Voici une étude de cas pour donner suite à l’article La communication indirecte – exemples, observations et réflexions.
La catastrophe du Golfe du Mexique
Le 20 avril 2010, la plateforme pétrolière Deepwater Horizon de la compagnie britannique BP explose dans le Golfe du Mexique. La catastrophe provoque la mort de onze personnes et une gigantesque marée noire. Il faudra cinq mois pour maîtriser la fuite. Le PDG de BP, Tony Hayward, démissionne de ses fonctions le 27 juillet 2010. Il dirigeait la compagnie britannique depuis 2007.
L’explosion est le résultat de toute une série de dysfonctionnements techniques et de violations des règles de sécurité. L’économie sur les coûts et la recherche effrénée de la rentabilité ont relégué au second plan les questions liées à la sécurité. Par exemple, onze heures à peine avant l’explosion, un représentant de BP demandait à l’un de ses sous-traitants travaillant sur la plateforme de remplacer les boues de forage par de l’eau de mer. Or, la boue permet d’avoir un indicateur fiable du déroulement des opérations en évaluant la quantité de boue qui suit le forage ou qui s’en échappe. L’eau de mer est plus économique que la boue, mais elle se mélange avec l’eau de mer et n’indique donc plus rien.
Une catastrophe ne commence pas au moment où elle survient. Si sa dimension spectaculaire et tragique focalise l’attention sur l’instant, il faut cependant prendre garde à la resituer dans un contexte plus profondément ancré dans le temps. BP a fait son propre rapport d’enquête (ici, pdf). Or, comme le note le rapport de la commission indépendante mise en place par Barack Obama, quand on lit le rapport de BP :
« Il apparaît que, pour BP, l’accident est survenu le 20 avril à 21h49 alors que, d’une certaine façon, l’explosion a commencé début 2009 quand ils ont initialement conçu le puits. »
Autrement dit, le rapport d’enquête ne doit pas se limiter à la description des effets mais initier une recherche des causes à la fois proches et lointaines. La lecture du rapport de la commission d’enquête des Américains est à ce titre extrêmement instructive, notamment le chapitre 8 (ici, pdf) qui s’intéresse de près aux défaillances de BP par rapport à la culture de la sécurité.
Une très médiocre culture de la sécurité
Le rapport remonte plus loin dans le temps et revient sur la rupture le 27 novembre 2003 d’une conduite de gaz provenant d’une plateforme BP en mer du Nord. Un ingénieur présent lors de cet accident indique aux enquêteurs que « BP se concentrait fortement sur la sécurité du personnel et non sur la maintenance de ses installations », notamment pour des raisons de coûts. En d’autres termes, la culture de la sécurité de BP marchait sur une jambe : si la compagnie britannique cherchait à garantir la sécurité de ses employés, elle négligeait la gestion des risques de ses installations.
Le 23 mars 2005, une explosion dans la raffinerie BP de Texas City cause la mort de 15 personnes et en blesse 170 autres. Outre l’aspect obsolète d’installations datant des années 50, l’enquête révèle de sérieuses défaillances managériales mettant en péril la sécurité :
« BP Texas City manquait d’une culture du reporting et de l’apprentissage. Rapporter de mauvaises nouvelles n’était pas encouragé et il arrivait souvent que les cadres de Texas City n’enquêtent pas efficacement sur les incidents ni ne prennent les actions correctives appropriées. »
Le signalement des problèmes est la base de la culture de la sécurité, ce qui suppose l’engagement de chacun. Dans le cas de BP Texas City, on observe une défaillance sur toute la chaîne de sécurité, depuis l’alerte jusqu’à la gestion, une défaillance essentiellement managériale : l’encadrement n’encourage pas le retour du négatif et ne s’implique pas non plus dans le traitement correctif.
Or, ces dysfonctionnements anciens de BP vont se poursuivre et s’accentuer jusqu’à la catastrophe de Deepwater Horizon. L’enquête américaine note que 46% du personnel de la plateforme craignait des représailles s’il signalait des situations dangereuses. Cette proportion très importante d’employés qui préfèrent se taire plutôt que de signaler un problème est l’indice d’un management autoritaire et d’une culture du blâme absolument néfastes à la culture de la sécurité.
Les surprises de Lord Browne
Si l’on poursuit notre remontée dans le temps, nous nous éloignons de plus en plus des causes directes de la catastrophe de Deepwater Horizon. Les causes indirectes et éloignées peuvent sembler négligeables mais elles contribuent à créer un environnement spécifique au sein duquel vont se cristalliser les causes plus directes. Cet environnement peut revêtir différentes dimensions, dont l’aspect interculturel.
En 2010, au moment de la catastrophe de Deepwater Horizon, c’est Tony Hayward qui est aux commandes de BP. Il avait pris son poste en 2007, remplaçant alors le charismatique et respecté Lord Browne. Ce dernier a passé plus de quarante années chez BP, qu’il a dirigé de 1998 à 2007.
Lord Browne a démissionné suite à un scandale sexuel, ou plus précisément après avoir menti sous serment. Ayant toute sa vie dissimulé son homosexualité, il voit soudainement sa vie privée étalée dans les journaux. Il cherche en effet à faire interdire la publication des confessions de son amant. Lors du procès, il ment à la cour, n’osant avouer qu’il a rencontré son amant via un site internet. Ce mensonge va lui coûter sa place de patron de BP.
Le Financial Times du 6 juin 2012 raconte que, du temps où il dirigeait BP, Lord Browne a annoncé à ses auditeurs internes que sa « philosophie » pour le contrôle interne était :
« We don’t like surprises. [« Nous n’aimons pas les surprises ».]
Or, cette déclaration, dont nous n’avons pas plus d’information sur son contexte, a été comprise fort différemment par les auditeurs internes britanniques et américains :
- « En Grande-Bretagne, les managers ont pris cette déclaration au sens où ils devaient signaler à leurs supérieurs tout problème critique. »
- « Aux Etats-Unis, certains ont interprété les instructions de Lord Browne au sens où les mauvaises surprises devaient être cachées. »
Le même message a donné lieu à des interprétations radicalement différentes, comme si les Britanniques étaient plus à même que les Américains de saisir son sens exact. Même s’il est prononcé dans la langue commune aux Britanniques et Américains, le message véhicule une dimension culturelle qui vient en altérer ou en modifier la qualité. En fait, Lord Browne s’est exprimé selon le mode de la communication indirecte qui comporte une dimension implicite plus facilement accessible aux Britanniques.
De l’indirect au direct
La déclaration de Lord Browne est comme un paquet cadeau : à chacun de deviner ce qu’il contient. C’est là le danger de la communication indirecte. Elle n’est décryptée que par ceux qui en maîtrisent les clés tandis qu’elle laisse une marge d’interprétation – et donc d’erreur – à ceux qui n’ont pas les mêmes normes et références culturelles.
Telle quelle, cette déclaration comporte plusieurs ambiguïtés. Que signifie en effet l’emploi de ce verbe « aimer » à la forme négative ? Aimer, c’est un jugement subjectif à propos duquel il peut y avoir des débats sans fin sur les goûts et les couleurs de chacun. Associé au pronom « nous », il peut donner lieu à diverses appréciations. Qui est ce « nous » ? L’entreprise ? Lord Browne lui-même (selon une forme de « nous » de majesté pour un « lord ») ? Les Britanniques par rapport aux Américains (du type, « nous, les Britanniques, nous n’aimons pas les surprises ») ?
Et qu’est-ce qu’une « surprise » ? Généralement, il y a les gens qui « adorent » les surprises parce qu’ils s’attendent à quelque chose de positif et il y a les gens qui « détestent » les surprises parce qu’ils ont eu de mauvaises expériences en la matière. Il y a donc ceux qui espèrent les surprises et ceux qui les évitent. On voit toute l’ambiguïté de ce terme pour s’adresser aux contrôleurs internes de l’entreprise.
Si l’on replace la déclaration de Lord Browne dans ce contexte précis, il faut alors réduire sa dimension indirecte en précisant les termes employés :
Mais en faisant ainsi, on a juste explicité les termes employés, on n’a pas transformé le message indirect en message direct. Si Lord Browne avait voulu s’exprimer directement et sans ambiguïté pour être compris de ses auditeurs internes américains, il aurait pu le faire ainsi :
Nous voyons donc apparaître différentes strates sémantiques qui, à la manière d’un origami, étaient contenues dans la déclaration de Lord Browne. C’est le spectre de la communication qui va de l’indirect au direct, de l’implicite à l’explicite et du fort contexte au faible contexte:
J’ai choisi le cas de BP pour montrer qu’il n’est pas nécessaire de faire référence aux Asiatiques pour mettre en évidence la dimension indirecte de la communication. Celle-ci peut se manifester dans bien d’autres contextes culturels. La question est de savoir s’il s’agit là d’une tendance plus prononcée chez les Britanniques que chez les Américains. Il est vrai que les Américains ont une tolérance bien moins importante pour l’ambiguïté.
Ceci dit, d’autres facteurs peuvent avoir un impact sur la préférence pour la communication indirecte, comme par exemple le fait que John Browne, baron de Madingley, appartienne à l’aristocratie. Le milieu familial, le statut nobiliaire et la distinction sociale par la culture et la langue peuvent développer un goût particulier pour la communication indirecte.
Le plus important ici est de noter combien la communication directe à faible contexte doit s’imposer dans les activités à forts enjeux de sécurité. Ainsi, je peux parier que vous seriez nombreux à ne pas être rassurés de monter dans un avion dont le commandant de bord aurait dit à son copilote : « Je n’aime pas les surprises ».
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