l’Alabama quand Rosa Parks a refusé de quitter un siège réservé aux Blancs. La médiatisation de cet incident et les mouvements de protestation qui le suivent sapent l’image des Etats-Unis, notamment auprès des pays africains. En outre, l’idée de débloquer un budget gouvernemental pour que se produisent à l’étranger des musiciens noirs entraîne des réticences de la part des sénateurs les plus conservateurs.
Or, le gouvernement américain cherche à promouvoir un élément culturel qui met en avant leur originalité artistique face à des pays européens habitués à dénigrer la « sous-culture » des Américains. La musique classique reste trop identifiée à la culture européenne. En outre, les Américains craignent de ne pouvoir rivaliser dans ce domaine avec les Soviétiques. D’où l’idée du jazz : une musique populaire portée par les Noirs, symbole d’affranchissement et à cette époque en plein essor.
Dizzy Gillespie sera la figure idéale pour porter le message de la liberté US à l’étranger. Ce trompettiste noir, inventeur du bebop, qui avait connu une enfance misérable, était devenu la figure de proue du jazz. A partir d’avril 1956, Dizzy entame donc une tournée de dix semaines en Inde, au Proche Orient et dans les Balkans. Il est important de noter que la tournée n’est pas directement sponsorisée par l’USIA, ce qui identifierait trop cet événement avec le gouvernement américain, mais par l’American National Theatre and Academy.
Devant le succès rencontré par Dizzy Gillespie à l’étranger, Louis Armstrong décide lui aussi d’effectuer une tournée hors des Etats-Unis, précisément au Ghana, en mai 1956. Notons que, contrairement à Dizzy, c’est de son propre chef qu’Armstrong se rend en Afrique, s’intégrant sans même le savoir dans une stratégie de diplomatie publique… Par suite, Louis Armstrong sera lui aussi officiellement membre des jambassadors de l’USIA.
Armstrong se rend au Ghana dans un contexte très particulier. C’est un moment clé où le pays est en train de s’émanciper de la tutelle coloniale britannique depuis les élections de 1954 qui initient un processus s’achevant en mars 1957 avec l’indépendance du Ghana. Le jazz américain ne pouvait pas trouver meilleur terrain pour exprimer sa puissance symbolique d’affranchissement. En outre, Louis Armstrong renoue là avec émotion avec ses racines africaines.
Il faut voir ainsi ces très rares images de la tournée d’Armstrong au Ghana en 1956 pour se rendre compte de la ferveur populaire de cet événement:
Les jambassadors vont alors connaître un succès grandissant durant toute la Guerre froide, véhiculant une image de la culture américaine porteuse des valeurs de liberté, de tolérance et de respect des diversités. En consultant le site internet archivé de l’USIA, nous avons accès au programme de leur dernière tournée avant la disparition de l’agence. Ainsi, en septembre et octobre 1998, différentes groupes de jazz se sont produits via l’USIA dans les pays suivants : Côte d’Ivoire, Bénin, Togo, Ghana, Liberia, Guinée, Sénégal, Mali, Burkina Faso, Niger, Maroc, Mozambique, Swaziland, Afrique du Sud, Botswana, Zimbabwe, Ile Maurice, Turquie, Grèce, Chypre, Koweït, Yémen, Jordanie, Israël, Inde, Sri Lanka. Avant sa dissolution, l’USAI comptait 190 représentations dans 142 pays.
Quelques leçons de jazz diplomatique
De cet exemple de l’USIA et des ambassadeurs du jazz, nous pouvons tirer les enseignements suivants :
- La culture est un enjeu majeur pour tout pays. Un pays doit garder la mainmise sur la représentation de lui-même. Nous entrons là dans une zone de conflictualité dans la mesure où le pays prescripteur des images des autres peuples fera en sorte que ces derniers soit restent dans l’incapacité de déployer leur propre diplomatie publique (par exemple en étouffant leur industrie cinématographique), soit produisent une représentation d’eux-mêmes en conformité avec les intérêts du pays émetteur de représentations (voir sur ce blog Guerre des mondes, guerre des représentations).
- Le déploiement d’une diplomatie publique suppose d’être à l’écoute de l’environnement extérieur même si les moyens pour répondre à cet environnement entrent en conflit avec l’environnement intérieur du pays émetteur. Dans le cas de l’USIA, il fallait prendre la courageuse décision politique de produire des musiciens noirs à l’étranger dans un contexte de ségrégation intérieure.
- La diplomatie publique ne donne pas des résultats immédiatement. Il est nécessaire de s’inscrire dans une longue durée pour en obtenir les fruits. Dans cet article, il est question du rôle du jazz mais ce n’est qu’une partie d’un ensemble global qui comprend par exemple la capacité à attirer les étudiants étrangers ou la production de savoirs et de normes de référence pour les autres pays (voir Les banlieues françaises, cibles de l’influence culturelle américaine).
- La diplomatie publique suppose une grande cohésion d’acteurs publics et privés : une forte volonté politique, la mobilisation de tout la chaîne de production culturelle, l’implication des médias et du milieu universitaire. Enfin, cette cohésion concerne également celle de l’approche culturelle avec les autres domaines de l’exercice de l’influence : assistance technique, projet humanitaire, aide économique (voir La faillite de Roberts: un cas d’école).
Quelques suggestions de lecture:
- L’offensive américaine sur le front de la gastronomie
- La diplomatie publique américaine en France: étude de cas
- L’humour de Maz Jobrani, arme de destruction massive des stéréotypes
- Participation à une table-ronde sur l’interculturalité à l’OTAN (vendredi 28 octobre, entrée gratuite, sur inscription)
- Le paradoxe du renseignement et le rôle de l’intelligence culturelle – entretien pour le Centre Algérien de Diplomatie Economique
- Les banlieues françaises, cibles de l’influence culturelle américaine
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