Voici un article en deux parties. Ce premier volet est consacré à l’étonnant point commun entre les Chinois et les Iroquois : le ginseng, et au rôle déterminant joué par les jésuites français dans l’émergence du marché du ginseng entre l’Amérique du Nord et la Chine.
Ce marché a toutes les caractéristiques de la mondialisation des échanges : ouverture aux autres cultures et circulation de la connaissance, mais aussi recherche du profit à tout prix et destruction des ressources.
La lettre du père Jartoux : Chine, Mandchourie, 11 avril 1711
Le 11 avril 1711, le père Jartoux, missionnaire de la Compagnie de Jésus, écrit une lettre au père procureur-général des Missions des Indes et de la Chine. Il y fait la description très précise d’une plante qu’il a eu l’occasion de voir dans un village tout proche du royaume de Corée : le ginseng. C’est la première fois qu’un témoin européen rédige un rapport circonstancié sur l’importance du ginseng en Chine, aussi bien dans la médecine traditionnelle que sur le plan économique.
Le ginseng est ainsi à la base de la pharmacopée chinoise. Il sert à guérir toutes sortes de maux, maladies et blessures : « c’est un remède souverain pour les épuisements causés par des travaux excessifs de corps ou d’esprit ». En latin, le ginseng sera d’ailleurs nommé panax, « ce qui guérit tout », terme qui a donné en français panacée. Le père Jartoux ayant constaté sur lui-même les effets bénéfiques de cette racine, il forme le vœu que la pharmacie des Européens se l’approprie :
« Pour moi, je suis persuadé qu’entre les mains des Européens qui entendent la pharmacie ce serait un excellent remède, s’ils en avaient assez pour en faire les épreuves nécessaires, pour en examiner la nature par la voie de la chimie, et pour l’appliquer dans la quantité convenable, suivant la nature du mal auquel elle peut être salutaire. »
Il procède alors à une description minutieuse de la racine de ginseng (cf. dessin en tête de cet article) et de la meilleure manière de la conditionner et de la préparer. Mais le père Jartoux ne s’en tient pas qu’aux propriétés médicales du ginseng. Il a remarqué que cette racine est l’objet d’un énorme marché en Chine. Il indique que l’empereur de Chine veille jalousement à protéger une province entière où pousse le ginseng en la faisant garder et barricader de pieux. En 1709, l’empereur a ordonné à dix mille Tartares de ramasser tout le ginseng qu’ils pouvaient, à condition de lui attribuer deux onces des meilleures racines et de lui revendre le reste qui leur était payé « au poids d’argent fin ». On peut en conclure que si les racines les moins nobles valent leur poids en argent, les meilleures valent de l’or.
Enfin, après avoir décrit l’environnement le plus favorable au ginseng qui pousse « sur le bord des ravines ou autour des rochers, au pied des arbres et au milieu de toute sortes d’herbes », il émet un jugement visionnaire qui montre l’excellente connaissance du monde qu’avaient alors les jésuites :
« Tout cela me fait croire que s’il s’en trouve en quelque autre pays du monde, ce doit être principalement au Canada, dont les forêts et les montagnes, au rapport de ceux qui y ont demeuré, ressemblent assez à celles-ci. »
La découverte du père Lafitau : Canada, Québec, automne 1716
Cette remarque du père Jartoux va en effet sauter aux yeux d’un autre jésuite, le père Lafitau (ci-contre, cliquez pour agrandir l’image) qui, en 1715, a entre les mains le texte de Jartoux dans un volume rassemblant les lettres édifiantes des pères jésuites du monde entier. Le père Lafitau est alors missionnaire des indiens Iroquois à Québec. Au printemps 1716, alors qu’il se trouve dans un environnement proche de celui décrit par le père Jartoux, il interroge les Iroquois afin de connaître les secrets de leur pharmacopée :
« Les missionnaires qui sont toujours avec les sauvages, qui ont toute leur confiance, et qui parlent communément leur langue comme eux-mêmes, sont presque les seuls en état de tirer d’eux des secrets dont le public pourrait profiter. »
Ce n’est que quelques mois après qu’il découvre enfin le ginseng canadien : « Ayant passé près de trois mois à chercher le Ginseng inutilement, le hasard me le montra quand j’y pensais le moins, assez près d’une maison que je faisais bâtir. »
Ce témoignage du père Lafitau provient d’un mémoire qu’il rédige après 1717 et, au vu de l’importance économique de sa découverte, qu’il adresse directement au régent du royaume de France, le Duc d’Orléans :
En effet, la découverte du ginseng au Canada laisse présager de considérables bénéfices pour le royaume de France. En 1848, lors de la réédition du mémoire du père Lafitau, son préfacier, le père canadien Hospice Verreau, n’hésite pas à faire le parallèle avec la ruée vers l’or qui touche différentes colonies au milieu du XIXe siècle :
« La découverte qu’on en fit dans nos forêts produisit presqu’autant d’émotion, excita presqu’autant la cupidité que le fait aujourd’hui la découverte des plus riches mines de la Californie, de l’Australie ou de la Nouvelle Calédonie. »
Le fait est que le marché s’est mis en place dès 1818. Dans un premier temps, les compagnies commerciales utilisaient le ginseng comme pacotille afin de troquer et marchander avec les Chinois. Mais elles ont rapidement réalisé le profit réel qu’elles pouvaient en tirer : une livre de ginseng qui était achetée deux francs au Canada était revendue 25 francs à Canton.
Apogée et déclin du marché canadien : 1751-1754
Ayant négligé la valeur du ginseng, la Compagnie des Indes a laissé passivement se développer un marché sauvage du ginseng entre le Canada et la Chine. Réalisant tardivement son erreur stratégique, cette puissante compagnie a cherché à reprendre en main ce marché très lucratif, notamment par une guerre des prix. Ainsi, en 1751, la Compagnie des Indes s’est mise à acheter le ginseng du Canada à 33 francs la livre alors que le prix du marché était de 12 francs. Par suite, voyant soudainement les prix quasiment multipliés par trois, les négociants français ont dangereusement accru leur demande :
« A la Rochelle, alors, les négociants de cette place donnèrent ordre à leurs correspondants à Québec, d’en acheter à tout prix; on en fit chercher partout sans avoir égard à la saison de le cueillir, et au temps de sécher à propos. » (préface d’Hospice Verreau au mémoire du père Lafitau)
Cette avidité a tué le marché : d’abord, en récoltant le ginseng en mai au lieu de septembre, on obtient une racine de moins bonne qualité ; ensuite, en imposant aux racines un séchage au four pour gagner du temps par rapport au séchage naturel, on altère également ses propriétés ; enfin, en détruisant l’équilibre environnemental du ginseng, on empêche son renouvellement :
« En 1752, ou le cueillait en mai ; on le séchait au four pour pouvoir le faire passer la même année ; les habitants, trouvant plus de profit à chercher du ginseng qu’à semer du blé, abandonnaient leurs terres pour courir dans les bois, qui se sont trouvés incendiés, en plusieurs endroits, par le peu de précautions qu’ils prenaient en faisant du feu. » (préface d’Hospice Verreau au mémoire du père Lafitau)
Le résultat ne s’est pas fait attendre : en 1752, les exportations s’élevèrent à 500 000 francs mais, en 1754, à 33 000 francs seulement. D’une part, les ressources de cette racine qui demande de nombreuses années avant d’arriver à maturité s’étaient épuisées ; d’autre part, les Chinois, voyant arriver du Canada un ginseng mal conditionné et de mauvaise qualité, n’ont plus voulu en acheter. En trois ans, le marché était mort: « Ainsi, un commerce qui promettait de devenir une source de richesse, tomba et s’éteignit complètement en peu d’années. » (préface d’Hospice Verreau au mémoire du père Lafitau)
Le ginseng, victime des préjugés de l’époque
Il y a un paradoxe dans cette histoire du marché du ginseng. Si ce sont bien des jésuites français qui, aux deux extrémités du monde connu, ont permis une meilleure connaissance du ginseng, cette plante n’a pas été adoptée en France, ni en général en Europe. En effet, contrairement au café, au cacao ou au tabac, le ginseng n’a pas franchi certains obstacles culturels. Le père Lafitau – qui, tout comme le père Jartoux quelques années auparavant, a vérifié les effets remarquables de la racine de ginseng pour soigner toutes sortes de maux – se fait l’écho de ce paradoxe :
« Ne paraît-il point, du reste, étonnant que les populations asiatiques aient trouvé et trouvent encore, à cette racine, des propriétés médicales si puissantes, et, qu’en Amérique et en Europe, on ne lui reconnaisse aucune de ces vertus ? »
Mais le père Lafitau pressent que l’introduction du ginseng en France va se heurter à certains obstacles :
« Il se pourra bien faire que lorsqu’on la voudra mettre en usage en France, différentes personnes s’y opposeront comme on a fait autrefois au sujet du tartre émétique et du Quinquina. »
C’est alors qu’il ajoute une remarque éclairante qui permet de comprendre en quoi ces obstacles sont avant tout culturels :
« Il est vrai que l’énergie des substances chimiques généralement employées dans la pharmacie moderne a fait tomber dans l’insignifiance la plupart des simples [plantes médicinales fournies par la nature]; mais comment se fait-il, cependant, que la droguerie américaine, qui fait encore ou prétend faire un si grand usage des végétaux, n’ait pas exploité davantage une plante dont les asiatiques disent tant de merveilles ? »
La découverte du ginseng par les jésuites français intervient à un moment où la pharmacie traditionnelle à base de plantes est discréditée au profit de la pharmacie chimique à base de composés. En ce début de XVIIIe siècle, il y a déjà en Europe un discours de la rationalité scientifique qui s’oppose à la tradition. Aussitôt découvert, le ginseng est ramené à un monde archaïque dont la culture occidentale cherche à s’extraire. Elle passe donc à côté des formidables propriétés du ginseng. Voyez ainsi le dictionnaire de l’Académie française, édition de 1776 :
GlNSENG. f. m. Plante qui croît dans la Tartarie & dans le Canada. La racine du Ginseng subtilise le sang, ranime les esprits vitaux, rétablit les forces & a plusieurs autres excellentes qualités. L’expérience n’a point du tout confirmé en Europe les merveilles que les Chinois attribuent au Ginseng.
Cette curieuse et paradoxale définition reprend presque mot pour mot certains passages de la lettre du père Jartoux tout en déniant ensuite au ginseng les qualités mises en avant. En somme, les qualités du ginseng lui sont intrinsèquement reconnues mais lui sont culturellement déniées. C’est que l’Europe ne peut entretenir qu’un rapport extérieur à cette plante sans jamais se l’approprier car celle-ci est associée à des cultures jugées inférieures. Le père Lafitau ne manque pas de le noter dans un passage de son mémoire qui est une sorte d’explicitation des non-dits de la définition ultérieure de l’Académie :
« Il faut avouer que nous ne la connaissons pas encore assez bien, parce que nous ne la connaissons que par des sauvages, des Chinois et des Japonais, qui dans le fond sont de mauvais médecins, peu instruits des principes de l’anatomie et des règles de l’art. Cependant, il faut avouer aussi qu’elle ne serait pas si constamment et si universellement estimée à la Chine et au Japon, si elle n’avait en soi de grandes propriétés. »
La puissance du discours de la rationalité scientifique associée à un jugement de valeur culturel ont donc pour effets de rendre imperméables les Européens aux bienfaits qu’ils pourraient tirer du ginseng et de considérer cette plante uniquement pour sa valeur commerciale. Dans un traité américain sur le ginseng de 1903 (pdf), on trouve un jugement définitif et communément admis dans les pays occidentaux à propos du ginseng :
« Les raisons principales de sa popularité actuelle en Chine sont les idées conservatrices des Chinois et leur croyance dans les choses surnaturelles, ce qui, mis ensemble, exalte indûment les mérites de la plante. En Amérique, la racine est rarement utilisée, sinon comme calmant, et même pour cela nous avons d’autres médicaments qui sont plus répandus. »
Documents (pdf):
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La deuxième partie de cet article est à présent mise en ligne. Elle revient justement sur le rôle des Américains dans le marché mondialisé du ginseng aux XVIIIe et XIXe siècles. Car si ce marché est mort pour le Canada en 1754, il est récupéré par les Etats-Unis à la fin du XVIIIe siècle…
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