Dans le cadre du master TraDD (Transport et Développement Durable) proposé conjointement par l’École des Ponts ParisTech, Mines ParisTech et l’École Polytechnique associées à la Fondation Renault, un groupe de mes étudiants a travaillé sur les relations interculturelles entre Français et Burkinabé.
Le point de départ de leur sujet concernait la manière d’optimiser l’aide au développement au Burkina Faso par une meilleure prise en compte du contexte culturel local. Le dossier des étudiants comprenait un entretien avec Madame Olga Ouédraogo, de cultures burkinabé et française. L’entretien, riche d’enseignements, méritait une audience plus large.
Fondatrice de Yeelen Horizon, consultante – formatrice, spécialisée en management et communication interculturels, Olga Ouédraogo travaille particulièrement sur les sujets se rapportant aux relations interculturelles avec l’Afrique.
Je la remercie pour avoir autorisé la publication de l’entretien, ainsi que pour le travail effectué avec elle afin de proposer ici une version revue et corrigée. Merci également aux étudiants qui ont mené cet entretien : Brenda Caroline Southier, Alexandre Di Cocco, Brenda Garcia Moraes, Gabriela Rubião de Miranda et Xuefei Wang.
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Comment l’aide au développement est-elle perçue aujourd’hui au Burkina Faso ?
Il y a une trentaine d’années, la notion d’ « aide » pouvait être appréciée de façon bienveillante et constructive au bénéfice des populations. Aujourd’hui cette notion risque d’être associée assez rapidement à un rapport de domination et à un regard condescendant de la part de celui qui « aide ». Ceci dit, les générations, les milieux et les niveaux d’instructions sont autant de variables qui nuancent le regard porté sur l’ « aide ». Notamment entre la vision, d’une part, des anciens qui pourraient continuer à percevoir l’aide internationale comme une forme de charité et, d’autre part, d’une partie de la jeunesse qui peut avoir le sentiment que cela revient à « vendre son âme ».
Le regard de la population locale sur l’aide au développement a donc peu changé ?
C’est que celle-ci place le pays dans une position d’assistanat vis-à-vis de l’Occident qui serait encore une fois le « pourvoyeur de solutions ». De ce point de vue, la France continuerait d’exercer un droit de regard sur les affaires du pays et serait donc en position d’imposer des décisions aux politiques selon la logique de « la main qui donne est toujours au-dessus de celle qui reçoit ». Or la jeunesse aspire à plus de liberté et d’indépendance. Même si, pour un habitant de Ouagadougou, travailler dans le milieu de la coopération internationale (comme par exemple à l’AFD) reste une chance (situation stable et avantage de l’emploi), beaucoup conservent l’impression d’alimenter ce rapport d’assistanat, et donc de domination, entre la France et le Burkina Faso.
Quelles conséquences pour les expatriés au Burkina Faso ?
Ce climat peut créer une forme de défiance envers les expatriés de la coopération internationale. Depuis quelques années le terme « aide » est d’ailleurs évité dans les discours officiels au profit de la notion de « partenariat ». Celle-ci symbolise mieux le rapport gagnant-gagnant et le respect mutuel dans lequel les organismes de coopération veulent s’inscrire.
Quels comportements doivent alors adopter les nouveaux expatriés afin de renvoyer une image différente ?
En rencontrant les Burkinabè, il est essentiel d’être dans un état d’esprit de partenaire et d’adopter une attitude correspondante. Quelqu’un qui arrive d’un pays comme la France (7e puissance mondiale) au Burkina-Faso doit être capable d’aller au-delà des réflexes condescendants et d’exprimer sincèrement un rapport d’égal à égal, et ce dès les premiers échanges. Ils sont fondamentaux pour briser la glace et atténuer les éventuels a priori négatifs.
Comment adopter cette posture ?
Il faut être capable d’aller chercher des éléments dans la vie de tous les jours qui vont l’alimenter. Trouver des points communs à travers l’histoire du pays, l’actualité, des références culturelles, sportives ou artistiques, lesquelles sont autant de facteurs de rapprochement. Identifier des différences sera alors source d’enrichissement personnel. Mais le statut d’expatrié est perçu comme un statut privilégié au sein de la société. Il est donc nécessaire de prouver sa valeur ajoutée et de pouvoir justifier à travers son apport pourquoi le poste n’a pas été attribué à un local.
Le rôle de l’intermédiaire dans les relations sociales
Existe-t-il des pratiques relationnelles burkinabé auxquelles il faut être particulièrement attentif?
L’ouverture d’esprit est importante pour comprendre et ne pas porter de jugement sur une culture nouvelle mais pour percevoir les subtilités des traditions locales. Autrement dit, l’humilité est de rigueur ! Au Burkina c’est une valeur essentielle. Par ailleurs, dans les relations interpersonnelles, il est crucial de considérer le rôle que joue l’intermédiaire. C’est un maillon essentiel de la chaîne qui favorise l’équilibre des relations sociales. Le rôle de l’intermédiaire est capital dans la mise en relation et son action doit être valorisée tout au long de la relation qu’il a permis de créer. Quand quelqu’un nous a permis d’obtenir quelque chose, il faut prendre le temps de le tenir au courant et faire attention à bien le mentionner comme acteur de l’accomplissement de l’opération.
Auriez-vous une anecdote permettant d’illustrer cette structure relationnelle peu familière aux Français ?
J’ai à l’esprit le cas de la responsable d’une association française basée à Ouagadougou, qui est révélateur du manque de vigilance de la part de certains étrangers sur ces aspects. Cette responsable, Mme B, a eu recours à son réseau burkinabé à qui elle a exprimé son besoin de financement pour organiser un événement dans le cadre des ses activités. Parmi ses contacts burkinabé, elle sollicite Mme S qui va mobiliser son réseau personnel afin de l’aider à trouver un sponsor. Elle parvient ainsi à convaincre le mari d’une amie, qui à son tour obtient d’une personnalité influente de son réseau, un rendez-vous avec Mme S. Au cours du rendez-vous, elle met en relation Mme B, son équipe et le financeur potentiel. Pendant cette rencontre, il n’y a pas eu d’engagement pris mais promesse a été faite d’examiner la demande. Quelques semaines plus tard, bonne nouvelle : la personnalité accepte d’accorder son soutien financier. Et les mois suivants, l’événement se tient en grande pompe.
Tout est bien qui finit bien ?
Non ! L’intermédiaire, Mme S, n’a jamais été informée de l’aboutissement de l’opération ! Et encore moins de l’obtention du soutien financier. Deux mois plus tard, à l’occasion d’une rencontre fortuite entre le généreux donateur et Mme S, celle-ci a appris l’octroi des fonds. Étonnés, les deux interlocuteurs n’ont pas compris et, très gênée, Mme S a dû s’excuser platement pour ne pas s’être manifestée plus tôt pour exprimer sa gratitude au sponsor.
C’est donc un malaise en cascade qui se déclenche ?
C’est cela. Elle m’a confié avoir eu honte car son devoir consistait à adresser formellement ses remerciements à toute la chaîne des intervenants : le sponsor, bien sûr, mais aussi, son amie et le mari de celle-ci. Par ailleurs, chacun a rempli ici la fonction indispensable d’intermédiaire. De son côté, la personnalité n’a pu faire valoir son geste de générosité auprès de son réseau, ni auprès de Mme B. dont il doute désormais de la capacité à reconnaître la valeur de sa contribution. Ainsi l’absence de transmission a mis à mal l’efficacité d’une chaîne de solidarité qui repose beaucoup sur la capacité à marquer sa reconnaissance. Dans cette confusion, l’intermédiaire risque de passer pour quelqu’un d’ingrat qui ne mérite plus la confiance de cette branche de son réseau. Quant à l’association et à Mme B, leur réputation est entachée et il y a fort à parier qu’à la prochaine occasion elle ne pourra plus compter sur beaucoup de monde.
Alors, maladresse ou simple oubli ?
En France, la recherche d’une certaine efficacité ou productivité va de pair avec la volonté de gagner du temps. De la même façon, la tendance sera de se focaliser sur les deux parties qui sont immédiatement concernées par une affaire. De ce point de vue, si quelqu’un bâtit sa relation nouvelle sans mentionner explicitement le rôle de l’entremetteur, il ne sera pas nécessairement perçu comme ingrat ou indigne de confiance. A l’inverse dans le contexte burkinabé, pour montrer sa reconnaissance, il s’avèrera judicieux de « marquer le coup », en réservant tout l’espace-temps qu’il faut et le formalisme qui sied.
Tisser des liens, établir la confiance
Voilà qui est loin des habitudes françaises ! Quelles compétences interculturelles faut-il maîtriser pour un bon relationnel avec les habitants ?
Parmi les attitudes à privilégier, je pense à la capacité d’adapter son discours au rythme de la conversation. Trop souvent, on constate chez les Français un désir de presser leur interlocuteur en terminant ses phrases ou en l’interrompant. Il faut résister à cette propension d’accélérer le débit des propos sous prétexte que le Burkinabè parle moins vite que le débit moyen en France. En plus de paraître impoli, on peut passer à côté d’informations précieuses, d’un échange riche, ce qui risque de biaiser notre compréhension de la pensée de notre interlocuteur.
On parle souvent du sens de l’hospitalité des Africains. C’est le cas avec les Burkinabè ?
Tout à fait. Au Burkina, l’étranger est considéré comme sacré et digne de tous les honneurs. On accorde une grande importance à l’hospitalité qui est érigée en valeur nationale. On tient à lui montrer qu’il est comme chez lui. Néanmoins, ce sens de l’accueil et cet enthousiasme ne doivent pas occulter la nécessité de bâtir une relation de confiance sur le long terme. Beaucoup font l’erreur de penser qu’être invité à partager un repas signifie faire partie du groupe ou de la famille. Or, cela ne s’acquiert qu’à travers de nombreux échanges reposant sur le respect et sur l’intérêt réel que l’on accorde à ses interlocuteurs. Il faut mériter la confiance qui arrivera progressivement.
Vous avez un exemple de pratique culturelle liée à l’hospitalité ?
Au Burkina, nous avons le rituel de « l’eau de l’étranger ». Il consiste à offrir systématiquement une boisson d’accueil à son visiteur. C’est un geste symbolique d’hospitalité qu’il convient d’accepter comme tel. Notamment en portant simplement le récipient à ses lèvres si l’on n’a pas soif. De même, avant de quitter son hôte, il est de coutume de « demander la route ». C’est une formule de courtoisie qui permet de signaler respectueusement son intention de se séparer de la personne qui vous a reçu.
Comment l’expatriée française est perçue par rapport à la place de la femme dans la société burkinabé ?
Dans ce contexte, j’aurais tendance à dire que le statut d’expatriée comptera plus que celui de « femme » dans les relations professionnelles. Ceci dit, dans une société patriarcale où la majorité des postes à responsabilités sont occupés par des hommes, la figure d’autorité est généralement masculine. En particulier dans le milieu de l’entreprise, il reste le modèle dominant. Les femmes auront d’autant plus d’efforts à fournir pour surmonter les a priori. Malgré tout, beaucoup de femmes bukinabé sont des leaders, managers, dirigeantes, personnalités politiques ou associatives. De plus, les jeunes générations semblent plus enclines à reconnaître aux femmes la place qu’elles méritent. S’agissant de la femme expatriée, il conviendrait qu’elle trouve la juste mesure entre proximité et réserve. Trop de familiarité ne servira pas nécessairement son image et sa respectabilité. A l’inverse, mettre trop de distance c’est risquer de passer à côté de relations riches et constructives. Ces dernières sont précieuses, aussi bien pour faciliter l’intégration sociale que l’efficacité au travail.
Que faut-il savoir concernant la tenue vestimentaire ?
La tenue vestimentaire appropriée sera celle qui prendra en compte les considérations locales. Par exemple, le rapport aux jambes est assez différent de la France, il serait préférable d’éviter les tenues trop courtes quand on est cadre ou manager.
Une société entre tradition et modernité
Comment les croyances animistes imprègnent le quotidien des Burkinabè ?
C’est un sujet complexe et je n’en suis pas spécialiste. Ceci dit, dans mon expérience, le quotidien en est imprégné de multiples façons. Des petits rituels du quotidien aux grands évènements (mariages, funérailles, naissances), les pratiques animistes sont omniprésentes. A mon sens, les nombreuses cérémonies et rites qui perpétuent les traditions sont indissociables de la spiritualité et de la philosophie animiste. Dans notre contexte, il est courant par exemple de croire en la présence et au pouvoir des ancêtres, à leur influence sur le monde des vivants. L’esprit de ces derniers peut donc être invoqué et sollicité pour quantité de raisons : bénédiction, prise de décisions, intercession etc. A ce titre, le rapport à la vie et à la mort est assez caractéristique. De façon globale, le monde de l’invisible est relié à celui du visible. Amadou Hampaté Ba disait qu’en Afrique « la vie est conçue comme une unité où tout est relié, interdépendant et interagissant ».
Des exemples de ces rituels ?
En milieu rural en particulier, il est assez ordinaire d’offrir à boire aux « djinns » ou aux esprits, en versant sur le sol quelques gouttes de sa boisson avant de la porter à ses lèvres. Par ce geste, on leur fait acte d’offrande tout en s’assurant qu’ils bénissent ce que nous allons consommer. Il y a aussi les sacrifices d’animaux qui se pratiquent tout autant, comme égorger une poule et la laisser retomber au sol, puis selon la position de l’animal, on arrive à décrypter la volonté ou la décision d’un ancêtre. De façon générale, le contexte animiste accorde une grande valeur au respect de la nature et à tous ses éléments. Il n’est pas rare de formuler des mots d’excuse pour accompagner les gestes visant à porter atteinte à l’intégrité de la nature, comme de couper un arbre par exemple.
Au final, peut-on dire qu’au Burkina Faso la pratique des affaires concilie tradition et modernité?
Disons que le cadre burkinabé moyen saura se comporter selon les codes internationaux (langue, technologies, codes vestimentaires etc.) tout en exprimant des croyances et des usages davantage liés à ses valeurs traditionnelles. D’ailleurs, peut-on vraiment identifier une séparation franche entre ces deux mondes ? En effet, la réalité est bien plus complexe. Et selon l’environnement dans lequel il est plongé, soit il navigue de l’un à l’autre, soit il cherche l’équilibre entre les deux. Mais, malgré ses efforts, sur certains impératifs professionnels, la manœuvre peut se révéler ardue et relever de l’équilibrisme, comme dans la gestion des imprévus, la gestion des relations sociales ou du temps.
Merci beaucoup Madame Ouédraogo d’avoir pris du temps pour ces échanges extrêmement instructifs.
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