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L’interculturel dans la formation militaire : le cas de l’armée américaine

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Entreprises et armées : même combat ?

Le parallèle entre l’organisation entrepreneuriale et l’institution militaire est un cliché de la critique anticapitaliste. Uniformisation des modes de pensée, mise au pas des hommes, hiérarchisation, obéissance, tel est le lot commun de ces structures de pouvoir qui enrégimentent des communautés humaines pour la prospérité économique ou la défense nationale.

Cependant, des différences notables séparent ces deux domaines, notamment dans le rapport à l’espace et au temps. L’entreprise de dimension internationale est présente sur de bien plus nombreux théâtres d’opération que l’armée de n’importe quel pays. Par exemple, le groupe d’hôtellerie et de tourisme Accor est présent dans cent pays. Par ailleurs, l’activité d’Accor est incessante. Une armée intervient ponctuellement, parfois sur de longues durées. En de rares cas, sa présence s’étale sur des dizaines d’années, comme celle de l’armée française ou de l’armée américaine dans leurs différentes bases à l’étranger.

L’une des différences majeures concerne l’ancrage dans le monde civil qui est évidemment le privilège de l’entreprise. Même si beaucoup de chemin reste à parcourir, l’entreprise a initié une véritable réflexion sur son approche des différences culturelles, d’abord pour des questions de marketing, ensuite sur ses pratiques managériales. Or, du fait des nouvelles formes de la guerre qui brouillent les frontières du terrain militaire et empiètent de plus en plus sur le monde civil, l’armée à son tour se confronte à la question de l’interculturalité.

Cet enjeu est appelé à devenir de plus en plus stratégique dans une optique militaire. Ce n’est pas une découverte. Dans les guerres du XXe siècle plus particulièrement, les opérations psychologiques (PSYOPS, qui viennent d’ailleurs tout juste de changer d’appellation, désormais MISO pour Military Information Support Operations, voir le mémo de juin dernier de l’armée américaine) ont servi les opérations militaires en cherchant à activer des ressorts culturels en vue d’influencer les perceptions et opinions dans un sens favorable aux intérêts de l’émetteur. La guerre froide a été un des points culminants de ces activités d’influence. Parmi les multiples sources d’information sur ce sujet, je vous renvoie notamment au livre de l’historienne Frances Stonor Saunders, Qui mène la danse ? La CIA et la guerre froide culturelle.

Alors que se profile un double fiasco en Irak et en Afghanistan, il apparaît que les Etats-Unis ont négligé d’inclure dans leur stratégie d’occupation la dimension culturelle, ainsi que le rappelait en 2007 un très intéressant article du New York Times, Do not neglect culture. Pourtant, ils avaient su par le passé gérer le risque interculturel dans la préparation de l’occupation du Japon après 1945 (voir sur ce blog l’article Quand Obama s’incline…). L’armée américaine est donc actuellement en train de remettre à plat son approche de façon à retrouver ce savoir-faire.

Le Centre culturel du TRADOC

Comme toute gestion des risques, la gestion des risques interculturels vise à anticiper et éviter les situations conflictuelles pour des mésententes culturelles. Elle doit donc intervenir en amont et en prévention. Sans quoi on n’a plus affaire à une gestion des risques mais à une gestion de crise. L’armée, comme d’ailleurs l’entreprise, a tout intérêt à prévenir ce type de risque plutôt que de devoir affronter des situations de crise. C’est ainsi que les Américains ont placé au centre de leur dispositif le Training and Doctrine Command (TRADOC), une structure de formation et de réflexion pour appréhender la nouvelle complexité des théâtres d’opération.

27 000 militaires et 11 000 civils appartenant à 32 écoles réparties sur 20 sites aux Etats-Unis forment 500 000 soldats par an au TRADOC. Celui-ci comprend un Centre culturel avec pour mission une meilleure appréhension des réalités du terrain en développant la sensibilité culturelle (cultural awareness). La question interculturelle est donc au cœur du dispositif :


Ce document ainsi que le suivant proviennent d’un article du Major Remi Hajjar de la Military Review de novembre-décembre 2006 (en pdf ici).

Les missions du Centre culturel du TRADOC sont les suivantes (traduction de l’anglais) :

  • développer des produits culturels sur le Moyen Orient et l’Asie du Sud-Est (avec une forte insistance sur le Moyen Orient)
  • développer, préciser et évaluer les standards de formation
  • produire des formateurs experts pour enseigner les cultures
  • étendre les initiatives actuelles dans le cyberespace, dont la constitution d’une bibliothèque digitale et d’un site internet culturel en appoint de l’Université du Renseignement Militaire (Military Intelligence University)
  • constituer des partenariats entre institutions militaires et civiles pour contribuer au Centre

Voici les programmes de formation dispensés – état de 2006 :

Le TRADOC a également produit un petit guide sur la culture arabe à destination des soldats américains. Vous trouverez cette curiosité en suivant ce lien (pdf).

Sur le terrain : le programme Human Terrain System

Le TRADOC intervient non seulement en amont avec la formation dispensée au Centre culturel, mais aussi en aval, sur le terrain, depuis 2006, avec le programme « Human Terrain System », conçu pour intégrer aux équipes militaires des linguistes, des spécialistes des régions concernées et des sociologues. La première équipe a été déployée en 2007 en Afghanistan. Ce programme a été mis en place suite à un constat sans appel sur l’incapacité de l’armée américaine à intégrer le facteur culturel dans ses opérations :

“US Forces continue to operate in Afghanistan lacking the required resident and reach-back socio-cultural expertise, understanding, and advanced automated tools to conduct in-depth collection / consolidation, visualization, and analysis of the operationally-relevant soci0-cultural factors of the battle space.”

C’est ainsi qu’à partir de 2006 l’armée américaine a approché des anthropologues pour le Centre culturel du TRADOC et pour le programme HTS. Voyez par exemple le profil de l’un d’entre eux sur Wikipedia, Montgomery McFate. Cette démarche a été critiquée par l’American Anthropological Association qui a accusé l’armée américaine de « militariser l’anthropologie ». Le fait est que l’approche interculturelle de l’armée peut être perçue soit comme une façon de limiter les situations conflictuelles avec les populations (selon le site du HTS, les opérations « létales » auraient été réduites de 60% à 70% depuis la mise en œuvre du programme – MàJ: cette information n’est plus en ligne en date du 19/10/10), soit comme un moyen de prolonger une situation militaire toujours dommageable pour les populations.

D’où la question : le management interculturel peut-il servir à faire la guerre ? Dans la situation actuelle où l’armée américaine en plein désarroi en Afghanistan s’intéresse enfin à la gestion des risques interculturels six ans après le début de la guerre, la question est mal posée parce que la stratégie de départ a été mal pensée. En effet, le management interculturel devrait servir avant tout soit à éviter la guerre, soit, une fois le conflit ouvert, à y mettre fin.

Mais, de même que de nombreuses entreprises réagissent avec un temps de retard une fois que la situation conflictuelle s’est déclarée pour des problèmes de mésententes culturelles, l’armée américaine se retrouve à gérer une situation de crise pour laquelle l’approche interculturelle n’aura d’effets positifs qu’au coup par coup. Elle n’en aura pas sur le long terme tant qu’il n’y aura pas une réelle stratégie de sortie de crise.

L’armée américaine, un exemple à suivre ?

Certes, l’armée américaine n’a jamais été très célébrée pour son approche culturelle, contrairement à l’armée britannique. Mais elle a le mérite d’avoir pris conscience de l’ampleur du problème et d’y avoir consacré de considérables moyens pour y remédier. Il est encore trop tôt pour savoir si les nouvelles générations de soldats et d’officiers formés par le Centre culturel du TRADOC vont développer une approche plus nuancée des cultures dans les différents théâtres d’opération.

Or, cette conscience et cette connaissance accrues des autres cultures ne seront d’aucun effet si elles ne s’accompagnent pas d’une réflexion des plus hautes autorités militaires sur l’intégration de la dimension culturelle dans la stratégie. A voir les rapports des différents groupes de réflexion de l’armée américaine qui se multiplient sur cette question, il semble bien qu’un mouvement de fond se dessine. Car, quoi qu’il en soit, il s’agit bien pour les Américains de préserver leur leadership dans le monde. Derrière la caricature, il ne faut pas négliger leur capacité à se remettre en question et à s’adapter à ces nouveaux enjeux.

Voilà qui devrait permettre d’ouvrir la réflexion sur la situation de la formation interculturelle au sein de l’armée française. Or, grande muette oblige, il y a une pénurie d’informations sur ces questions. Un contact ayant suivi la formation de Saint-Cyr m’assure qu’il y a un grand retard français en la matière. A part la possibilité de suivre des cours d’arabe, les formations interculturelles semblent désespérément absentes du cursus…

Par contraste, je consacrerai un prochain article au dispositif canadien en matière de formation interculturelle pour son armée et ses fonctionnaires. (désormais en ligne en suivant ce lien)

Enfin, pour prolonger, je vous invite à lire sur ce blog les articles suivants :

* * *

  • Vous avez un projet de formation, une demande de cours ou de conférence sur le management interculturel?
  • Vous souhaitez engager le dialogue sur vos retours d’expérience ou partager une lecture ou une ressource ?
  • Vous pouvez consulter mon profil, la page des formations et des cours et condérences et me contacter pour accompagner votre réflexion.

Quelques suggestions de lecture:

4 Comments

  1. Regardez à ce sujet ce que fait en France l’ENSOME (Ecole Militaire de Spécialisation de l’Outre-mer et de l’Étranger). Peut être l’avez vous découverte depuis l’écriture de ce très bon article.

    Cf. ce lien de présentation http://www.defense.gouv.fr/terre/formation-entrainement/formation/specialisee/ecole-militaire-de-specialisation-de-l-outre-mer-et-de-l-etranger

  2. Benjamin PELLETIER

    Merci pour le lien – on m’a déjà parlé de l’ENSOME, je suis très preneur d’études de cas sur ce que font les Français sur le sujet mais les publications sont assez rares…

  3. une petite erreur d’inattention dans l’excellent article : Military Information Support Operations et pas Military Information Support Information.

  4. Benjamin PELLETIER

    @Guillaume – Merci pour la vigilance. J’ai corrigé ma soupe au MISO…

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