Il faut se méfier de ses réactions à chaud. Le manque de recul est toujours néfaste à l’analyse. Mais parfois, certains cadrages sont nécessaires car il est des confusions dangereuses qui sont tellement entrées dans le débat public que les journalistes n’y prêtent plus du tout attention. Sur Europe 1 hier, Bernard Kouchner s’est livré à l’une de ces confusions à propos du projet de loi contre la burqa (le projet de loi vise en fait à interdire « une tenue destinée à dissimuler son visage »).
C’est à 0’50 sur la vidéo ci-dessous :
Voici la transcription de ce passage :
« Et vous trouverez très peu de femmes, en dehors des fraîches converties, qui souvent d’ailleurs ne sont pas d’origine musulmane mais d’origine française, en dehors de cela vous trouvez très peu de femmes qui sont contre cette loi. »
Passsons sur l’expression peu élégante “fraîches converties”. Ce qui frappe ici, c’est la question de l’origine appliquée au fait d’être musulman. Certes, on peut appartenir à une religion d’origine musulmane, chrétienne ou juive – origine signifie alors le contexte religieux particulier d’où provient l’identité personnelle en tant que croyant. C’est la source et le commencement d’une expérience. Kouchner avait certainement ce sens à l’esprit quand il a prononcé cette phrase.
Or, ce sens entre en collision avec un deuxième, celui de l’origine comme appartenance à une nation : pas d’origine musulmane mais d’origine française. Cette expression reste problématique. Est-ce l’origine au sens de l’ascendance et de la généalogie, au sens du milieu d’origine ou au simple sens de possession de la nationalité française ? Dans un article intitulé, L’identité nationale française en question(s), j’avais rappelé en quoi la question de l’origine au sens de l’ascendance avait été au cours de l’histoire de France séparée de la question de l’identité nationale.
Kouchner met ainsi sur le même plan religion musulmane et identité nationale selon le principe du tiers exclu (pas d’origine musulmane mais d’origine française). Ce faisant, il conforte deux idées reçues :
- être musulman, ce serait être d’un pays musulman
- être français, ce ne serait pas compatible avec être musulman
Or, il faut remarquer que si cette confusion est de plus en plus fréquente dans les médias et chez les hommes et femmes politiques en France, on la retrouve également avec une fréquence grandissante chez les musulmans eux-mêmes. D’un côté comme de l’autre, on entend parler non plus d’un homme musulman ou d’une femme musulmane mais d’un homme d’origine musulmane ou d’une femme d’origine musulmane. Voilà qui est tout à fait symptomatique de la crispation actuelle sur les incessants renvois à l’origine d’une personne.
Une fois cette question de l’origine placée comme un centre vide au cœur des débats (centre vide car il s’agit là d’une obsession jamais formulée sauf par l’extrême droite), ceux-ci tourneront eux-mêmes à vide. Par rapport à cette question, il n’y a qu’une alternative :
1) Soit l’on assume clairement cette obsession de l’origine : si l’on reste dans le cadre d’un jugement de valeur porté sur les autres cultures, c’est la porte ouverte aux plus dangereuses dérives (dérives difficiles à éviter quand on voit les difficultés à digérer ne serait-ce que l’histoire coloniale de la France, cf. sur ce blog cet article et celui-ci) ; sinon, c’est le passage à une société à l’américaine décomplexée par rapport à sa composition ethnique (passage qui se heurte à la vocation universaliste de la France, d’où de fortes réticences à mettre en place ne seraient-ce que des statistiques sur l’origine ethnique des Français ou des mesures en faveur d’une immigration choisie).
2) Soit l’on évacue cette question-là comme une pollution dans le débat public et une contradiction par rapport à la tradition de la France moderne qui sépare l’identité nationale de la question de l’origine. Voilà qui supposerait de quitter le terrain idéologique et émotionnel pour entrer dans une analyse historique sur la place de la France dans le monde, et surtout sur la vision de cette place dans l’avenir, donc sur la construction d’un projet commun – mais avons-nous des élites politiques à la hauteur de cette ambition?).
On le voit avec les débats récents sur l’identité nationale ou sur la burqa, nous sommes loin d’avoir une position claire sur la question. Or, dans cet entre-deux, il n’y a de place que pour la confusion. Une confusion dangereuse car il n’en sortira aucune solution et, on peut le parier, les antagonismes ne feront que s’aggraver.
Voyez enfin comme signe de cette confusion l’avis alambiqué du ministre des Affaires étrangères sur la loi contre la burqa. Après avoir indiqué que la distinction entre des lieux publics (où la loi devra s’appliquer) et des lieux non-publics était « démagogique » et « pas possible », il précise ainsi sa position: « Nous avons peut-être besoin d’une loi, j’ai compris que pour la dignité de la femme, il fallait le faire. Il ne s’agit pas d’une affaire religieuse, il s’agit d’une affaire de dignité, de solidarité, de compréhension de la marche du monde. »
Quelques suggestions de lecture:
- Un coup de gueule salutaire de Badinter
- Dangereuses simplifications : Batman à Clichy et clichés dans Le Monde
- Un stage de culture arabe pour la police nationale
- L’identité nationale française en question(s)
- « Les Français, c’est les autres » : une séquence aux effets pervers
- L’humour de Maz Jobrani, arme de destruction massive des stéréotypes
Je trouve votre analyse fort subjective de cette notion d’origine déclinée par BK. Dans l’exercice de la communication en live et en réponse à des sollicitations journalistiques, il n’est pas improbable de s’emmeler les pinceaux dans des termes à la définion mal maîtrisée (dans le cadre de l’exercice).
Il était possible de lui appliquer le bénéfice du doute.
Néanmoins je conçois que sur un tel sujet le droit à l’erreur est limité et qu’il lui appartient de maîtriser son discours.
Ce qui personnellement m’importe c’est sa position tranchée en faveur d’une loi (en tout cas d’un dispostif) conduisant à l’interdiction d’une pratique dégradante.
Bonjour Fred, je suis bien d’accord pour dire qu’il n’y avait certainement pas de la part de Kouchner une volonté délibérée de faire cette confusion. Je prends ce micro-événement au sens d’un symptôme, et non comme la maladie elle-même. Mais, justement, ce qui m’étonne, c’est que cela n’étonne pas les journalistes qui ne font pas remarquer cette confusion, car, finalement, elle est devenue tellement banale qu’elle surgit en direct et sous pression des questions des journalistes, avec l’évidence d’un lapsus.
C’est cette banalisation que cet article essaie de pointer du doigt: d’où vient-elle? quelle est sa généalogie? comment s’est-elle constituée?…
Je sais que cet article n’est pas récent, mais je viens de le découvrir.
Pour répondre à vos questions, deux excellents ouvrages de deux auteurs que j’apprécie particulièrement : Tzvetan Todorov, dans La peur des barbares et Amin Maalouf, dans Le dérèglement du monde.
Ceci dit, que l’on évacue la question des termes employés pour formuler une prise de position comme étant indépendante ou superflue est justement ce qui fait problème dans cette prise de position…
La confusion des mots ou le manque de précision est révélatrice d’une réaction émotionnelle. Or, là nous ne sommes pas dans le cadre d’un micro-trottoir où s’exprime Mr ou Mme Toulemonde…
Merci pour les références, ym. C’est noté!