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Pomme de terre, choucroute et art de l’influence

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« N’attendrons-nous donc à connaître le prix de ce qui nous manque, que quand il sera impossible de se le procurer ? » Antoine-Augustin Parmentier, Avertissement au Traité sur la culture et les usages de la pomme de terre, 1789

La pomme de terre, un dégoût français

Antoine-Augustin Parmentier (1737-1813) est méconnu, et c’est bien dommage. Rarement un homme aura eu autant d’influence sur le peuple français. Agronome et pharmacien, Parmentier a passé sa vie à chercher des solutions aux problèmes de la famine et de la malnutrition en France. Il a écrit de nombreux ouvrages, notamment sur le maïs, la châtaigne, les engrais, le lait, la vigne, l’art de faire le pain, le vin ou le sirop, en prodiguant de nombreux conseils en matière de culture, d’hygiène, de recettes, mais aussi de politique agricole et de santé publique.

Mais si Parmentier est surtout passé à la postérité, c’est – outre pour le hachis qui porte son nom – pour la popularisation de la culture et de la consommation de la pomme de terre en France. Convaincu de ses bienfaits nutritifs, il remporte avec un traité sur le pomme de terre le concours lancé en 1771 par l’Académie de Besançon sur le sujet suivant : Quels sont les végétaux qui pourraient être substitués en cas de disette à ceux que l’on emploie communément et quelle en devrait être la préparation ?

Or, il y a un gouffre entre la reconnaissance officielle de la part de l’Académie de Besançon et l’adoption de la pomme de terre comme aliment de consommation courante. Le fait que, contrairement aux peuples d’autres pays européens (Irlande, Italie Pologne, Prusse, Russie) qui en consomment parfois depuis deux siècles, les Français ne mangent pas de pommes de terre, tout au plus s’en servent-ils pour nourrir le bétail. C’est que la pomme de terre est sujette à toutes sortes de croyances répulsives. On l’accuse notamment de transmettre la lèpre.

Comment faire en sorte que les Français se mettent à cultiver et à consommer des pommes de terre ? Comme passer du dégoût au goût ? Voilà qui suppose de se confronter au poids des habitudes et à la force des préjugés. En somme, il s’agit bien de réformer les Français en relevant un défi à la fois quantitatif (les Français sont alors très majoritairement des paysans) et qualitatif (les pratiques agricoles et alimentaires touchent à l’histoire, à la culture et à l’identité d’un peuple).

La ruse de Parmentier

Une telle réforme ne peut pas être imposée autoritairement. Une injonction à consommer des pommes de terre obtiendrait l’inverse de l’effet recherché. On ne force personne à prendre goût à ce qui le dégoûte. Le Mange ta soupe ! asséné aux enfants récalcitrants ne les incite pas à prendre goût à la soupe mais à obéir par crainte de la sanction, ou bien à développer leur résistance à l’autorité.

Parmentier est conscient que, pour lutter contre le poids des habitudes, les actions de promotion de la pomme de terre devront être répétées sur une longue durée ; et que, pour affaiblir la force des préjugés, il doit trouver les moyens de susciter indirectement le désir des Français pour la pomme de terre.

La ruse de Parmentier est célèbre. En 1786, Parmentier plante des pommes de terre dans la plaine des Sablons, près de Neuilly, sur un terrain que lui a offert Louis XVI. Il fait garder le champ uniquement le jour. Le déploiement des gardes autour d’un terrain reconnu pour être ingrat – d’où le nom de « sablons » – excite la curiosité, et même l’avidité : que peut-il y avoir de si précieux sur ce terrain qui exige tant de précautions ? Selon la rumeur, il s’agirait d’une denrée très chère, seulement réservée aux aristocrates. Dès que les gardes se retirent la nuit, le terrain est pillé. Les pommes de terre se répandent, ainsi que leur consommation. Parmentier ou quand le vice devient la ruse de la vertu…

Parmentier ne s’en tient pas à ce seul stratagème. Afin d’éveiller la passion de l’imitation, il active les ressorts culturels propres au prestige et aux idées de grandeur qu’inspire la monarchie. Il incite Louis XVI à porter des fleurs de pomme de terre à la boutonnière et Marie-Antoinette sur sa perruque. Il invite les plus grands aristocrates à sa table pour des repas dont les plats comprennent tous des pommes de terre. Il aide les seigneurs et curés à transmettre le goût de la pomme de terre dans les provinces. La pomme de terre devient progressivement à la mode.

Pomme de terre et art de l’influence

Quelques mois avant la Révolution, il publie en 1789 le Traité sur la culture et les usages des pommes de terre, de la patate et du topinambour. Il prend soin d’accompagner ce texte scientifique et technique de recettes et de conseils culinaires. Mais il revient également sur les actions d’influence qu’il a entreprises pour populariser la pomme de terre. Trois passages remarquables méritent d’être cités :

1. La réforme des habitudes des Français:

« Sans doute il faut bien des années pour convaincre nos bons villageois des avantages qu’on leur propose, pour les faire renoncer à leurs anciens préjugés, et les déterminer à changer, en faveur d’une nouvelle méthode, la routine qu’ils ont hérités de leurs pères, et qu’ils transmettent à leurs enfants : mais on ne doit pas, à cause de ces obstacles, abandonner le dessein de les instruire. Quand on veut être essentiellement utile à ses semblables, il ne suffit pas de leur dire une seule fois ce qu’on a vu, ce qu’on a fait, et ce qu’il est nécessaire de faire ; il convient de ne jamais se lasser de le leur répéter sous toutes les formes. »

Il n’y a pas de réforme sans des actions sur le long terme et sans des actions répétées. Il n’y pas de réforme immédiate, sans respecter la temporalité spécifique de son appropriation et de sa “naturalisation” par le public visé. Parmentier s’est en effet confronté à une difficulté immense : changer les « anciens préjugés » et la « routine », autrement dit substituer aux coutumes qui étaient devenues comme une seconde nature, d’autres pratiques (« une nouvelle méthode ») et leur donner avec le temps et la répétition l’apparence de l’habitude pour que les Français se les approprient comme étant aussi naturelles que leurs anciens préjugés.

2. La ruse de Parmentier expliquée aux seigneurs et aux curés

« Accoutumez-y vos vassaux et vos paroissiens par toutes sortes de voies, excepté par l’autorité ; consacrez à leur culture les terrains dont ci-devant vous ne tiriez aucun parti ; faites en sorte que ce soit le plus exposé à la vue ; défendez-en expressément l’entrée ; donnez une espèce d’éclat à votre récolte, afin que chacun puisse être témoin de sa fécondité : ordonnez qu’on serve de ces racines sur vos tables ; traitez-les comme un mets précieux pour la santé ; et lorsque les indigents viendront solliciter à votre porte votre bienfaisance et votre humanité, distribuez à plusieurs d’entre eux, comme par prédilection, quelques pommes de terre au lieu d’un morceau de pain. »

L’accoutumance à la nouveauté ne s’ordonne pas, elle se prépare. Tous les moyens sont donc bons pour y parvenir, sauf l’autorité – mais y compris la manipulation. Même aux garants de la loi sociale (le seigneur) et de la loi religieuse (le curé), Parmentier conseille de parier sur l’attrait de l’interdit qui, loin de décourager les désirs, les excite. Or, cette excitation sera d’autant plus intense que l’objet convoité sera rare et paré de l’éclat des puissants. Parmentier transforme ainsi la pomme de terre en pierre précieuse.

3. Manipulation et logique du désir

« C’est ainsi qu’à l’aide de quelques pratiques variées on parvient sans contrainte à inspirer à l’homme de la curiosité, et le désir de faire ce qu’on a l’intention qu’il fasse pour son propre intérêt. »

Cette conclusion de Parmentier est remarquable par son universalité, comme si l’agronome avait réussi à atteindre une vérité sur l’art de l’influence à travers ses efforts pour promouvoir la pomme terre :

  • « à l’aide de quelques pratiques variées » – L’éventail des moyens mis en œuvre doit être le plus large possible et toucher différentes couches de la société pour obtenir d’une cible qu’elle agisse conformément au but recherché.
  • « on parvient sans contrainte » – Parmentier l’affirme encore une fois : on ne change pas autoritairement les comportements, mais par influence, ou encore par stratégie indirecte.
  • « inspirer à l’homme de la curiosité » – Il s’agit de modifier les dispositions d’esprit, donc de comprendre les ressorts cachés de la motivation et de l’adhésion afin de les détourner de leurs anciennes habitudes et de les diriger vers de nouvelles.
  • « et le désir de faire ce qu’on a l’intention qu’il fasse pour son propre intérêt » – En 1789, Parmentier énonce presque mot pour mot la définition contemporaine de l’influence. Voyez par exemple celle donnée par Nicolas Tenzer à la p.87 de son livre Quand la France disparaît du monde : l’influence « consiste à amener l’autre à la conviction qu’il est bon pour lui, en dehors de toute menace, d’agir comme nous le souhaitons ».

Comme l’énonce Parmentier dans ce passage, l’objet sur lequel porte l’influence, c’est le désir ou la structure désirante de la personne ciblée par l’action d’influence. Les enjeux sont considérables, et je vous renvoie ici à deux articles de ce blog :

Et la choucroute ?

Pourquoi mentionner la choucroute dans le titre de cet article ? Pour la vitamine C qu’elle contient, et une anecdote rapportée par le navigateur James Cook. Le scorbut dû aux carences en vitamine C fait des ravages chez les marins embarqués dans les longues expéditions navales entre les XVe et XVIIIe siècles. Contemporain de Parmentier, Cook emporte donc de grandes quantités de choucroute pour prémunir ses hommes contre cette terrible maladie. Problème : ils refusent d’en manger.

James Cook met alors en pratique une méthode qui n’est pas sans rappeler celle de Parmentier pour populariser la pomme de terre. Dans son journal de voyage, il écrit à la date du 13 avril 1769 (texte original ici) :

« Au début, les hommes refusèrent la choucroute, jusqu’à ce que j’eusse mis en pratique une méthode que je n’ai jamais vu échouer sur des marins : c’était d’en faire servir chaque jour à la table de cabine, et d’autoriser tous les officiers sans exception à en faire usage, laissant aux hommes toute liberté d’en prendre autant qu’ils désiraient, ou point du tout. Cette pratique ne dura pas plus d’une semaine avant que je dusse rationner tout le monde, car tels sont le tempérament et la disposition des marins en général que, quoi qu’on leur puisse donner qui sorte de l’ordinaire, fût-ce pour leur plus grand bien, cela ne les agrée point, et ce ne sont que murmures contre celui qui en fut l’inventeur ; mais dès l’instant où ils voient leurs supérieurs y attacher du prix, alors cela devient la plus belle chose au monde, et son inventeur un bien brave homme. »

Là encore, la restriction d’un aliment à une élite suscite la convoitise, et par suite le désir mimétique. Ainsi, au lieu de parler le langage de la raison en expliquant aux marins les raisons scientifiques et médicales pour lesquelles il faut manger de la choucroute, il choisit de s’adresser à leurs passions (frustration, avidité, jalousie) afin d’orienter ces dernières dans le sens de sa volonté.

Notons que dans les deux exemples de la pomme de terre et la choucroute, nous sommes dans un contexte de forte distance hiérarchique (la société d’Ancien Régime dans le cas de Parmentier, un navire de la Couronne britannique dans le cas de Cook). Dans un tel contexte, l’engagement et l’exemplarité des élites sont des facteurs déterminants. Des élites sans aucun sens de l’intérêt général ni vision à long terme entraînent immanquablement un mouvement de démobilisation et de démoralisation au sein de leur société. Autrement dit, si les élites ne sont pas à la hauteur, les sociétés s’effondrent.

Pour prolonger, je vous invite à consulter sur ce blog :

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