Des nomades aux immigrés
Qu’il s’agisse du récit de Gilgamesh ou de l’histoire d’Abel et Caïn, la mise en scène des relations entre le sédentaire veillant sur sa propriété et le nomade arrachant les clôtures pour poursuivre son errance est fondatrice des conflits culturels. La rencontre entre les hommes fixés et les hommes en mouvement est toujours problématique. Mais cette rencontre gagne en violence dès que les nomades se fixent aux côtés des citadins. Alors que les premiers se demandent comment s’adapter, les seconds se demandent quand ils vont repartir.
Les immigrés sont nos nomades d’aujourd’hui. Mais à la différence des nomades des récits fondateurs, les immigrés étaient des sédentaires dans leur pays d’origine. Ils ont donc vocation à s’inscrire dans le paysage social et urbain de leur pays d’accueil. C’est là que naît un premier décalage naît en termes de représentation : dans l’imaginaire ou le désir d’une partie de la population du pays d’accueil, les immigrés ne devraient être que des nomades, des hôtes de passage.
Ou bien invisibles et imperceptibles. Or, malgré une relégation dans des espaces urbains périphériques et malgré les obstacles à leur intégration, on ne peut faire comme s’ils n’existaient pas, comme si cette diversité ne s’exprimait pas, comme si l’espace social et urbain n’était pas modifié par leur présence. Que signifie cette modification ?
Quand l’hôte devient otage
L’espace urbain est perçu et vécu comme la projection vers le monde extérieur du monde intérieur que chacun porte en soi comme une part de son identité et un gage de son appartenance à une communauté. La modification de cet espace implique une modification des mentalités qui lui sont associées. Par exemple, la présence d’une mosquée associée ou non à un minaret renvoie à une différence religieuse radicale dont on comprend la signification ailleurs mais pas ici.
Tout dépend en fait à quel niveau chacun place ses représentations des immigrés sur une échelle du fantasme qui, de l’accueil au rejet, passe par hôtes exilés, voisins étranges, concitoyens différents, nomades provisoires, envahisseurs conquérants. En poussant les fantasmes en haut de l’échelle, les positions xénophobes ancrent dans les esprits l’idée d’une colonisation rampante et concertée des sociétés d’accueil.
Or, il faut revenir au point de départ de cette présence des immigrés pour mettre en évidence le second décalage dans les représentations. Ce point de départ n’est pas une conquête armée suivie d’une colonisation des territoires européens. Il est – pour une minorité – une arrivée clandestine. Mais, majoritairement venus dans les pays européens suite à un appel de main d’œuvre ou conformément à des dispositions en faveurs des réfugiés politiques ou des regroupements familiaux, les immigrés sont sur le territoire légalement et doivent en qualité d’étrangers être accueillis selon les lois locales de l’hospitalité.
Il convient de distinguer soigneusement ces trois moments : hospitalité due à l’étranger accueilli, processus de sédentarisation et intégration réussie. Chacun de ces moments conditionne le suivant. Ainsi, dans le cas d’une hospitalité médiocre ou inexistante, l’hôte devient otage – la proximité étymologique entre les deux notions étant à cet égard tout à fait signifiante[1. Pour approfondir sur ce sujet, lire notamment l’excellent article de Claude Raffestin, « Réinventer l’hospitalité » in Communications, n°65, 1997]. La marginalisation dans l’espace social et urbain sape le processus de sédentarisation qui se trouve alors en complet décalage avec les particularités culturelles des hôtes. On court droit au conflit interculturel car il y a déjà crise avant que la crise ne se manifeste.
La question religieuse
Deux communautés de cultures différentes qui cohabitent sur un même espace sont comme deux étrangers parlant chacun leur propre langue. Face à un discours dans une langue étrangère, soit je le comprends parce que je connais la langue en question, soit je le traduis littéralement dans ma propre langue au risque de déformations et de contresens, soit je reste tout à fait hermétique à cette langue que j’ignore. Si l’interlocuteur fait l’effort de parler ma langue, il n’en gardera pas moins sa langue natale et sa qualité d’étranger. D’une façon générale, je considère que c’est à lui de s’adapter à moi.
Mais il y a des limites à cette adaptation. Par souci d’intégration, il ne peut pas renoncer à ce qu’il croit au niveau religieux. Toute la question est de savoir si je suis prêt à accepter que cette résistance s’inscrive dans le paysage social et urbain. Il est fondamental de noter que le vote pour l’interdiction de nouveaux minarets en Suisse a été le plus majoritaire dans les vallées reculées où il n’y a pas de mosquées et très peu d’immigrés tandis que des villes comme Genève ou Bâle ont voté contre. Nous avons connu le même phénomène en France où le Front National réalisait d’excellents scores dans des villages alsaciens où il n’y avait aucun immigré.
Encore une fois, cette part religieuse ne peut pas rester invisible, sauf à prendre le risque de sa clandestinité qui ne fait qu’exacerber des passions dangereuses. Le seul État où toute expression publique d’une religion autre que la religion officielle et historique est interdite, est l’Arabie saoudite. Pas de clocher en Arabie, malgré la présence de centaines de milliers de chrétiens européens, américains, philippins et autres[2. Sur les efforts et difficultés des entreprises françaises pour intégrer l’élément religieux dans leur approche des Saoudiens, voir par exemple l’article Comment perdre une négociation pour une porte qui s’ouvre]. Et pourtant la région côtière saoudienne du Hedjaz fut dans sa période pré-islamique marquée par la présence ancestrale de Juifs et de Chrétiens…[3. En témoignent la légende de la tombe d’Eve qui serait enterrée à Djedda en un lieu aujourd’hui bétonné et où venaient se recueillir des pèlerins jusqu’au début du XXe siècle, ainsi que la présence de quelques églises des premiers temps du christianisme dont la localisation relève du secret d’État ou qui ont été rasées pour effacer ces témoignages qui embarrassent les plus hautes autorités religieuses du royaume.]
Ainsi, l’interdiction de nouveaux minarets en Suisse amène une totale remise en question du processus qui devait mener à une intégration réussie. Car les musulmans de Suisse ont bien compris que cette question des futurs minarets n’est pas l’essentiel, que c’est bien plus radicalement leur présence même en Suisse qui est questionnée en étant renvoyés à une différence radicale. L’un d’entre eux réagissait ainsi à la violente campagne en faveur de l’interdiction des minarets : «Leurs affiches me contraignent à dire que je suis musulman. Il faut que je le crie!»
1. toute comparaison entre les scores du FN et celui de l’initiative anti-minarets est absurde puisque le vote des minarets ne correspond pas au clivage villes/campagne. Ceci a été largement étudié et démontré publiquement. En fait, il n’y a aucun clivage qui tienne : droite/gauche (les socialistes ont accepté l’initiative en masse), ville/campagne (Zürich, Berne, Fribourg, Lausanne, etc), instruits/ouvriers (les deux ont accepté l’innitiative), les Suisses de l’étranger ont en partie également accepté l’initiative.
2. les musulmans le disent eux-mêmes, et le prouve en portant de plus en plus souvent le voile dans la rue : ils sont bienvenus en Suisse, et il peuvent y pratiquer leur religion en toute liberté. L’aspect religieux doit cependant relever du privé et ne pas s’exposer dans l’espace public. Les Suisses aiment la discretion et apprécient que leurs hotes en fasse preuve.
3. Les pays dans lesquels les chrétiens ne sont pas les bienvenus sont plus nombreux que ce que vous prétendez. J’en compte au moins quinze qui sont musulmans : l’Afghanistan, l’Arabie Saoudite, Brunei, Egypte, Indonésie, Iran, Irak, Malaisie, Nigéria, Pakistan, Somalie, Soudan, Turquie et Yémen.
Plus évidemment la Kabylie.
Et le seizième sera la Corée du Nord.
4. s’il est vrai que l’intégration des italiens et Espagnols est réussie, celle des Portugais ne l’est pas encore. Et ce sont des catholiques.
L’intégration des musulmans pratiquants n’est pas réussie du tout. Le sera-t-elle un jour? Il faudrait pour cela qu’elle soit possible. La religion musulmane va à l’encontre de tellement de valeurs suisses, quant à la valeur de la femme, de la pudeur et de la discretion en public, de la tolérance, et de la valeur de l’égalité qu’il est permis d’en douter.
5. La votation suisse n’est pas une réussite du genre à mes yeux, parceque le message véhiculé est peu clair.
Mais elle a été très largement acceptée, aussi par les émigrés d’un temps devenus suisses entretemps.
Un ex-musulman aujourd’hui athée.
Bonjour Popex, désolé de répondre avec retard à vos intéressants commentaires.
Concernant le point 1, il est cependant important de noter que le votre contre la loi sur les minarets s’est surtout exprimé dans les villes où il y a une présence musulmane. Je cite un extrait d’un article de la TSR:
Le «non» le plus fort est venu de Genève, avec 59,7% d’avis négatifs. Il s’agit du seul endroit en Suisse romande où une mosquée est flanquée d’un minaret. Les Vaudois et les Neuchâtelois ont également rejeté le texte, mais plus timidement (53,1% et 50,9%). Outre Sarine, les citoyens de Bâle-Ville ont été les seuls à se distinguer. Le demi-canton, qui compte la plus forte communauté musulmane de Suisse, a refusé d’interdire les minarets par 51,6% des voix.
Sur le point 2, il est difficile de faire la différence entre l’augmentation du nombre de femmes voilées et l’écho médiatique à propos de ces femmes qui est bien plus important actuellement. Assurément, il y avait des femmes voilées dans les années 80 mais on n’en parlait pas. Et ce dont on ne parle pas, on ne le voit pas. Du coup, l’extrême médiatisation actuelle laisse supposer une augmentation. Pour pouvoir en juger, il faudrait disposer de statistiques fiables sur les différentes périodes, ce qui n’est pas le cas, d’où la prudence qu’il faut observer en la matière.
Sur le point 3, je maintiens que l’Arabie est un cas à part parmi les pays que vous citez même si je vous accorde le fait que la présence chrétienne se heurte dans plusieurs pays à des résistances et violences en augmentation inquiétante (voir les coptes en Egypte). Ceci dit, ce n’est pas parce que d’autres stigmatisent les chrétiens que cela justifie de faire de même avec les musulmans, cercle infernal et vicieux…
Sur le point 4, je ne couplerais pas comme vous le faites intégration et religion. Premièrement, cela supposerait que pour s’intégrer, il faudrait être de la même religion que la religion majoritaire du pays d’accueil. Dans un tel cas, seuls des catholiques pourraient – dans le cas français – s’intégrer dans la société française. Cela supposerait également que les valeurs prédominantes de la société d’accueil soient des valeurs religieuses. Pour ma part, je m’en tiens à la loi commune qui est la loi républicaine.
Or, par rapport à cette dernière, il faut bien noter qu’en France sur six millions de musulmans seule une infime minorité semble poser problème – et encore est-ce difficile à établir (voir le cas actuel d’un “polygame” musulman que l’on veut déchoir de sa nationalité en France. Juridiquement, cela ne tient pas: il n’est pas marié officiellement à plusieurs femmes, donc pas polygame. Par ailleurs, son comportement n’entre pas dans les conditions juridiques pour être déchu de sa nationalité. Voyez l’excellente analyse faite ici par un avocat.
Si les valeurs suisses quant aux femmes concernent la pudeur, la discrétion, la tolérance et l’égalité, une musulmane pourrait vous répliquer que, justement, son voile est l’expression de la pudeur et de la discrétion, qu’elle tolère tout à fait les autres religions et qu’elle ne sent pas moins égale vis-à-vis de son époux qu’une catholique cantonnée dans son rôle de mère au foyer. Je précise que cette remarque n’est pas faite pour justifier certaines pratiques…
Je maintiens que plus on stigmatisera une catégorie de la population en prenant le cas particulier (la burqa par exemple) pour le cas général, plus les stigmates justement vont se multiplier. Par simple réflexe d’indignation et esprit de révolte…
Cette affaire des minarets suisses est une moment fort sur le plan inter-culturel, et je suis étonné qu’il n’y ait pas eu plus de réactions sur le site GRI à cet article intéressant.
Il me semble que sur le premier point, au delà du débat statistique, ce qui est révélateur de ces tendances, c’est qu’on a le sentiment parfois que moins une population a été exposée à l’immigration, plus elle la rejette en principe. C’est là le réflexe de peur devant ce qu’on ne connaît pas, sentiment exacerbé par la presse et les personnages politiques soucieux de monter en épingle des problèmes qui, en général comme vous le soulignez Benjamin, ne sont en fait provoqués que par une petite minorité.
A contrario, les personnes habitant près de foyers d’immigration peu intégrés peuvent également avoir une réaction de rejet, cette fois pour des raisons très différentes liées à la difficulté objective de faire cohabiter des cultures très différentes en les juxtaposant.
Ce phénomène n’est peut-être pas observé en Suisse (pas de ‘ghettos’ d’immigrés ?), ce qui laissera s’exprimer les gens qui sont plus habitués à évoluer dans un milieu culturellement mixé, d’où peut-être le vote urbain contre la loi interdisant les minarets.
La peur continue d’attiser l’opposition à la construction de lieux de culte Musulman, ici aux Etats-Unis.
Pourtant “a two-year study by a group of academics on American Muslims and terrorism concluded that contemporary mosques are actually a deterrent to the spread of militant Islam and terrorism. The study was conducted by professors with Duke’s Sanford School of Public Policy and the University of North Carolina. It disclosed that many mosque leaders had put significant effort into countering extremism by building youth programs, sponsoring antiviolence forums and scrutinizing teachers and texts.”
L’intégalité de l’article du NYT ici : http://www.nytimes.com/2010/08/08/us/08mosque.html?hp
Merci beaucoup, Robin, de partager cet article très intéressant. Il y aurait une belle étude à faire sur la question et la perception des mosquées dans les pays occidentaux, et surtout sur l’évolution de cette perception dans le temps. On verrait se dessiner une cartographie dynamique des passions, et notamment de la peur…