Retour à Fukushima
L’année dernière, j’avais mis en ligne un article sur les facteurs culturels liés à la panique et à la peur en mettant en évidence la différence de réaction entre Français et Japonais suite à la catastrophe de la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi.
Je propose à présent trois articles autour de la catastrophe de Fukushima afin d’alimenter la réflexion sur les facteurs culturels liés à la culture de la sécurité. Il s’agit de s’interroger sur les leviers et les obstacles culturels favorisant ou empêchant le développement de la gestion des risques et des facteurs humains propices à cette gestion des risques.
Cette question a déjà été abordée sur ce blog, notamment à travers le cas de la compagnie aérienne Korean Air ou de l’aéronautique à l’épreuve de la matrice culturelle française. Pour ce premier article, je m’intéresse à un détail en apparence tout à fait anodin : l’usage du fax plus fréquent au Japon que dans n’importe quel autre pays au monde.
Splendeur et misère du fax
Quand avez-vous utilisé un fax pour la dernière fois ? Certains se souviennent peut-être d’un contrat ou d’un document officiel envoyé par fax il y a quelques semaines ou quelques mois. Le fax a l’avantage de garantir des éléments de preuve et de signature. Pour d’autres, il vaudrait mieux demander : quand avez-vous vu un fax pour la dernière fois ?
La génération qui a grandi avec internet ne connaît pas les délicieux tourments de l’envoi par fax. Dans les années 80, on avait dans les entreprises autant d’égards et d’admiration pour celui qui savait faire fonctionner le fax qu’à la maison pour celui qui savait programmer le magnétoscope. Aujourd’hui, le fax est associé à une époque révolue pour la plupart d’entre nous. Cependant, il ne faut pas généraliser ce constant à outrance. Le fax reste encore un important moyen de communication dans certains pays.
J’ai pu le vérifier personnellement en Arabie saoudite où le fax reste prédominant dans les entreprises et l’administration. Il y a pour les Saoudiens un côté rassurant dans le fait d’obtenir un support physique par la voie électronique. L’inconvénient est la lenteur de ce mode de communication comparativement à l’email, ainsi que l’utilisation d’une grande quantité de papier et d’encre – mais si l’on a pris le temps de faxer 30 pages de spécifications ou de contrat, n’est-ce pas un signe d’engagement et de confiance de l’expéditeur vis-à-vis du destinataire ?
Le fax reste très présent dans des pays parfois surprenants. Par exemple au Japon, un pays pourtant en pointe pour les nouvelles technologies et la communication par internet et téléphone portable. Le Japon est le pays du monde où l’on compte le plus de fax par millier d’habitants (93 fax contre 55 aux Etats-Unis, le deuxième pays, source ici). Voici une carte où j’ai reporté les pays comprenant le plus de fax par milliers d’habitants – le Japon se détache nettement :
Le Washington Post mentionne quant à lui une statistique japonaise officielle de mars 2012 selon laquelle 59% des foyers japonais seraient équipés de fax. C’est une proportion vraiment importante qui cependant ne fait pas la différence entre le fait de posséder un fax et le fait de l’utiliser. Il faut voir là un reliquat des années 80-90 où le fax a connu un très grand succès au Japon. A l’image des foyers français possédant encore un minitel dans les années 2000 et le laissant prendre la poussière, on peut tout à fait supposer que les foyers japonais ont conservé un équipement acquis dans les années 90 mais en l’utilisant de moins en moins.
Les raisons d’un engouement
Différentes explications sont avancées pour expliquer la forte présence du fax au Japon. La première tient au facteur historique : le Japon a été le premier pays à adopter le fax à la fin des années 70. Depuis plus longtemps et sur une plus vaste échelle qu’ailleurs, le fax est entré dans la vie quotidienne des entreprises et des familles japonaises, à tel point qu’il prend plus de temps à en sortir.
En outre, cet ancrage est renforcé par certains particularismes culturels. Dans son livre Confucius Lives Next Door, Tom Reid attribue le succès du fax dans les foyers au système très compliqué des adresses au Japon : il est toujours plus simple de faxer à vos invités le plan pour se rendre chez vous que de l’expliquer par téléphone.
Le Washington Post avance d’autres raisons culturelles, dont la « dévotion traditionnelle » pour le papier et l’écrit manuscrit, ou l’importance du document imprimé qui circule de main à main lors des réunions et dans les différents niveaux de l’administration. Une Japonaise, propriétaire d’une agence immobilière, met en avant la « fiabilité » que lui inspire le fax. La signature, l’aspect formel et la reconnaissance officielle du document faxé à titre de preuve sont autant d’éléments renforçant la confiance des Japonais dans le fax.
Il faut aussi mentionner la complexité de la langue japonaise. Dans les années 80 et 90, il était plus simple et plus rapide d’écrire un courrier et de le faxer que de le taper sur ordinateur et de l’envoyer par la poste. Le fax est encore utilisé aujourd’hui par les gens âgés qui sont peu à l’aise avec le clavier. Enfin, le Washington Post met en évidence une raison économique, en mentionnant le monopole de l’Etat sur les lignes de téléphone qui maintenait un coût élevé des abonnements internet. Alors qu’à la fin des années 90 se développait la communication par email, l’utilisation du fax restait donc toujours très importante.
Fax et gestion de crise
Pourquoi ces développements autour du fax comme objet culturel dans le contexte japonais ? C’est que l’année dernière j’ai été frappé par la lecture d’un article du Wall Street Journal au sujet de la catastrophe de la centrale de Fukushima Daiichi, ou plus précisément au sujet du plan d’urgence de la centrale japonaise. Cet article s’intitule Japanese Plant Had Barebones Risk Plan et pourrait être traduit par : La centrale japonaise avait un plan de gestion de crise réduit au minimum.
Le journal s’est procuré le plan d’urgence de TEPCO détaillant pour Fukushima Daiichi les procédures à appliquer en cas d’incident. Et l’outil qui apparaît au cœur de la communication de crise, c’est le fax. Ci-dessous, voici un des documents examinés par le Wall Street Journal, où figure la liste de tous les organismes à contacter par fax :
Dans le plan d’urgence de Fukushima Daiichi, une section ordonne aux responsables de la centrale d’informer le ministre de l’Industrie, le gouverneur local et les maires des environs « tous en même temps, en moins de 15 mn ». Dans certains cas, il est conseillé aux responsables de s’assurer par un coup de téléphone que leur fax est bien arrivé. En situation d’urgence, la redondance – c’est-à-dire la répétition du message pour s’assurer de sa bonne réception et de sa bonne compréhension – est une nécessité pour assurer l’efficacité de l’action.
Mais on peut rester dubitatif sur la lenteur de cette redondance lorsque le message émis doit d’abord être rédigé à la main ou tapé puis imprimé, ensuite faxé à de nombreux destinataires, et enfin suivi d’un coup de téléphone pour s’assurer de sa bonne réception. Cette procédure lourde et consommatrice de temps et d’énergie peut être acceptable en cas d’incident mineur. Or, elle est totalement inadaptée en situation de catastrophe.
En fait, le fax est resté le moyen de communication privilégié dans ce cas précis parce que les autorités japonaises du nucléaire – aussi bien publiques que privées – n’étaient pas capables d’envisager un incident majeur. Comme il est écrit dans le rapport établi par la centrale de Fukushima Daiichi sur son propre protocole de gestion des accidents (source Wall Street Journal) :
« La possibilité que se produise un accident grave est si infime que, d’un point de vue technique, elle est pratiquement impensable. »
Or, c’est là me semble-t-il une contradiction culturelle. En effet, comme nous le verrons dans le deuxième article, le Japon a développé une culture des catastrophes. L’impensable fait justement partie de l’horizon de la pensée et de la représentation, comme par exemple la disparition du Japon décrite en 1973 par le romancier Sakyo Komatsu dans La submersion du Japon. C’est ce que rappelle le spécialiste du Japon, Pierre Souyri, dans le Figaro :
« Les Japonais sont très travaillés par les catastrophes. Il y a deux thèmes principaux qui reviennent : la peur de la submersion du Japon et la légende de Godzilla, un monstre qui serait réveillé par un bombardement atomique et qui serait à l’origine de catastrophes. Dès le XIXe siècle, les Japonais avaient créé le mythe du poisson-chat : un énorme poisson-chat dormirait sous le Japon et parfois, excédé par la folie des hommes, il remuerait le dos ce qui créerait tremblements de terre et tsunamis. »
Comment avec un tel soubassement culturel les responsables de Fukushima Daiichi peuvent alors affirmer que l’accident majeur était « pratiquement impensable » ? N’est-ce pas l’indice d’une grave déconnexion de ces responsables, non seulement avec la réalité (situation géographique de la centrale en bord de mer et proche de zones sismiques), mais aussi avec la culture des catastrophes si spécifiquement japonaise ?
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Je ne connais pas de foyer japonais autour de moi à Tokyo équipé d’un fax mais comment peut-on mentionner l’hypothèse d’un parc installé de téléphone-fax dans les foyers sans se référer au barrage publicitaire qui a eu lieu dans mon souvenir vague il y a une dizaine d’années ou plus pour inviter le consommateur à s’équiper d’un objet fort peu utile. Sur cet hypothétique 59% de foyers équipés, combien de ces machines sont effectivement utilisées en 2012 quand le moindre producteur de citrons au fin fond du sud du Japon propose ses fruits sur son site web? Visiter la papeterie du coin pour connaître la disponibilité de papier pour fax serait un moyen efficace de moduler ce chiffre qui n’est peut-être pas faux, mais si on devait aussi baser une hypothèse de degré de mélomanisme sur la base du parc installé de pianos électriques qui servent d’étagères, ou de fours à pains de mie laissés en jachère après la courte phase d’enthousiasme ensemencé par les médias, on risque d’être surpris.
Ce défaut de prendre en compte la puissance du marketing alliée au suivisme consumérisme est suprenant. Le nombre de fax familiaux qui prennent la poussière est certainement non-négligeable. J’attends avec curiosité votre lecture de la “culture des catastrophes” si spécifiquement japonaise avec vos sources locales plutôt qu’un Pierre Souyri. Il y a effectivement lieu d’être travaillé par les catastrophes vu le lieu ici. N’oubliez pas de prendre aussi en compte le séisme de Kobé.
@Lionel – Et combien de vélos d’appartement et de planches à abdominaux dorment dans des caves et placards? Ce ne serait pas le meilleur moyen de recenser les pratiquants de sport!… 🙂 Merci pour l’humour de votre commentaire et pour vos conseils.
Pour info, voici des statistiques récentes sur la présence fax dans les foyers japonais: