Le cylindre de la discorde
Suite aux articles consacrés aux cultures nationales à l’assaut des musées universels (ici et là) ainsi qu’à l’analyse de l’échec interculturel d’un projet de construction d’écoles en Iran (voir La faillite de Roberts : un cas d’école), le hasard de l’actualité nous renvoie au British Museum et à l’Iran avec en toile de fond des enjeux historiques et la question des droits de l’homme.
En effet, depuis quelques jours, un violent conflit oppose le British Museum et les autorités iraniennes à propos du prêt à l’Iran du cylindre de Cyrus abrité par le musée londonien. Lassé de voir le British Museum reporté sans cesse ce prêt au Musée national de Téhéran, l’Iran a annoncé rompre toute relation avec le British Museum tout en menaçant de porter plainte auprès de l’UNESCO (voir Le Monde du 7 février, Le Cylindre de Cyrus, un enjeu diplomatique).
Or, une rapide enquête sur ce fameux cylindre met à jour des enjeux bien plus importants qu’un simple conflit sur la circulation des biens culturels revendiqués par certains pays. En effet, nous sommes là au croisement de l’actualité la plus récente et de l’histoire la plus ancienne.
D’une part, le British Museum, pour justifier le report de ce prêt, aurait mis en avant les affrontements du 27 décembre dernier entre forces de l’ordre et partisans de l’opposition iranienne : « Nous avons reçu une lettre [du British Museum] dans laquelle ils disaient qu’ils ne pouvaient pas envoyer le cylindre du fait des incidents de l’Achoura » a ainsi déclaré Hamid Baghai, le responsable de l’Organisation iranienne du patrimoine culturel et du tourisme.
D’autre part, le cylindre de Cyrus représente un trésor inestimable pour les Iraniens dans la mesure où Cyrus (vers 559 av. J.-C. à 529 av. J.-C.) est considéré comme le fondateur de l’empire perse. Le cylindre en question comporte une déclaration mentionnant la lignée et les exploits de Cyrus.
Or, certains ont vu dans ce texte la première charte des droits de l’homme. Le cylindre d’argile a ainsi acquis une dimension universelle qui le place au centre d’un immense jeu d’influence que même dans ses rêves les plus fous Cyrus le Grand, roi de l’univers, n’aurait jamais imaginé.
De Babylone à New York
Le cylindre a été découvert en 1879 par l’archéologue assyrien Hormuzd Rassam mandaté par le British Museum. Ce fut lui qui découvrit également les tablettes racontant l’épopée de Gilgamesh. La mise à jour du cylindre de Cyrus provoqua une vive émotion dans la mesure où le texte évoquerait indirectement le retour des Juifs vers leur terre originelle, apportant ainsi une confirmation archéologique au texte de l’Ancien Testament.
Ces quelques éléments montrent déjà à quel point la dimension historique de cette pièce s’élargit sur une perspective biblique. Mais son statut va changer du tout au tout, à un moment très précis du XXe siècle, en 1971 exactement. S’appuyant sur une traduction mettant en avant l’esprit de tolérance du roi Cyrus, l’ONU accorde une dimension universelle à ce texte en proclamant qu’il s’agit de la plus ancienne version d’une charte des droits de l’homme. Le texte de Cyrus est traduit dans les six langues officielles de l’organisation internationale et une reproduction du cylindre est accueillie dans son hall où elle figure toujours aujourd’hui.
Dans la vidéo ci-dessous qui est le teaser d’un documentaire sur Cyrus, voyez le passage, entre trois et cinq minutes après le début, où le Sous-Secrétaire Général des Nations Unies évoque la présence du cylindre de Cyrus dans le hall des Nations Unies:
Il faut savoir que cette réplique du cylindre de Cyrus a été donnée à l’ONU par l’Iran en 1971, au moment où le Shah célèbre en octobre de la même année les 2500 ans de l’empire perse lors d’une fête pharaonique – et donc où Pahlavi cherche à s’inscrire dans une mythique filiation avec la figure héroïque de Cyrus. C’est un moment baroque et crucial où le pouvoir iranien s’efforce de récupérer l’héritage ancestral tout en l’inscrivant dans une essentielle modernité.
Or, sur ce dernier point, il a besoin de la caution de l’Occident. L’ONU va donc participer à cette entreprise en accordant en 1971 au cylindre de Cyrus une valeur universelle via notamment une traduction « modernisée » du texte qui y figure. Dans cette version, les vertus de tolérance en matière religieuse, le respect des cultures et des traditions sont singulièrement mises en avant, ce qui ne semble pas être conforme au texte original selon l’analyse des traductions faite ici.
L’enjeu est politique : il s’agit de conforter un pouvoir iranien favorable aux intérêts occidentaux, notamment depuis l’opération Ajax menée par le Royaume-Uni et les Etats-Unis pour mettre fin à la politique nationaliste de Mossadegh et porter au pouvoir Mohammed Reza Pahlavi. A l’ombre du hall des Nations Unies, le cylindre de Cyrus prend donc une légère teinte de pétrole…
Petite, grande ou très médiocre histoire ?
Malheureusement, dans les comptes-rendus du conflit entre le British Museum et l’Iran, la presse insiste surtout sur les réactions véhémentes de l’Iran sans mettre en perspective les enjeux fondamentaux du cylindre de Cyrus. La grande histoire est ramenée à la dimension du fait divers, et le fait divers au sensationnel.
Si la mise en perspective avec les tensions que connaît actuellement l’Iran et avec la dangerosité du régime iranien actuel est salutaire pour comprendre les réactions iraniennes mais également les craintes britanniques de voir cette pièce archéologique prise en « otage » en cas de prêt, il est néanmoins indispensable de mettre à jour les différentes dimensions que cette pièce revêt aux yeux des uns et des autres.
Or, ces dimensions sont éminemment conflictuelles. A la fois témoin de l’histoire biblique, trésor national iranien, propriété du British Museum, symbole des droits de l’homme, vestige récupéré par le Chah, enjeu diplomatique depuis les manifestations d’opposants en Iran, le cylindre de Cyrus connaît un étrange destin, comme si les affrontements d’il y a vingt-cinq siècles continuaient de bruisser dans son argile.
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