Les auditeurs du MBA Exécutif Management stratégique et intelligence économique (MSIE) que j’ai le plaisir d’encadrer à l’École de Guerre Économique doivent recueillir et analyser un retour d’expérience interculturel en contexte professionnel. Parmi les exigences imposées, ils ont à mener des entretiens avec des praticiens et des experts afin d’éclairer les enjeux interculturels en question.
Une équipe a travaillé sur un cas se déroulant en Finlande. En voici le descriptif simplifié (les détails permettant d’identifier les protagonistes et les organisations ont été retirés) :
Une entreprise française et une entreprise finlandaise sont sur le point de lancer un projet commun. Deux responsables français se rendent en Finlande pour rencontrer le directeur financier du partenaire local à l’occasion d’une réunion stratégique. Les Français ont préparé une présentation de 80 diapositives. L’un d’eux interrompt régulièrement son collègue pour ajouter des précisions et rallonge ainsi la durée de la réunion. Pendant toute cette présentation, le Finlandais reste silencieux. À la fin, il quitte la réunion sans avoir posé de question. Les Français interprètent ce silence comme un signe de désintérêt, voire d’échec.
Le rapport de cette équipe contenait un entretien passionnant avec Marion Boberg qui a accepté que soit rendu public son riche retour d’expérience en Finlande. Je l’en remercie vivement, ainsi que les auditeurs de MSIE : Jean-Yves Debaillon-Vesque, Samba Ben Moussa Diakité et Jean-Baptiste Millet, qui ont réalisé ce travail. Les questions ci-dessous sont de leur fait.
NB : Les photos de la Finlande (région de Kangasala) sont de Mme Boberg (sauf celle du sauna de Burger King).
***
— Bonjour Marion Boberg, pourriez-vous vous présenter rapidement ?
MB. — Je suis actuellement Offer Strategy Lead (région Europe) pour Orange Business. Basée en Belgique, je fais principalement de la consultance stratégique dans le domaine de l’expérience client.
— D’où vous vient votre expérience du contexte finlandais ?
MB. — Ma perception de la culture finlandaise vient de plusieurs aspects. Je suis partie en Finlande en 1999-2000 en programme d’échange Erasmus. À l’origine, je voulais parler l’anglais. Alors, quand on est étudiante en psychologie en France, on priorise les échanges Erasmus vers l’Angleterre. Sauf que j’étais si nulle en anglais qu’on m’a dit : « Direction la Finlande ! » que je ne connaissais pas du tout. Après mon échange Erasmus je suis revenue en France pour finaliser mon master, puis j’ai débuté un doctorat européen en cotutelle avec un professeur français et un autre finlandais. Je suis donc retournée en Finlande en 2003 pour mon travail de thèse (Mobile phone and Identity : A Comparative Study of the Representations of Mobile Phone among French and Finnish Adolescents), et je vis aussi avec un Finlandais depuis plus de vingt ans. À présent, je vis depuis deux ans à Bruxelles.
Les chocs culturels d’une Française en Finlande
— Vous avez connu un choc culturel en arrivant en Finlande ?
MB. — Complètement. Et même plusieurs. Le premier, ce fut vraiment le climat. La nuit, c’était très, très dur. La rudesse du climat fait que les Finlandais vont être beaucoup moins attentifs à l’esthétique vestimentaire, et beaucoup plus pragmatiques. Et je pense que ça se reflète dans toutes leurs relations sociales, et donc dans le travail. Par exemple, quand on a vingt ans et qu’on sort en boîte de nuit, mais qu’il fait -30°, on ne va pas mettre des talons, on va être pragmatique parce qu’on ne veut pas mourir de froid quand on fait la queue dehors ! Ce petit exemple juste pour vous montrer comment le pragmatisme s’impose à vous et ne vous lâche plus.

— Cela impacte aussi les horaires de travail ?
MB. — Oui, et le rythme des relations sociales. Cette rudesse du climat, on ne peut la comprendre que quand on vit là-bas, avec la noirceur de la nuit et du jour, quand on se réveille et qu’il faut qu’on commence son travail alors qu’il n’y a pas de lumière l’hiver. Notez que dans le sud proche de Helsinki où j’ai vécu plusieurs années après mes études, il y a plus de lumière. Quoi qu’il en soit, en Finlande, on commence le travail très tôt et on termine aussi très tôt, par rapport à la France ou à la Belgique. La ponctualité est très importante chez les Finlandais et je dirais même qu’ils sont toujours 15 minutes en avance. Donc un Finlandais ne va jamais ouvrir son ordinateur à l’heure, il va l’ouvrir toujours 15 minutes en avance, ça c’est quelque chose de très important à savoir. Et il déteste qu’on dépasse les horaires. Cela s’explique, je pense, par ce côté luthérien où l’on suit strictement les règles et les lois. Et d’ailleurs, il y a aussi un fort respect de la police, tout comme envers les professeurs.
— Ce respect strict de règles se retrouve dans toutes les interactions sociales ?
MB. — Je me souviens que, quand je suis arrivée dans l’appartement que je partageais avec trois filles, l’une d’entre elles m’a dit : « Ne marche pas avec tes chaussures sur mon tapis ». On ne garde pas ses chaussures quand on rentre chez quelqu’un. Il y a des règles, il faut les connaître et il faut les suivre. Donc il est important de se renseigner en amont. Expliquez aussi les règles que vous souhaitez qu’on respecte par exemple en réunion.
— Vous avez eu d’autres étonnements ?
MB. — Oui, par exemple les lieux de culte. En France, quand on pense à une église, on imagine des dorures, des sculptures, des tableaux, tout un décor impressionnant. En Finlande, ils sont beaucoup plus protestants, luthériens. Quand on visite une église finlandaise, tout est dans la simplicité, dans la pureté. Il n’y a pas ce besoin d’impressionner. Et pour certains cela peut paraître moins chaleureux. À l’intérieur, c’est très sobre, mais pour inspirer la sérénité, le calme. Il faut aussi savoir que beaucoup de Finlandais conservent un intérieur blanc pour faire face au manque de luminosité durant les longs mois d’hiver, le blanc reflétant la lumière. En été, les nuits sont en revanche lumineuses, et les entreprises de design finlandais (comme Marimekko ou Ittala) proposent des décors colorés et des formes en verre très douces.
— D’où peut venir ce besoin de sobriété et de douceur ?
MB. — Il doit y avoir un lien entre le rapport à l’espace et le rapport au corps, tout comme avec le rapport au langage. On sent un besoin de « place » : dans l’espace, entre les gens comme entre les phrases prononcées. C’est peut-être dû au fait que les Finlandais sont peu nombreux dans une immensité naturelle.
— Vous vous souvenez d’une maladresse interculturelle de votre part ?
MB. — Ah oui ! Quand je suis arrivée en Finlande, deux tutrices sont venues me chercher à l’aéroport. Je me suis approchée pour leur faire la bise « à la française… » Elles ont fait quatre pas en arrière ! Bref, on ne se touche pas, on respecte toujours l’espace interpersonnel, c’est la norme. Il faut bien comprendre comment on utilise l’espace. Par exemple, on garde des distances quand on va dans un restaurant. Si vous êtes à une table, les autres personnes vont s’asseoir à l’autre bout du restaurant pour ne pas vous gêner.
Le sauna et l’égalitarisme finlandais
— Parmi les stéréotypes associés à la Finlande par les Français, il y a le sauna. Vous confirmez ?
MB. — Oui. Mais il faut sortir de notre manière française de le concevoir. On réagit souvent en disant, « oh là là, les gens sont nus, c’est sexuel… » Au sauna finlandais, la nudité n’est pas associée à la sexualité mais plutôt à la vulnérabilité. Il constitue un rituel culturel (certaines personnes y vont un fois par semaine, d’autres tous les jours) pour se purifier, se sentir bien et détendu. Tout le monde se retrouve alors au même plan (ce qu’on appelle en anglais « sameness »), au même niveau d’égalité, puisqu’on est nu. Beaucoup de choses sont négociées dans le sauna. Et difficile de signer dans un sauna ! On se regarde les yeux dans les yeux et ça permet de voir qu’on est à la fois tous les mêmes et tous différents, et que tout le monde est « normal » dans sa singularité.

— L’oral primerait alors sur l’écrit pour s’engager ?
MB. — Disons qu’en Finlande, on n’a pas besoin de signer comme en France un contrat. On regarde la personne en face dans les yeux et on se serre la main. En Finlande, la parole suffit, il n’y a pas ce côté français où tout doit être contractualisé avec un tampon. La parole, c’est comme un contrat en fait, et c’est pour ça aussi que les Finlandais font toujours très attention à ce qu’ils disent. Ils pèsent leurs mots parce que ce qu’ils disent, ils s’y tiennent, ce ne sont pas des paroles en l’air. La parole est rare car elle a du poids. Le sauna montre qu’on ne cherche pas à hiérarchiser comme en France. C’est très fort car cela se retrouve dans les entreprises, où on est tous les mêmes à travailler ensemble.
— Comment cela se manifeste-t-il ?
MB. — Martti Ahtisaari a été président de la Finlande, et il a fait beaucoup pour la paix dans le monde (il a d’ailleurs eu le prix Nobel de la paix en 2008). Il disait qu’il négociait justement beaucoup au sauna pour gommer toutes ces questions de différences. Aussi, quand les commerciaux finlandais négocient des ventes, on va beaucoup au sauna pour recréer non pas cette sérénité, mais cette vulnérabilité, se mettre à égalité. De manière générale, la société finlandaise est beaucoup comme cela, c’est vraiment une « organisation plate » par rapport à la France où on va retrouver un coté beaucoup plus pyramidal. Rien n’agace plus les Finlandais que de devoir patienter quatre mois pour lancer un projet parce qu’il faut attendre la décision du sommet de la hiérarchie et des tas de signatures pour lancer un projet. En Finlande, il y a un fort esprit d’égalité qui permet de déléguer la prise de décision.
— D’où cela peut-il bien venir selon vous ?
MB. — Les Finlandais ont une longue histoire agricole. Ils ont réussi à rentrer dans la révolution industrielle, de façon assez incroyable, mais cela reste quand même ancré dans leur culture. Certaines personnes ont des fois l’impression que les Finlandais n’ont pas forcément tout cet aspect « cultivés » que les Français mettent en avant quand ils sont éduqués. Les Finlandais restent très enracinés dans la terre, ils gardent les pieds sur terre. Ils ont aussi un énorme respect envers la nature, ils se sentent connectées à elle. L’environnement géopolitique a dû jouer aussi. La Finlande a toujours été dans une position délicate, prise entre la riche Suède et la puissante Russie. Les Finlandais ont subi la domination des Russes, puis des Suédois, et encore des Russes… Ils sont aussi très fiers d’avoir complètement remboursé en temps et en heure leur dette de la deuxième Guerre mondiale.
Leçons finlandaises
— Revenons sur la communication. Vous expliquiez que pour les Finlandais « la parole est rare car elle a du poids ». Vous pouvez nous donner quelques précisions ?
MB. — En psycholinguistique, on parle de « gap » et « overlap ». C’est le temps entre la personne qui finit la phrase et l’autre personne qui va commencer une autre phrase. En français ou même en espagnol, on va se parler les uns sur les autres et c’est complètement normal, c’est l’overlap. En Finlande il y a toujours une pause, il y a un gap dans les échanges et jamais d’overlap. Il y a un espace de vide, de creux, de silence. Pour créer un contexte favorable à l’échange peut-être d’abord on commencera par proposer aux autres de se présenter avant nous, plutôt que de commencer la réunion de plein fouet. Il peut aussi être intéressant de faire un tour de table, de comprendre les gens et leurs attentes avant de partir sur nous-même ou notre vision des choses.
— Quelles autres valeurs faut-il connaître pour mieux appréhender la relation avec les Finlandais ?
MB. — Et il y a quelque chose de très différent par rapport à la France ou à la Belgique où je vis actuellement, quelque chose de difficile à exprimer en français, un mélange de confiance et de sérénité. La confiance, ça veut dire que l’information est bonne, vraie, qu’on peut s’y fier. En Finlande, on fait toujours très attention à la pertinence de l’information car cette information va servir à d’autres, donc on a le souci et le respect de l’autre, on ne veut pas le mettre en difficulté. En France, on peut dire « on s’appelle et on se fait une bouffe ? », et puis en fait on ne le fait pas. Si les Finlandais vous disent que vous allez vous revoir, vous allez vraiment vous revoir. Ils sont peut-être plus lents pour construire la relation de confiance ou d’amitié, mais une fois cette relation établie, elle est solide et authentique. Et c’est valable aussi bien dans le travail que dans la vie de tous les jours. L’égalitarisme, la confiance et la transparence de l’information se retrouvent la manière dont on gère l’argent. Par exemple, chacun peut savoir combien gagne son voisin (au-delà de 100 000 euros). C’est public !
— Quels sont les principaux défis entre Français et Finlandais ?
MB. — Je pense que beaucoup de Finlandais ont du mal à faire du business en France, notamment parce qu’ils n’ont peut-être pas cette finesse relationnelle nécessaire, qu’ils ont du mal à gérer l’arrogance française, qu’ils n’arrivent pas à faire les « small talk » comme on dit. Je conseillerais aux Français avant de juger un comportement qui peut justement paraître introverti ou malpoli, d’essayer de comprendre un peu la culture en amont, de prendre en compte justement la rudesse du climat qui peut faire que les Finlandais ne vont pas passer trois heures en réunion s’il faut rentrer à 15h parce qu’il y a une tempête de neige à venir. Regarder une série télé ne sera pas suffisant, il faut vraiment s’y rendre en hiver pour se faire une idée avant d’envisager toute relation business.
— Quels autres conseils pouvez-vous donner à des Français qui se retrouveraient dans la même situation que dans le cas que nous vous avons soumis ?
MB. — Prévoyez un agenda très précis, avec des objectifs très clairs. Indiquez non seulement la durée de la réunion mais aussi de chaque séquence. Vos partenaires finlandais doivent savoir pourquoi ils doivent aller à cette réunion, pourquoi ils doivent lui donner la priorité à ce moment-là. Il faut ensuite clarifier à quel moment ils vont pouvoir ou devoir prendre la parole pendant la réunion. Après ce qui est formidable, c’est qu’en général, si on développe un projet avec les Finlandais, c’est qu’il est livré en temps et en heure. La qualité du travail livré est exemplaire. Il n’y a pas de retard. Moi j’ai honte de ces ingénieurs français qui ont mis vingt ans à livrer la centrale nucléaire EPR (avec douze ans de retard !). Dans les cercles franco-finlandais, on disait pour se moquer des Français : « Ils ne savaient pas qu’il faisait -30° ! »
— Quelles sont pour vous les plus importantes leçons de vie que vous retirez de ces expériences avec les Finlandais ?
MB. — Il y a ce sujet important : c’est l’égalité entre homme et femmes. C’est un vrai sujet et ça pour moi. Moi, j’ai été élevée et inspirée par toutes ces femmes leaders en Finlande. Les femmes ici apportent un leadership vraiment plus égalitaire, sans cette dimension guerrière qu’on trouve souvent dans le jargon masculin. Et il y a autre chose. J’ai beaucoup travaillé sur la psycholinguistique. Par exemple, j’ai étudié l’accompagnement des demandeurs d’emplois étrangers en France, en Italie et en Finlande. En France, c’était « reviens quand tu parleras français ». En Finlande, on se plaçait sur un pied d’égalité. On faisait en sorte que la personne qui cherche un emploi et la personne qui aide soient au même niveau, c’est-à-dire qu’on va soit chercher quelqu’un du pays d’origine parlant la même langue, soit faire appel à un interprète. On va se mettre sur un même niveau d’égalité pour pouvoir communiquer. J’ai beaucoup appris de la culture finlandaise : aider la personne à se mettre au même niveau que soi.
— Merci vivement, Marion, pour votre temps et ces passionnants éclairages.

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