Dans cette vidéo, Soro Solo, journaliste ivoirien, part d’une anecdote à propos du beurre de karité pour en faire magistralement le symbole des malentendus culturels entre la France et les pays africain. Cette présentation fait partie d’une série de conférences publiques mises en ligne par TEDx Paris.
Si vous n’avez pas le temps de visionner cette intervention d’une douzaine de minutes, j’en fais ci-dessous le résumé accompagné de quelques commentaires.
Voici la biographie de Soro Solo provenant du site TEDx Paris:
Souleymane Coulibaly, alias Soro Solo, journaliste culturel est originaire de Côte d’Ivoire. Découvreur de talents, il a accompagné l’ouverture de l’Europe aux musiques africaines. Il a collaboré aux magazines de RFI pour lesquels il fait des reportages et à plusieurs émissions sur France Inter, dont “l’Afrique Enchantée” qui, après trois saisons estivales, est désormais programmé à l’année.
Soro Solo était jusqu’aux événements de 2002 le plus fameux des journalistes culturels de Côte d’Ivoire. Avec plus de vingt heures d’antenne hebdomadaire et une voix reconnaissable entre mille, il reçoit deux fois le prix du meilleur journaliste du pays (prix Ebony, 1993 et 1994). Son émission “le grognon”, lancée en 1989, lui vaut une grande popularité car il y évoque les dérapages des services publics ivoiriens à partir de témoignages sur les gabegies et petits arrangements avec l’administration. En 2002, après plusieurs voyages en France, Soro Solo retourne à Abidjan pour y découvrir que son nom figure sur une liste de personnes « interdites d’antenne jusqu’à réorganisation des services ». Des membres de sa famille sont assassinés. En janvier 2003, il quitte son pays et s’envole pour la France. Il obtient l’asile politique et est accueilli par « son frère » Vladimir Cagnolari et sa famille. Depuis, Soro Solo a collaboré à de nombreux magazines sur RFI. En août 2005, il est l’auteur et le narrateur des chroniques “Je vous écris de France” (lettres d’un Africain fraîchement débarqué en France, écrivant à son cousin resté au village). En 2006 avec Vladimir Cagnolari il produit et co-anime “l’Afrique Enchantée” pour la grille d’été de France-Inter. Et depuis 2 ans, le vieux père Soro Solo et son complice Vladimir, emmènent les auditeurs à la découverte du continent africain, sous un angle thématique.
1. L’enfance au village : deux modèles de société (0’ – 1’40)
Soro Solo commence par évoquer son enfance dans un village ivoirien au moment où la Côte d’Ivoire est encore une colonie française. Pour rappel, la Côte d’Ivoire a accédé à l’indépendance le 7 août 1960 – d’où l’importance de l’année 2010 où sera célébrée la fin de la colonisation pour 13 autres Etats africains.
Soro Solo, scolarisé dans un établissement catholique privé, a grandi dans une société où coexistaient deux modèles : le modèle traditionnel ivoirien et le modèle moderne français. Or, ces deux modèles sont fortement antagonistes. Il s’agit pour les Français de substituer un modèle à l’autre. C’est l’histoire de cette substitution que nous raconte donc Soro Solo à travers l’anecdote du beurre de karité.
2. Du beurre de karité à Molière (1’40 – 5’00)
Dans son village, le beurre de karité avait traditionnellement de multiples fonctions. Utilisé à des fins culinaire, thérapeutiques, cosmétiques, le beurre de karité servait également aux rites d’initiation lors du passage de l’enfance à l’âge adulte. Il s’agissait donc d’un produit fondamental au croisement de multiples aspects de la culture traditionnelle ivoirienne.
Dévaloriser ce produit signifiait déraciner la culture ivoirienne. Les Français ont procédé en stigmatisant la forte odeur du beurre de karité. Les nouveaux produits des Français étaient alors apportés par le « vent de la modernité ». La modernité, c’était l’huile raffinée, c’était une nouvelle façon de se vêtir, de se soigner, c’était la lecture et l’écriture, c’était connaître Molière par cœur et, comme le dit si bien Soro Solo, une « nouvelle façon d’imaginer son imaginaire ».
3. La langue française, instrument de soumission (5’00 – 6’28)
Si le beurre de karité se trouvait au croisement de multiples pratiques culturelles, la langue est au cœur de l’identité culturelle. Soro Solo insiste ainsi sur le traumatisme qu’a constitué la nécessité d’oublier sa propre langue au profit du français. Même avec ses propres parents, il fallait parler français sous peine d’être dénoncé à l’instituteur du village.
Si l’enfant était pris en flagrant délit de parler sa langue natale ou de mal parler français, il subissait alors la punition du « Symbole » : il s’agissait de passer autour du cou de l’enfant un crâne d’âne et de l’envoyer faire le tour du village. Outre l’humiliation terrible subie par l’enfant, ce procédé se chargeait d’une puissante dimension politique dans la mesure où l’enfant faisait l’expérience de ce que son pays risquait s’il ne se soumettait pas. Tout l’enjeu pour la France sera alors de coupler cette soumission au désir afin d’obtenir une forme de “servitude volontaire”, pour reprendre l’expression de La Boétie.
4. Le désir de la France (6’28 – 8’05)
Le désir, l’appareil fantasmatique, la manipulation des rêves seront alors les instruments de la domination. Dans les villages africains, la France « fait rêver », elle apparaît « belle », « grande ». Ses produits manufacturés remplacent les produits traditionnels, ses livres remplacent la culture orale, ses contes et son histoire se substituent aux récits ivoiriens.
Progressivement, le conflit culturel entre le modèle ivoirien traditionnel et le modèle français moderne s’aplanit dès lors que le second prend le pas sur le premier dans les imaginaires. Cette vaste entreprise de substitution des imaginaires n’est pas anodine, ses effets ne cessent pas avec la fin de la colonisation, elle se poursuit encore aujourd’hui, lentement, insidieusement, avec l’image que la France projette d’elle-même et qui continue de correspondre à ces modèles qui ont contaminé l’imaginaire africain.
Mais elle s’affaiblit avec le temps, elle refluera un jour, déjà le français perd de son influence en Afrique du Nord et ailleurs, déjà certains discours paternalistes des autorités françaises ne passent plus [1. Voir la réponse d’historiens et penseurs africains au discours de Dakar de Sarkozy dans le Petit précis de remise à niveau sur l’histoire africaine à l’usage du président Sarkozy, La Découverte], un vide se crée, faisant appel d’air pour d’autres acteurs avides de profiter des richesses de l’Afrique. Voyez notamment les actions chinoises en Afrique en ce début d’année dans l’article 2010 : une nouvelle année chinoise en Afrique ou bien la manipulation de l’histoire africaine par les Chinois dans L’illusion de simultanéité.
Conflit ou rencontre des vérités (8’05 – 12’49)
Etonnement de Soro Solo lorsqu’il découvre un jour du beurre de karité dans un supermarché français… Ainsi, ce produit qui avait été dévalorisé par les Français pour en détourner les sauvages, se retrouve aujourd’hui mis en avant par ces mêmes Français ! En outre, le discours qui accompagne ce produit vante sa dimension biologique et ses vertus naturelles, autant d’éléments appartenant originellement à la culture ivoirienne mais dont il avait fallu se détourner de force.
Par une curieuse ironie de l’histoire, tous les éléments de la culture traditionnelle qui avaient été dénigrés au profit de la modernité, se retrouvent aujourd’hui valorisés. Or, il faut ajouter une dimension que signale à peine Soro Solo, notamment lorsqu’il parle du bio : la valorisation occidentale des éléments traditionnels d’autres cultures se fait également selon des critères occidentaux. Il serait en effet intéressant de mettre en évidence ce qui dans la world music, la gastronomie étrangère, les habits, etc., relève d’une part d’un effet de mode, d’autre part de préoccupations uniquement occidentales…
Laissons pour finir la parole à Soro Solo qui cite une parole de sagesse de Côte d’Ivoire : « Ta vérité plus ma vérité nous permettent tous les deux d’aller vers la vérité. »
Pour poursuivre la réflexion, je vous invite à consulter notamment les articles suivant:
- Le jardin tropical de Paris: friche mémorielle de la mémoire coloniale, Autopsie d’un haut lieu de la mémoire coloniale (à propos de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration – CNHI – et du palais de la Porte dorée)
- Approche des différences culturelles: l’art difficile de rendre visible l’invisible (à propos de la CNHI et du cas de Tidjane Thiam)
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