« Les secrets d’initiés donnent un contenu intellectuel objectif au sentiment subjectif de distance sociale. » Erving Goffman, La présentation de soi
Omniprésence du secret
Sans revenir sur les secrets de Mitterrand, son passé vichyste, sa fille cachée, sa maladie, ou le passé trotskyste de Jospin, il suffit d’évoquer les récentes spéculations sur la grossesse de Dati, l’affaire Clearstream, l’affaire Mitterrand, les menaces actuelles de Pasqua, la publication des confessions partielles de Chirac, pour réaliser à quel point le secret est un élément essentiel non seulement de la vie politique en France.
Qu’il s’agisse de secrets manipulés, de secrets avoués ou inavouables, de secrets menaçants ou de secrets enfouis, l’actualité en France bruisse en permanence du murmure de multiples secrets qui, dans d’autres pays, auraient définitivement discrédité certains de leurs détenteurs. Je ne vais pas ici évoquer les ressorts culturels de ce phénomène étrange, je reviendrai ultérieurement sur cette thématique. Mais auparavant, je propose de développer quelques réflexions sur les différents types de relation au secret.
La première question qu’il convient d’analyser est la suivante : comment chacun réagit au fait de détenir un secret qui engage ou peut engager l’avenir d’une amitié, d’une entreprise ou de la sécurité nationale ? Pour approcher ce problème, il est nécessaire de revenir sur le moment de la révélation du secret. Quand on parle de risque de fuite à propos d’une information confidentielle, on se focalise essentiellement sur le contenu de l’information révélée. On considère généralement deux possibilités :
- Soit on se sent tenu au respect de la confidentialité par conscience professionnelle, engagement écrit ou menaces et, quand il est diffusé, on ne dit pas que le secret est révélé mais communiqué, par confidence et confiance réciproque entre les acteurs concernés. Soit on se sent dépositaire d’une information confidentielle sans pour autant se sentir engagé dans sa confidentialité, et le secret se révèle fortuitement, il peut être forcé, dérobé ou se répandre par la capillarité du bouche à oreille.
- Si le secret est dans le premier cas scellé objectivement par des engagements formels, dans le second il ne dépend que d’un sentiment subjectif de confidentialité. La révélation du secret à des personnes qui cherchent à s’en emparer dépendra donc soit de manœuvres de tromperie soit de l’abus de confiance.
Le secret du secret
Mais ce n’est pas tout. Le secret à conserver ne concerne pas seulement son contenu, il y a une troisième possibilité à prendre en compte pour maîtriser les risques de fuite ou de révélation inopportune de l’information confidentielle.
En effet, ne pas trahir le secret qu’on détient est déjà un vrai défi, mais garder le secret sur le fait qu’on détient un secret est tout aussi, sinon plus, difficile. Car cela signifie que le détenteur du secret doit renoncer à la jouissance non pas de partager son secret mais de faire savoir qu’il détient un secret. Or, cette jouissance correspond au mode de manifestation du statut de la personne dont la possession du secret exprime sa place dans la hiérarchie d’un groupe ou d’une organisation. Elle est donc constitutive de son identité sociale ou professionnelle.
C’est là le secret du secret, une sorte de secret élevé au carré, son enveloppe, sa peau […]
Le fait que le détenteur d’un secret va chercher à fréquenter les personnes avec lesquelles il juge légitime de pouvoir partager son secret, son air d’en savoir plus que les autres, le silence qu’il garde quand sont abordés certains sujets, les sous-entendus qu’il glisse pour répondre à certaines interrogations – d’innombrables éléments dans son comportement et ses expressions verbales et corporelles trahissent le secret, non pas forcément son contenu, mais le simple fait qu’il détient un secret. C’est là le secret du secret, une sorte de secret élevé au carré, son enveloppe, sa peau, et il ne sert rien de dissimuler le contenu du secret si l’on en exhibe l’apparence extérieure.
Or, l’expression du fait qu’il possède un secret procure au détenteur du secret une dignité particulière, elle le met au-dessus des ignorants et des curieux, elle le valorise comme étant celui qui a été digne de recevoir une confidence ou dont la position dans la hiérarchie de l’entreprise implique de pouvoir détenir des informations confidentielles. On peut donner beaucoup de définitions de la hiérarchie et de la distance que celle-ci creuse entre les individus de niveau différent. Par rapport à l’objet qui nous intéresse, nous pouvons maintenant définir la hiérarchie comme une échelle du contrôle de la communication d’un niveau à un autre niveau.
Ainsi, celui qui appartient à un niveau supérieur doit montrer qu’il limite la communication avec ceux qui appartiennent à un niveau inférieur – et ceci est vrai dès que s’initie la hiérarchie au plus bas de l’échelle sociale ou professionnelle. Voilà pourquoi l’art du “dialogue social” est un exercice très compliqué dans les organisations à forte distance hiérarchique. D’autant plus que cette distance se double d’une valorisation extrême du savoir. Dans une telle culture, comme en France notamment, celui qui sait ce que nul autre ne sait est un être à part, supérieur, admiré et jalousé. Les personnes qui cherchent à se distinguer des autres et à se donner de l’importance savent bien que rien n’est plus efficace pour éveiller l’intérêt qu’un air mystérieux et énigmatique…
Par conséquent, si le détenteur d’une information confidentielle considère que son identité personnelle fait corps avec son identité professionnelle, il sera plus susceptible de trahir – inconsciemment ou non – qu’il possède un secret. Car il lui sera psychologiquement impossible de renoncer à l’expression et à la jouissance de son identité personnelle. Et ceci est encore plus vrai lorsque s’y ajoutent des considérations liées au prestige et à la distance hiérarchique.
Pas de secret pour l’ego
Dans un contexte de personnalisation de l’information, le problème fondamental concerne la vanité, l’ego : la détention d’un secret rehausse, valorise l’ego de celui qui le détient ; or, la jouissance de cette valorisation est impossible si cette personne ne peut faire savoir qu’elle détient un secret ou faire comprendre à quelqu’un qu’elle est dans la confidence, ou rechercher ceux qui sont susceptibles d’être dans la confidence.
A contrario, il est également jouissif de frustrer le désir de quelqu’un cherchant consciemment ou non à éveiller l’attention des autres en montrant qu’il détient un secret. Or, ce peut être là une stratégie indirecte de celui qui veut apprendre le secret d’une autre personne, en se montrant parfaitement indifférent à son secret, ce qui ne fera qu’exacerber son désir de pouvoir jouir du statut de détenteur d’une information confidentielle. Et comme chez la plupart des gens, la satisfaction de l’ego prend le dessus sur les priorités professionnelles, un manipulateur habile n’aura pas trop de mal à mettre progressivement à jour les contours puis le contenu du secret.
Pour le détenteur d’un secret, le plus difficile consiste donc à s’oublier lui-même, à faire abstraction de ses prétentions à la jouissance de soi au prestige social, et à scrupuleusement séparer son identité personnelle de son identité professionnelle. En d’autres termes, si dans le cadre de votre travail vous devez confier une information hautement confidentielle à un collègue, il est impératif de s’assurer que celui-ci n’en tirera pas un prétexte pour se donner une singularité qu’il est incapable d’obtenir autrement.
Pour prolonger sur ce sujet avec une étude de cas, je vous invite à consulter L’étonnant mimétisme culturel des agents infiltrés à l’étranger.
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