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Les cultures nationales à l’assaut des musées universels – 2ème partie

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“L’universel qui est une grande conception de l’Occident, une sublimation même, ne correspond pas à notre réalité. L’universel est la sublimation du particulier.” Edouard Glissant (Actes du colloque de la BNF du 28/11/04 Chemins d’accès : Les nouveaux visages de l’interculturalité)

Après le coup de projecteur porté dans la première partie sur les luttes des pays spoliés à propos de la restitution de leurs biens culturels, il est nécessaire de revenir sur le titre de cet article et notamment sur la notion de « musée universel ».

Stratégie et argumentaire des grands musées

J’entrerai tout de suite dans le vif du sujet en mettant d’abord en évidence comment fonctionne l’argumentaire de l’universalité de la valeur qui est depuis quelques années celui des grands musées européens et anglo-saxons. Cet argumentaire s’est mis en place selon trois moments historiques :

1)      Premier moment de l’argumentaire : les objets récupérés dans des pays étrangers sont devenus une part intangible du patrimoine culturel du pays qui se les est appropriés.

  • Conséquence : devenus propriétés inaliénables des Etats possesseurs, les biens culturels sont de facto retenus par une maille juridique qui empêche leur restitution. Ils rejoignent ainsi le patrimoine national de leur pays “d’adoption” (voir à ce sujet l’exemple, analysé en première partie, des archives royales que la Corée réclame à la France).

2)      Passage au deuxième moment : une fois dépouillés de leur valeur nationale d’origine, on dépouille ces biens culturels de leur valeur nationale d’adoption pour leur attribuer à présent une valeur universelle.

  • Conséquence : restituer des biens culturels reviendrait à les dépouiller de leur valeur universelle et à les restreindre à leur valeur nationale, donc ce serait une perte pour le patrimoine de l’humanité (à propos de la pierre de Rosette réclamée par l’Egypte, Zahi Hawass, chef du Conseil suprême des antiquités égyptiennes, a ainsi motivé sa demande : « parce que c’est une icône de l’identité égyptienne », ce à quoi l’un des responsables du musée londonien, Roy Clare, a répondu que c’était « une icône mondiale », source: L’Humanité).

3)      Troisième moment : cette valeur universelle ne saurait être présentée que dans des musées universels.

  • Conséquence : l’universalité de la valeur des biens culturels est transférée aux musées qui les contiennent, faisant passer ces derniers de statut de musées nationaux à celui de musées universels. Le musée devient donc le dépositaire et le garant de cette universalité. L’argument alors opposé à la restitution devient technique et financier : les musées des pays d’origine des objets n’ont pas les moyens nécessaires pour garantir cette valeur universelle.

Tout l’enjeu stratégique pour les grands musées européens et anglo-saxons consiste donc à se donner une valeur universelle et à faire la démonstration de leur capacité à faire circuler les œuvres sans pour autant les restituer. Ainsi, interrogé en 2007 sur la question de la restitution de certaines œuvres, Neil Mac Gregor, directeur du British Museum, répondait: “Il faut également prendre garde à ne pas se focaliser sur la question de la propriété des œuvres, qui n’est pas à mon sens la bonne question aujourd’hui et risque d’engendrer une réaction de repli. La bonne question, c’est au contraire l’ouverture des collections, leur valorisation pour la recherche et le public, leur accessibilité au monde entier.”

Nous avons donc affaire à une véritable guerre de l’information dont le cœur est cette notion problématique de « musée universel ».

Qu’est-ce qu’un « musée universel » ?

Nous avons des musées nationaux, dont les bâtiments et les collections sont les héritages d’une histoire particulière, qui revendiquent une dimension “universelle”. Celle-ci s’est notamment exprimée à travers la Déclaration sur l’importance et la valeur des musées universels[2. disponible ici en français (pdf) ou ici en anglais (page web)] signée en décembre 2002 par 18 directeurs de grands musées. [3. Signataires : Institut d’Art de Chicago ; Musée bavarois, Munich (Alte Pinakothek, Neue Pinakothek) ; Musées d’Etat, Berlin ; Musées d’Art de Cleveland; Musée Getty, Los Angeles ; Musée Guggenheim, New York ; Musée d’Art du comté de Los Angeles ; Musée du Louvre, Paris; Musée d’Art métropolitain, New York ; Musée des Beaux-Arts, Boston ; Musée d’Art moderne, New York ; Opificio delle Pietre Dure, Florence ; Musée d’Art de Philadelphie ; Musée du Prado, Madrid ; Rijksmuseum, Amsterdam ; Musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg ; Musée Thyssen-Bornemisza, Madrid; Musée Whitney d’art américain, New York ; British Museum, Londres]

Au vu des signataires, nous pouvons considérer ce document à la fois comme une pierre angulaire de la nouvelle façon de concevoir le musée et comme l’expression d’une réaction collective devant les risques que posent les revendications de rapatriement de biens culturels par des pays spoliés.

Petite explication de texte :

Les membres de la communauté muséale internationale partagent la conviction que le trafic illicite d’objets ethnologiques, artistiques archéologiques doit être fermement découragé. Il nous faut toutefois admettre que les pièces acquises autrefois doivent être considérées à la lumière de valeurs et de sensibilités différentes, lesquelles témoignent de ce passé révolu.

La Déclaration s’ouvre sur une condamnation du trafic illicite – notons qu’il s’agit du trafic, du commerce donc, et non pas explicitement du vol ou du pillage passons. Le texte évoque ensuite les pièces acquises. Acquérir un bien, c’est en devenir propriétaire. Or, la problématique de la réception par le musée n’est pas la même que celle de la collecte sur le terrain. Les signataires n’évoqueront donc pas l’origine douteuse de certaines pièces.

[…] Au fil du temps, les œuvres ainsi acquises – par achat, don ou partage sont devenues partie intégrante des musées qui les ont protégées, par extension, du patrimoine des nations qui les abritent.

La première impression se confirme : aucun mot sur les œuvres acquises suite à des vols, pillages ou spoliations. Nous retrouvons ensuite le premier moment de l’argumentaire signalé au début de cet article, à savoir que les biens culturels acquis sont devenus des éléments inaliénables du patrimoine national du pays qui les détient.

Nous avons beau être aujourd’hui particulièrement attentifs à la question du contexte original, nous ne devrions pas perdre de vue pour autant le fait que le musée offre lui aussi un contexte pertinent et précieux aux objets retirés de longue date de leur environnement original.

Ici, on commence à passer au deuxième moment : la valeur muséale tend à se substituer à la valeur originale. La conflictualité des points de vue s’exprimant clairement dans les expressions utilisées : nous ne devrions pas perdre de vue pour autant le fait que le musée offre lui aussi un contexte pertinent et précieux.

[…] Né sous l’Antiquité, l’attrait millénaire pour l’art grec s’est renouvelé dans l’Italie de la Renaissance, et a ensuite gagné le reste de Europe et les Amérique. L’entrée de celui-ci dans les collections des musées publics aux quatre coins de la planète a souligné l’importance de la sculpture grecque pour l’humanité tout entière, ainsi que sa valeur immuable pour le monde contemporain.

Les signataires donnent un exemple de la dimension universelle avec l’art grec. Passons également sur cette étrangeté qui consiste à faire naître sous l’Antiquité non pas l’art grec mais l’attrait millénaire pour l’art grec. Les sculpteurs grecs créaient-ils pour un contexte social et historique particulier ou avec le désir et la conscience d’œuvrer pour des millénaires ? Les signataires insistent sur la présence de cet art grec aux quatre coins de la planète. Nous noterons seulement que ceux-ci proviennent des Etats-Unis, Grande-Bretagne, Allemagne, Russie, Pays-Bas, France, Espagne et Italie.

Mais le plus intéressant dans cet effort pour universaliser leur musée consiste dans l’affirmation que la sculpture grecque a eu une importance pour l’humanité tout entière. L’humanité ne suffisait pas, l’humanité entière non plus, avec l’humanité tout entière on devrait avoir son compte. Cependant, les canons de l’art grec ne semblent pas avoir eu une immense influence sur le développement de l’art chinois ou de l’art africain…

Les appels lancés en faveur du rapatriement d’objets ayant appartenu aux collections des musées depuis de longues années constituent désormais un enjeu de taille pour ces institutions. Bien que chaque cas doive être examiné individuellement, force nous est de reconnaître que les musées ne sont pas au service des habitants d’une seule nation, mais des citoyens de chacune.

Nous voici au cœur du problème. La déclaration a en fait été motivée par une crainte grandissante : celle de voir les collections se vider. Il est évident qu’il n’est pas dans notre propos de vider les musées mais d’analyser les perceptions des uns et des autres sur ces délicates questions. Or, il faut avouer que l’argumentaire des signataires recèle d’évidentes faiblesses.

Ainsi, il est intéressant de remarquer une différence entre le texte français qui évoque un enjeu de taille pour ces institutions, faisant appel avec cette notion à l’argument d’autorité morale, et le texte anglais qui reprend le terme de museum (an important issue for museums). Arrive ensuite l’argument de troisième niveau : celui où le musée se désolidarise de sa valeur nationale pour acquérir une dimension universelle.

Les musées, est-il écrit, sont au service des citoyens de chacune des nations. Certes, mais comme je le faisais remarquer en première partie, sachant que 95% du patrimoine artistique de l’Afrique subsaharienne se trouve sur d’autres continents, dans quelle mesure les citoyens des nations africaines peuvent-ils par exemple se rendre au musée du quai Branly pour accéder aux productions de leurs ancêtres ?

Médiateurs du développement des cultures, ils ont pour mission de favoriser la connaissance grâce à un processus constant de réinterprétation, chaque objet participant à ce processus. Par là même, restreindre le champ de musées possédant des collections diverses et multiformes desservirait l’ensemble des visiteurs.

La déclaration se termine avec l’argument de la valeur cognitive qui ressort de la rencontre des cultures au sein du musée. Valeur qui serait amoindrie si les collections s’appauvrissaient. C’est là un argument tout à fait recevable dans la mesure où les artistes qui sont venus chercher leur inspiration dans les musées sont innombrables. Mais, encore une fois, cet enrichissement culturel n’est-il pas la contrepartie d’un appauvrissement culturel des pays privés de leurs biens ?

Comme le fait remarquer Jeannette Greenfield en page 297 de son livre The return of cultural treasures : « Quand les collections internationales ont été constituées, elles l’ont été au prix de la destruction complète des collections des autres peuples. »

Quelques réactions à la Déclaration

Cette déclaration a suscité des réactions contrastées. D’abord, tous les musées ne se sont pas associés à cette volonté de se doter d’une dimension universelle afin de contrer les appels lancés en faveur du rapatriement de biens culturels.

Ensuite, il s’agit d’une réaction collective des grands musées européens et anglo-saxons qui appartiennent à des nations où l’obsession pour l’universel est consubstantielle à leurs cultures d’origine. L’idée d’une culture universelle est en soi problématique et il n’est pas anodin que l’art grec soit le seul exemple donné par les signataires. Longtemps, l’art grec fut un canon de la beauté absolue auquel il fallait se conformer et par rapport auquel on jugeait les autres cultures.

Enfin, certains directeurs de musée et acteurs du monde de l’art se sont désolidarisés d’une telle démarche. Voir ainsi la réaction de George Abungu, ancien directeur général des Musées nationaux du Kenya : « Je m’inscris totalement en faux contre le fait que certains musées puissent s’autodéclarer “musées universels”. Tous les musées ne partagent-ils pas une vocation et une vision communes ? Les “musées universels” se prétendent-ils universels du fait de leur taille, de leurs collections ou de leur richesse ? [..] A travers cette Déclaration, ils refusent d’entamer le dialogue sur la question de la restitution.»

Samuel Sidibé, directeur du Musée national du Mali à Bamako, estime quant à lui que « la notion de « musée universel » est ambiguë et finalement inacceptable si elle est destinée à refuser le débat de la restitution et le droit des civilisations productrices de jouir de leurs créations. En quoi le Musée du quai Branly à Paris, le British Museum à Londres ou le Metropolitan Museum of Art à New York sont-ils universels ? Est-ce parce qu’ils possèdent des collections originaires du monde entier ? Je crois que l’universalité réside non dans la diversité des collections, mais dans la possibilité que celles-ci soient accessibles au plus grand nombre, y compris aux populations d’origine. »

Il n’est pas anodin ni anecdotique que les réactions les plus véhémentes proviennent de responsables de musées situés en dehors du monde anglo-saxon et européen. Leur perception de la Déclaration qui insiste, rappelons-le, sur l’importance et la valeur des musées universels, implique un jugement implicite sur la moindre importance et la moindre valeur des autres musées.

Or, comme le rappelle l’ancien directeur des Musées nationaux du Kenya, ces derniers abritent la plus vaste collection d’hominidés et plus de deux millions d’espèces d’insectes. Ne s’agit-il pas d’une essentielle dimension universelle? “Or, ce ne sont là que quelques-unes des activités majeures des Musées nationaux du Kenya ayant une portée universelle. Ils n’ont pourtant pas été invités à faire partie du groupe des “musées universels”. Quel est donc le fondement de leur universalité ? Les “musées universels” se trouvent-ils uniquement en Europe et en Amérique du Nord?”

Dans son livre La fin de l’exotisme publié en 2006, Alban Bensa cite deux types de réactions – non pas à la Déclaration mais à l’exposition d’art contemporain de la zone Asie-Pacifique – qui mettent bien en évidence cet affrontement de points de vue:

  • Un galeriste européen: “La dernière exposition, à Singapour, d’art contemporain de la zone Asie-Pacifique nous a guidés dans nos choix qui sont davantage tournés vers le futur que vers le “background” culturel des peuples. L’art contemporain est universel.”
  • Parole institutionnelle kanak: “Il faut maintenir un lien entre le contemporain et le traditionnel. Les œuvres kanak créées aujourd’hui doivent se trouver en harmonie, en complémentarité avec les objets kanak anciens, visibles actuellement au musée de Nouméa. La solution serait de faire apparaître l’universel au cœur de ce qu’il y a de plus spécifique.”

Le Musée universel du Louvre Abou Dabi

Une des questions fondamentales concerne la redéfinition même du musée et de l’œuvre qu’il abrite. Si l’on comprend en quoi une œuvre d’art peut avoir, indépendamment de sa valeur historique, une valeur esthétique universelle, il est plus difficile de saisir en quoi cette universalité pourrait s’appliquer au musée lui-même.

Un musée n’est-il pas le produit d’une histoire particulière, ne reflète-t-il pas une certaine vision du monde, ne renvoie-t-il pas à une culture spécifique qui a ses propres éléments d’appréciation du beau et du goût ? La simple discrimination entre ce qui peut entrer au musée et ce qui ne le peut pas, la façon de valoriser ou non telle ou telle œuvre dans le musée, la hiérarchisation des salles, des arts et des périodes, le choix des expositions temporaires, des artistes invités, sont déjà des éléments de particularisation de cette prétendue dimension universelle.

On en vient ainsi à créer une abstraction. La dimension universelle n’a pas de contenu clair ni de forme définie. Prenons le projet de Louvre à Abou Dabi[3. La liste des premières acquisitions est disponible ici]. Je ne questionne pas l’intérêt économique du projet ni son bénéfice en terme de rayonnement culturel pour la France, mais sait-on que le nom exact du projet est Musée universel du Louvre Abou Dabi ? Ce qui est mis alors en avant comme argument principal, c’est le fameux dialogue des cultures. Or, il s’agit bien d’une rencontre entre l’art occidental et l’art oriental, notamment islamique. Démarche qui s’inscrit dans un contexte culturel bien spécifique.

Revenons au texte de l’accord signé entre la France et les Emirats :

Les deux Etats décident de la création à l’horizon 2012 d’un musée universel faisant appel aux techniques les plus innovantes en matière de muséographie, présentant des objets majeurs dans les domaines de l’archéologie, des Beaux-Arts et des arts décoratifs, ouvert à toutes les périodes y compris à l’art contemporain, bien que mettant l’accent sur la période classique, à toutes les aires géographiques et tous les domaines de l’histoire de l’art, répondant à tout moment aux critères de qualité et à l’ambition scientifique et muséographique du Musée du Louvre et destiné à œuvrer au dialogue entre l’Orient et l’Occident, chaque Partie respectant les valeurs culturelles de l’autre.

Il est clairement stipulé qu’il s’agit d’un musée universel. Et pour souligner cette dimension, le champ artistique dépasse largement celui du Louvre de Paris dans la mesure où sont compris les arts décoratifs et l’art contemporain. Notons l’ambition de totalité : le musée sera ouvert à toutes les périodes, à toutes les aires géographiques, à tous les domaines de l’histoire de l’art. Serait-ce l’impossible ambition de la totalité qui définirait le musée universel ?

Mais il faut également remarquer que le musée est destiné à œuvrer au dialogue entre l’Orient et l’Occident, chaque partie respectant les valeurs culturelles de l’autre. Le musée universel serait-il alors une sorte d’agora où se rencontreraient l’Orient et l’Occident ? Ou bien s’agit-il paradoxalement d’un musée universel très particulier ? Enfin, si le musée universel a pour vocation de respecter les valeurs culturelles des uns et des autres, il ne saurait inclure des œuvres qui questionnent ou bouleversent ces valeurs. Le musée universel serait-il alors le lieu commun d’un art consensuel ?

Ainsi, en mai 2009, une exposition a eu lieu à Abou Dabi en partenariat avec le Louvre, première concrétisation du projet de musée universel. Evénement : une statue du Christ a été exposée. Selon le Monde du 30 mai : “C’est un Christ montrant ses plaies. Et donc ressuscité. Cette statue en bois polychrome du XVIe siècle est exposée à l’émirat d’Abu Dhabi, en terre d’islam. Aux côtés d’une amphore grecque, d’un bouddha chinois et d’un Coran mamelouk, ce Christ fait partie de l’exposition, inaugurée mardi 26 mai par le président de la République, Nicolas Sarkozy, et par le prince héritier de l’émirat, Mohammed bin Zayed Al Nahyan. “C’est un choix très courageux et très politique, qui envoie un vrai message de tolérance”, affirme la ministre de la culture, Christine Albanel.

Pas de nu, précise l’article du Monde, le dialogue des cultures a ses pudeurs, mais un Christ, un Coran, une amphore grecque et un bouddha chinois. Et ça dialogue en quelle langue tout ce bric-à-brac ?… Etrange cocktail où les valeurs historique et esthétique sont anéanties dans l’abstraction de la valeur symbolique. Il ne s’agit pas de remettre en cause la volonté légitime des Emirats de se confronter à d’autres formes d’art ni les efforts des Français pour répondre à cette attente, mais il y a là le risque qu’à force de vouloir parler à tout le monde le musée universel ne parle plus à personne.

Conclusion : enjeux culturels et enjeux de puissance

Ces analyses, on l’aura compris, n’ont pas pour but d’appeler à une mise à sac inversée et à une dispersion de collections soigneusement conservées. Il y a cependant des revendications qui méritent réflexion. On se demande ainsi quelle peut être la valeur cognitive de la pierre de Rosette aujourd’hui entièrement exploitée par les chercheurs. A moins que celle-ce ne recèle un autre type de valeur, notamment marchande et touristique, qui empêche sa restitution…

Car, en effet, les musées sont indissociables du marché de l’art, de l’industrie touristique et du rayonnement culturel d’un pays. En d’autres termes, ce sont des ressources économiques et des outils d’influence culturelle, deux éléments de la puissance qu’un pays n’est pas prêt à partager.

Les luttes des pays spoliés ont le mérite de faire bouger les lignes même si elles sont trop peu médiatisées en Occident. Elles poussent les grands musées à se dévoiler et à initier des actions en faveur de la circulation des œuvres avec des expositions itinérantes, des partenariats ou des prêts.

Mais, on l’a vu avec l’exemple de la Chine et de la vente Pierre Bergé et avec la promesse non tenue de la France de restituer à la Corée du Sud des archives royales en échange de l’achat de TGV, elles dessinent des champs d’affrontement de plus en plus vifs et la question des restitutions sera désormais de plus en plus fréquemment couplée à des enjeux diplomatiques et économiques révélateurs de l’émergence d’un monde multipolaire de moins en moins impressionné par le prestige de l’universel.

Quelques suggestions de lecture:

8 Comments

  1. superbe article sur le concept occidental de l’universalité… qui amène également au sujet de l’universalité des droits de l’homme, mais de quels hommes ?
    Si l’universel doit se redéfinir à chaque fois qu’il y a dialogue entre deux pays/cultures, il est clair que ce concept n’a rien de total.

  2. Benjamin PELLETIER

    Bonjour Céline, en effet vous touchez du doigt cette question redoutable qui sous-tend l’article, celle de la valeur et de l’importance des droits de l’homme… Question qui est par ailleurs reprise dans l’article suivant sur “l’illusion de la simultanéité”.

    Merci pour vos encouragements, au plaisir de vous croiser sur GRI…

  3. Christian LAVIGNE

    Votre article en 2 parties sur la “guerre des musées” est fort intéressant et pose de bonnes questions. Je ne vais sûrement pas défendre l’idée du “musée universel”, qui est absurde en lui-même puisque d’une part l’idée même de musée n’est pas universelle, et que d’autre part les choix et modes de fonctionnement d’un musée ne sont pas davantage “universels”. Mais je trouve curieux: 1) que vous opposiez un Occident prédateur à des “cultures victimes” (pays du Sud), alors que l’on sait que depuis la plus haute antiquité l’échange, le commerce, le trafic, le vol, le pillage – et la copie: pillage intellectuel ? – se sont pratiqués à une échelle locale régionale ou internationale…bref, si j’ose dire, y’en a pas un sur Terre pour racheter l’autre. 2) que vous sembliez totalement ignorer les problèmes de conservation des oeuvres dans certains pays, qui n’ont aucun musée digne de ce nom, et qui ferment les yeux ou même profitent de la contrebande du patrimoine. Je ne sais pas si “95%” du patrimoine africain est hors de ce continent, mais je suis sûr que c’est une chance pour ce patrimoine, en attendant que les politiques, les riches et les puissants des pays concernés daignent aider leurs archéologues, leurs muséographes, et aussi leurs artistes contemporains. En tant que plasticien, ayant des amis confrères à travers le monde, j’estime que le débat sur les “musées universels” est un leurre pour nous faire oublier les deux nécessités premières que sont l’éducation et l’accès à la culture pour tous dans tous les pays – y compris les nôtres où une bonne partie de la population ne met jamais les pieds dans une galerie ou un musée. Ce qui nous ramène effectivement à la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, bien peu respectée. Quant à la citation de GLISSANT sur “l’universel” relégué à une simple conception de l’Occident, ce jour-là le poète était bien mal inspiré. Heureusement que chaque Homme porte sa part d’universalité, qui remonte peut-être même en deçà de l’arrivée de notre espèce Homo Sapiens – mais c’est un autre sujet.

  4. Benjamin PELLETIER

    @ Christian
    Merci pour cette lecture attentive qui a le mérite de prolonger la discussion sur ces questions délicates. Je répondrai à votre analyse sur quelques éléments:

    Je n’oppose pas frontalement un Occident prédateur face aux pays du Sud. La Grèce par exemple, qu’on identifie comme le berceau de l’Occident, est en conflit avec le British Museum pour la restitution des frises du Parthénon. La Corée est en conflit avec le Japon pour la restitution de nombreux éléments de son patrimoine, l’Irak avec la Syrie – et de nombreux autres pays montrent que ce n’est pas une simple affaire Occident/Sud. Nous pouvons en effet avoir le sentiment, comme vous le dites, qu’il n’y a pas un pays pour en racheter l’autre.

    En revanche, je m’interroge sur la démarche des musées des pays européens et anglo-saxons qui s’associent pour revendiquer une dimension universelle extrêmement problématique. Certes, le pillage des biens culturels est aussi ancien que l’humanité mais il ne faut pas oublier que, tout de même, il y a une considérable différence d’échelle; et que la période coloniale a été le fait de ces pays-là et qu’une partie – plus importante qu’ailleurs – de leurs collections a des origines douteuses.

    Je n’ignore pas totalement la question de la conservation des œuvres, indiquant en conclusion de l’article : « Ces analyses, on l’aura compris, n’ont pas pour but d’appeler à une mise à sac inversée et à une dispersion de collections soigneusement conservées. » Cependant, je ne suis pas d’accord avec vous pour dire que les pays réclamant leurs biens n’ont pas de musée digne de ce nom. Pour avoir visité l’été dernier le Musée national de Séoul, j’ai pu voir que les Coréens n’avaient rien à envier aux plus grands musées occidentaux. Maintenant, nous sommes d’accord pour dire que certains pays n’ont pas les moyens financiers et techniques pour garantir un tel niveau de conservation. Ceci dit, concernant l’affaire de la pierre de Rosette, je ne pense pas que l’Egypte soit incapable de la conserver correctement.

    Concernant la citation d’Edouard Glissant, vous lui donnez en quelque sorte raison en faisant remonter l’universalité de l’homme à des conceptions pré-occidentales. Vous rejoignez en effet l’ancien directeur des musées du Kénya qui s’interrogeait sur la dimension universelle de son musée contenant la plus belle collection du monde d’hominidés.

    Enfin, qu’il s’agisse des musées, des droits de l’homme, de la conception du beau ou de la vérité révélée – qui à chaque fois nous confrontent à un type spécifique d’universel (la culture, l’humanité, l’esthétique, la religion) – j’ai envie de poser la question, peut-être ironique mais non dénuée de sens, surtout pour ceux qui ressentent cet universel comme une imposition venant de l’extérieur de leur culture: quelle est donc la valeur universelle de cette conception de l’universel ?…

  5. Christian LAVIGNE

    Bonjour Benjamin,

    je n’ai malheureusement pas le temps de reprendre en détail tous les points importants de votre copieuse réponse à mes remarques. Trois choses cependant:
    1) dans l’affaire de la Pierre de Rosette, qu’est-ce qui motive les uns et les autres ? Les Français et les Egyptiens se chamaillent-ils pour contribuer à l’éducation culturelle de leurs peuples respectif ? Permettez-moi d’en douter ! Au niveau le plus basique (ne parlons pas politique), rappelons qu’un “conservateur” de musée est là pour “conserver”…dans un esprit conservateur (!) et le plus souvent élitiste. Au mieux, les musées sont devenus des temples avec leur cryptes cachées, au pire ce sont des cimetières.
    2) En tant qu’artiste souhaitant que l’amour de l’art soit partagé par le plus grand nombre, je me fiche complètement qu’une oeuvre se trouve ici ou là, à condition qu’elle soit accessible et bien conservée (sauf s’il s’agit d’une oeuvre voulue éphémère par l’auteur lui-même…mais j’évite cette trop longue digression). Les NTIC, la copie numérique 2D ou 3D devraient résoudre une bonne partie des problèmes. Le “culte de l’original” mériterait aussi de longs commentaires.
    3) La remise en cause des valeurs universelles élémentaires, telles qu’elles ont été définies après la seconde guerre mondiale dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, ratifiée par tous les états sauf 8 abstentions, cette remise en cause – gravissime de mon point de vue – est de plus en plus fréquente, avec l’argument du relativisme philosophique ou culturel que vous évoquez. C’est ce genre d’argument qui fait que des ethnologues trouvent acceptable l’excision en Afrique (alors même que des mamas africaines se mobilisent contre), au nom de la singularité des cultures. De même un intellectuel chinois ou africain pourrait regretter l’abandon de la guillotine, merveilleuse invention relevant du patrimoine de la Révolution Française, et donc de notre “identité nationale” ! Bref, c’est le cas de le dire, il faut couper court à ce genre de délire relativiste, qui désunit les hommes et sert de “fondement intellectuel” au racisme, au sexisme, à l’homophobie, à l’esclavage, aux mutilations et aux viols “rituels”, j’en passe et des meilleurs ! Oui, d’un point de vue éthique comme d’un point de vue juridique, il y a des “valeurs” universelles minimales…qui ne sont d’ailleurs toujours pas respectées.

  6. Benjamin PELLETIER

    Pour revenir sur vos trois points:
    1) Ce sont les Britanniques (et non les Français) et les Egyptiens qui sont en conflit sur la pierre de Rosette. Je peux douter tout comme vous de son enjeu “éducatif”. Il est une autre valeur, la valeur touristico-commerciale, qui a certainement du poids dans ce conflit…

    2) Pour vous en effet, peu importe où se trouve l’œuvre en question. Mais pour le peuple d’où elle provient? Imaginons par exemple que les archives de Napoléon Ier soient enfermées dans un musée coréen qui refuse de les restituer à la France?

    3) Je me doutais bien que ma remarque sur la valeur de l’universel ne resterait pas sans réaction… ^^ Ce n’est pas le lieu et le moment de polémiquer, j’espère y revenir un jour dans un article plus détaillé et nous reprendrons cette discussion.

    Je note seulement que le questionnement critique sur la valeur de l’universel et l’utilisation qui en est faite à des fins politiques et/ou économiques, ne signifie pas nécessairement un saut dans le relativisme le plus absolu…

  7. Christian LAVIGNE

    1) J’ai oublié que la fameuse pierre se trouvait chez les British ! Comme quoi le lieu est moins important que la connaissance…
    2) Il y a des documents de l’histoire de France qui sont à l’étranger, pour des raisons diverses. Dans un registre voisin, j’ai découvert avec étonnement, lors d’un voyage, que la première photo du monde, prise par notre regretté concitoyen Nicéphore NIEPCE, se trouve au musée d’Austin, Texas, juste à côté d’une Bible de Gutenberg venue d’Allemagne je ne sais comment. Depuis la préhistoire, les hommes et les objets circulent plus qu’on ne le croit. Mais les NTIC règlent la question que vous posez: si un musée coréen possède des textes français, ou autres objets patrimoniaux, qu’il les mette en ligne, en 2D ou en 3D. C’est l’accessibilité qui importe. Figurez-vous qu’au début du Web l’édition originale du Discours de la Méthode (Descartes)…n’était visible que par sur un site américain! Aujourd’hui encore, essayez donc d’aller le consulter dans une bibliothèque française si vous êtes un citoyen lambda. Quant aux manuscrits et incunables, bonne chance !
    3) Il faut distinguer l’usage vague, historique et à géométrie variable du mot “universel” dans la bouche des politiques ou des sophistes, des textes fondateurs et des chartes associées aux Droits de l’Homme – dont la clarté est telle que les dictatures ou les théocraties s’abstiennent de les ratifier, comme par exemple l’Arabie Saoudite qui nie l’égalité des droits pour les hommes et les femmes.
    Bref, votre article sur les musées nous entraine vers des questions plus générales et plus techniques à la fois.

  8. Benjamin PELLETIER

    Merci Christian pour ces éléments sur l’édition originale du texte de Descartes. Je les relie au “culte de l’original” que vous mentionniez précédemment. Voilà qui donne de quoi réfléchir à un article futur sur cette question du rapport à l’original… Par exemple, quand le XVIIIe siècle romantique allemand se prenait de passion pour les figures du Laocoon et pour bien d’autres éléments de la statuaire grecque, il faut savoir que Goethe ne les connaissaient que par de médiocres gravures… A voir donc, mais ce sujet passionnant s’écarte quelque peu de la thématique de ce blog…

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