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Des conflits au travail à géométrie variable

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Voici quelques commentaires à propos d’un article du Figaro paru le 11 septembre dernier et consacré au temps passé aux disputes et conflits au travail. Intitulé Les Français se disputent 1h50 par semaine au travail, il reprend les résultats d’une enquête menée en mai 2008 dans neuf pays par OPP, cabinet européen spécialisé en psychologie du travail.

Je cite ce court article ci-dessous extrait par extrait afin de partager avec vous ses éléments les plus significatifs mais également les questionnements qu’il suscite:

  • Loin de la réputation de salariés rigoureux et disciplinés, les Allemands sont ceux qui se querellent le plus au travail. Ils consacrent chaque semaine 3h20 à se disputer, à égalité avec les Irlandais […]. Viennent ensuite les Américains (2h50) puis les Français, les Britanniques et les Danois (1h50) tandis que les Néerlandais sont les plus pacifiques (55 minutes). Ces résultats ont été obtenus auprès de 5 000 salariés qui ont évalué eux-mêmes le temps passé aux conflits (comprenant aussi les échanges avec la direction et les ressources humaines consacrées à ces mésententes).

Avant d’entrer dans le détail des résultats, il est important de noter qu’ils proviennent d’une évaluation par les salariés eux-mêmes. Il s’agit à la fois de leur vécu et de leur perception. Ce n’est pas tout à fait la même chose : le vécu peut être atténué ou accentué par une perception par définition subjective.

Ainsi, le conflit d’un employé avec son manager aura dans le ressenti de l’employé plus de relief si ce dernier se trouve dans un contexte de forte distance hiérarchique et d’individualisme élevé où le rapport hiérarchique est perçu comme l’exercice d’un pouvoir personnel. Le sentiment d’humiliation se prolonge bien plus longtemps que le moment de tension[1. J’ai ainsi le souvenir d’un fait divers survenu il y a deux ou trois ans. Un homme d’une cinquantaine d’années se présente à la porte d’un retraité. Dès que le nonagénaire ouvre la porte, il l’assassine de plusieurs coups de couteau. Arrêté par la police, il expliquera que quarante auparavant, il était l’élève de cet ancien instituteur qui se moquait de lui parce qu’il était grassouillet…]. Car il est certain qu’un conflit peut être perçu comme fini par un manager alors que ce n’est pas le cas pour son subordonné. Il y a toujours le risque que subsistent des questions non-résolues par autisme ou par crainte, qui altèrent la perception du conflit, et donc son vécu.

A contrario, le même conflit aura une durée de vie limitée si rien dans la perception ne dépasse l’objet du conflit. Les personnes en conflit auront la capacité de maintenir leur subjectivité sous contrôle pour rechercher ensemble une solution à cette perturbation. L’aspect technique du problème l’emporte alors sur les  querelles d’ego et enjeux de pouvoir personnel.[2. Ces vécus et perceptions contradictoires font partie des paramètres (absurdement) décisifs analysés par Christian Morel dans son livre capital Les décisions absurdes et qui ont abouti à la catastrophe de Challenger]

Il faut donc prendre l’étude quantitative basée sur la mesure de la durée des conflits avec certaines précautions surtout dans le cadre d’une comparaison entre les différents pays. En effet, le vécu et le perçu sont-ils les mêmes partout ? 1h50 de disputes hebdomadaires entre Français sont-elles équivalentes en termes d’intensité à 1h50 de disputes entre Danois ? C’est une vraie question à laquelle l’enquête ne répond pas. On peut cependant apporter une précision d’ordre interculturel: l’expression des éléments négatifs ne fait pas partie de la matrice culturelle danoise tandis qu’en France c’est un véritable sport national. Voilà qui donne à relativiser ces résultats car, au moment de remplir le questionnaire d’enquête, on imagine combien le salarié danois n’est pas dans le même état d’esprit que le salarié français. Là où l’un aura plutôt tendance à se retenir, l’autre aura plutôt tendance à se défouler…

  • Il faut noter que ces relations conflictuelles n’opposent pas seulement managers et subordonnés (24% des cas). Elles mettent d’abord aux prises des personnes situées en bas de la hiérarchie (34%) tandis que les luttes au sommet, entre managers, ne représentent que 20% des cas.

Là aussi, il convient de mettre de prendre des précautions dans la mesure où l’expression du conflit chez les personnes en bas de la hiérarchie est plus directe qu’au sommet. Il faut se garder d’établir un jugement de valeur entre ces deux catégories dont l’une serait naturellement plus conflictuelle et l’autre culturellement plus diplomate. Il s’agit plutôt de la conséquence d’enjeux de pouvoir moindres en bas de la hiérarchie qu’en haut.

Plus la défense de son statut et de son pouvoir a de l’importance pour une personne, plus elle aura tendance à éviter le conflit ou à temporiser sur ses différends. Et s’il y a moins de relations conflictuelles en haut de la hiérarchie, il y a plus de conflits latents, potentiels, non-résolus, qui sapent la coopération. D’une certaine façon, en haut de la hiérarchie, on aura plus tendance à regarder les choses de profil qu’en face…

  • De façon générale, les disputes proviennent des chocs de personnalités et d’ego (49%), du stress (34%) et de la surcharge de travail (33%). Mais chaque pays cultive des raisons propres à ces altercations professionnelles. En France, c’est le manque d’honnêteté qui est invoqué (36%), au Brésil, un choc de valeurs, en Grande-Bretagne, un problème d’ego. Aux Etats-Unis, ces mésententes trouvent leurs origines dans une incompréhension entre les communautés présentes au sein de chaque entreprise. Enfin, les Allemands, champions du monde des fâcheries professionnelles, sont tout simplement trop stressés.

Ces résultats sont particulièrement intéressants. Arrêtons-nous un instant sur le cas de la France où prédomine le manque d’honnêteté comme cause des conflits. Voyez ainsi l’article Les Français, champions de la malhonnêteté au bureau.

L’une des raisons de cette situation est que nous avons un rapport compliqué à l’information. Dans l’entreprise française, trop souvent l’information circule mal (mauvaise organisation des flux), circule peu (cloisonnements des services) ou ne circule pas (rétention d’information). Or, de façon générale, l’information est en France un enjeu de pouvoir.

Dans l’entreprise française, partager une information signifie malheureusement pour beaucoup partager leur pouvoir. En revanche, ne pas transmettre une information, la garder pour soi, signifie l’assurance de conserver son pouvoir.

Circuits d’information peu efficaces, information comme enjeu de pouvoir personnel, difficulté à partager l’information : il n’est pas très étonnant que la tentation soit grande de s’approprier l’information – et donc le travail du collègue – si c’est là un moyen d’obtenir ce qui circule mal et d’augmenter son pouvoir personnel.

Une remarque concernant le résultat des Etats-Unis qui met en avant une incompréhension entre les communautés. Le fort communautarisme associé à un ancrage identitaire très marqué exacerbe des différences culturelles que le management moderne cherche à aplanir. Edward T.Hall avait déjà noté que, même après plusieurs générations, les descendants d’immigrants conservaient certaines particularités culturelles de leur pays d’origine, par exemple dans leur rapport au temps et à l’espace. Des éléments dans l’organisation spatiale de l’habitat et du bureau peuvent être sources de stress pour certaines catégories de la population dont la structure perceptive et affective provient de pays sud-américains, européens, africains ou asiatiques et entre en conflit avec cette standardisation[3. Voir notamment La dimension cachée, le chapitre Villes et culture].

  • «Ce qu’il faut aussi relever dans ces résultats, c’est que c’est en France où l’on forme le moins les personnes au conflit», souligne Antony Erb, directeur OPP France. Cet organisme accompagne, il est vrai, les entreprises dans la résolution de ces tensions entre personnes… Tandis que les Français ne sont que 27% à avoir bénéficié d’une telle formation, ils sont 57% d’Américains et 68% de Brésiliens à être parés aux disputes.

C’est le paradoxe en France d’une présence du conflit et d’un refus de l’admettre. La récente prise de conscience du stress au travail est à ce titre typique – alors qu’au Danemark ,par exemple, des mesures ont été prises dès les années 70 pour y faire face. Je vous renvoie à l’article et à mes commentaires sur Le stress au travail, prise de conscience tardive en France.

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