La situation en Guinée
Comme toute culture, un pays africain a sa propre complexité. Mais, au cas où ce pays serait pour son bonheur – et son malheur – doté de richesses naturelles en hydrocarbures, minerais et autres matières premières, sa complexité redouble, voire se démultiplie par la présence d’acteurs étrangers très influents et par les sollicitations de nombreux autres acteurs désireux de profiter de ses richesses.
La Guinée Conakry (cliquez sur l’image pour l’agrandir) est à ce titre un exemple douloureux de cette situation où un petit pays concentre à lui seul l’attention et les appétits des grandes puissances. A cela s’ajoutent un cocktail explosif depuis la mort du président Lansana Conté le 22 décembre 2008, le putsch militaire qui s’en est suivi, le massacre par la junte militaire d’opposants dans le stade de Conakry le 28 septembre dernier et le climat de terreur qui y règne actuellement depuis que la junte militaire a lancé une véritable chasse à l’homme nationale pour retrouver celui qui, le 3 décembre dernier, a tenté d’assassiner la chef de la junte, Moussa Dadis Camara.
Faisons donc un rapide état des lieux. La Guinée a toutes les apparences – et les réalités – d’un pays extrêmement pauvre : 9,7 millions d’habitants, une espérance de vie de 53,9 ans, un taux d’alphabétisation des adultes de 29,5%, une dette publique extérieure de 99% du PIB, un pays classé 160e sur 177 pour l’indice de développement humain.
Et pourtant, c’est un pays potentiellement extrêmement riche. On y trouve de nombreux minerais et minéraux : or, diamant, fer, manganèse, zinc, cobalt, nickel, uranium, diamant, et surtout de la bauxite (premier pays au monde pour les réserves prouvées. La Guinée attire également depuis quelques années les compagnies pétrolières car il y aurait des hydrocarbures au large des côtes de Conakry.
La France, acteur historique en Guinée
Les Guinéens tirent une grande fierté nationale pour avoir été le seul pays d’Afrique francophone à rejeter le 28 septembre 1958 le référendum du général de Gaulle visant à intégrer les colonies dans une Communauté française. Les conséquences ont été immédiates et ont durablement marqué les Guinéens jusqu’à aujourd’hui. Je cite ici un extrait d’une page du site de l’Université de Laval consacré aux politiques linguistiques dans le monde :
« Mécontente de la décision guinéenne après son vote négatif lors du référendum du 28 septembre (1958) sur la Communauté, la France suspendit immédiatement son aide. En un mois, l’administration guinéenne se vit privée de tous les techniciens et fonctionnaires français, y compris les médecins, les infirmières, les enseignants, les responsables de la sécurité aérienne, etc. »
Nous verrons plus bas en quoi cette décision peut avoir encore des effets dans les relations actuelles entre la France et la Guinée. Malgré cette décision, la France a conservé d’importants intérêts en Guinée et celle-ci a notamment adopté le français comme langue officielle.
La France et la Guinée ont signé à Conakry, le 10 juillet 2007, un accord sur la promotion et la protection réciproques des investissements. Cet accord a donné lieu en France à un projet de loi pour approbation par le parlement, lequel a été adopté le 16 avril 2009. Or, entre-temps le président Lansan Conté est décédé le 22 décembre 2008, aussitôt remplacé par une junte militaire. Dans les circonstances actuelles, l’incertitude est grande en ce qui concerne les effets de cet accord. Je renvoie ainsi aux discussions qui ont eu lieu à ce sujet au sénat le 7 avril 2009.
Or, les troubles actuels ne laissent pas présager une amélioration des relations avec la Guinée, d’autant plus que la junte a accusé hier la France d’avoir fomenté un coup d’Etat lors de la tentative d’assassinat de son chef, Moussa Dadis Camara. Rappelons qu’en Guinée sont présents notamment : Accor, Alcan-Pechiney, Axa, BNP, Bolloré, Bouygues, CFAO, Peugeot, Société Générale, Total. Or, cela fait bien longtemps que la France n’est plus seule en Guinée…
De la France à la Chine
La Chine a déjà des liens importants avec la Guinée (cliquez sur la carte pour l’agrandir). Pour s’en convaincre, il suffit de rappeler qu’en juillet 2007 la banque publique chinoise d’import-export Eximbank a annoncé qu’elle allait financer pour un milliard de dollars la construction d’un barrage hydroélectrique en Guinée. En contrepartie, les Chinois auront un accès privilégié à des mines de bauxite.
Les massacres du 28 septembre 2009 (plus de 150 morts) marquent un tournant. La France décide un embargo sur les armes, mesure susceptible en effet de se rallier la population guinéenne. Mais elle annonce également en mesure de protestation qu’elle va se désengager des travaux de reconstruction de l’autoroute Tombo-Gbessia alors même que le pays manque cruellement d’infrastructures. Cette annonce sape les effets de la première, ce dont se fait l’écho dans une tribune un analyste guinéen, Abdoulaye Baldé : « Cette mesure serait-elle de nature à aider les Guinéens ou à venger le Général de Gaulle, 51 ans après le “Non” contre le colonialisme ? »
Or, avec un pragmatisme sans vergogne, qu’annonce la Chine deux semaines seulement après les massacres ? Qu’elle est en train de négocier avec la junte pour investir entre 7 et 9 milliards de dollars dans des exploitations minière et pétrolière, mais aussi dans des infrastructures routières, ferroviaires, des ports, des hôpitaux. Ce serait là l’un des plus gros contrats jamais signés sur le continent noir.
Il y a un mois à peine, une importante réunion s’est tenue à Gaoual entre les autorités guinéennes et une société chinoise chargée de l’exécution du projet de construction de la route Labé en Guinée et Tamba au Sénégal. Il s’agissait de finaliser les détails de l’opération. La réunion « s’est achevée sur une note de satisfaction ». Cette bonne entente contraste fortement avec la colère des Guinéens suite à l’annonce du retrait de la France dans l’achèvement des travaux de l’autoroute Tombo-Gbessia…
Failles et points faibles de la Chine en Guinée
Cette présence de la Chine en Guinée est loin de faire l’unanimité. Notamment depuis l’annonce du méga-contrat avec la junte deux semaines après les massacres. Des voix guinéennes se sont élevées pour dénoncer ce cynisme. Voir ainsi le point de vue de l’écrivain Tierno Monénembo, prix Renaudot 2008 : « Cet accord nous choque et il y a de quoi ! Il est indécent. 7 milliards de dollars entachés du sang de nos femmes et de nos enfants violés en public et abattus comme des bêtes, ce n’est pas un investissement. C’est un signe de mépris, c’est une véritable provocation. »
Les autorités chinoises ont même été amenées à prendre des distances – tout du moins dans le discours – avec l’entreprise chinoise à l’origine du contrat, l’ambassadeur de Chine en Guinée poussant la mauvaise foi jusqu’à déclarer le 20 octobre : « Les projets de coopération de l’entreprise avec le gouvernement guinéen, n’engage que l’entreprise elle-même. Les projets d’investissement du CIF en Guinée n’ont rien à voir avec le gouvernement chinois. Le gouvernement chinois ne sait rien de ces projets d’investissement en Guinée. »
Il faut ajouter à cette image dégradée une méfiance grandissante de la population guinéenne vis-à-vis des produits chinois, notamment des médicaments depuis que des Chinois ont été arrêtés en Guinée en février 2009 pour trafic de faux médicaments. Cette affaire fait suite au scandale des faux anti-paludéens produits en Chine et portant la mention made in India qui a éclaté au Nigéria en juin 2008. Les conséquences en termes d’image en Afrique et dans ses relations avec l’Inde ont été si calamiteuses que la Chine avait dû admettre l’implication de son industrie pharmaceutique dans ce trafic. Or, selon Mahesh Sachdev, le haut-commissaire pour l’Inde à Abuja, il n’y a « pas de raison pour que le Nigeria soit le seul pays à importer de tels produits »
C’est dans ce contexte qu’il faut replacer le succès rencontré par Jacques Chirac avec son appel de Cotonou le 12 octobre dernier en faveur d’une mobilisation internationale contre le trafic de faux médicaments. Il serait d’ailleurs intéressant qu’une cellule de veille sanitaire soit mise en place aux côtés des Guinéens afin de lutter contre ce phénomène.
Enfin, il faut prendre en compte un durcissement à venir des relations de la Chine avec certains pays africains depuis que pour la première fois la Chine vient d’essuyer un revers au Nigeria avec le refus de la part du gouvernement nigérian de la proposition chinoise d’acheter 6 milliards de barils de pétrole pour un contrat évalué à 20 milliards d’euros.
Autres acteurs en présence dans le grand jeu guinéen
Sans prétendre à l’exhaustivité, nous devons cependant mentionner quelques autres acteurs qui font partie du grand jeu guinéen afin d’appréhender la complexité de la situation de ce pays de moins de 10 millions d’habitants:
- Les Indiens essaient de développer des partenariats avec la Guinée. Ainsi, le 2 octobre 2007, le gouvernement guinéen a signé avec l’entreprise indienne Angelic International l’achat de 100 bus. A cette occasion, le gouvernement indien a accordé un prêt de plus de 8 millions de dollars à la Guinée.
- Les Japonais se sont engagés en juillet 2008 à investir six millions de dollars dans la construction d’écoles et de collèges en zones rurales. Cette annonce intervient le jour de la pose de la première pierre des travaux d’extension du port de Boulbinet : « L’ambassadeur Sumimoto souligne que le gouvernement nippon depuis la conférence internationale de Tokyo pour le développement de l’Afrique s’est engagé non seulement à doubler son enveloppe de coopération vers l’Afrique dans les cinq ans à venir, mais aussi a créer un nouveau fonds pour inciter les sociétés privées japonaises à investir en faveur de l’Afrique […] »
- Les Russes ne sont pas moins présents mais se trouvent en difficulté actuellement, notamment sur le site d’une usine de bauxite. Le 10 septembre dernier, la justice guinéenne a annulé la vente de l’usine de bauxite Friguia au moscovite Rusal, estimant que le prix payé en 2006 était trop bas. C’est là l’aboutissement d’une série de conflits entre le management russe et les employés locaux. Vous pouvez lire à ce sujet l’excellent reportage paru dernièrement dans le Monde diplomatique.
- Les Américains viennent d’annoncer que, suite aux massacres de septembre, l’USAID et le Peace Corps (lequel évolue en Guinée depuis 1963) étaient sur le point de geler ou annuler tous leurs projets de développement en Guinée, ce qui serait fortement préjudiciable pour l’équilibre social extrêmement précaire.
- La Libye est en train de jouer un jeu trouble depuis ces événements de septembre. En effet, Kadhafi s’est prononcé contre l’Union Européenne sur l’affaire de l’embargo sur les armes à destination de Conakry. Il faut dire que, selon le site aminata.com, le cargo en provenance de Conakry qui a atterri récemment en Libye n’a pas été chargé de vivres et de médicaments comme annoncé par la junte, mais d’armes…
- Les Coréens sortent également du bois. Un groupe d’hommes d’affaires sud-coréens ont ainsi visité la Guinée en septembre dernier. Il s’agit de représentants du groupe MK International venus explorer des pistes de coopération avec Guinée dans les domaines, entre autres, des mines et de l’hydraulique.
Conclusion
Dans ce pays paradoxal, à la fois si pauvre et si riche, on trouve une multitude d’acteurs aux intérêts convergents, et donc conflictuels. Ce rapide panorama aura mis en évidence, je l’espère, les grandes lignes de la complexité des enjeux économiques et des jeux d’influence en Guinée.
Il est indéniable que la Guinée est actuellement non seulement un terrain instable politiquement et socialement mais aussi un champ de bataille économique. La maladresse des uns est aussitôt exploitée par les autres. Et dans ce mouvement de vases communicants de l’influence, les milliards passent rapidement d’un acteur à l’autre.
Il n’est pas dit que la Chine va réussir son pari de devenir incontournable en Guinée, il n’est pas dit non plus que la France est condamnée à lui laisser la place. Mais il est certain que tous les acteurs se trouvent en forte zone de turbulences. Quoi qu’il en soit, afin d’établir une feuille de route dans ce brouillard, il est absolument nécessaire de décentrer son point de vue – et notamment de ne pas négliger l’histoire, car l’homme guinéen, lui, n’a pas la mémoire courte.
Quelques suggestions de lecture:
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Trés bonne article !! je passe souvent lire ce blog, je le trouve de plus en plus intéressant. Continuez et bon courage !
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