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Le charme de la girafe – expéditions navales chinoises au XVe siècle

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« Traiter avec douceur les gens lointains. » Inscription chinoise de 1431 à propos des ambassades chinoises auprès des pays de l’Océan occidental, citée par Arion Rosu dans La girafe dans la faune de l’art indien.

Voici un épisode méconnu en Occident : les expéditions navales des Chinois au XVe siècle. Méconnu pour deux raisons : d’une part, elles ont été limitées dans le temps et ont cessé brutalement sans donner de suite ; d’autre part, elles n’ont pas attiré l’attention des Européens alors hors de portée de ces explorations chinoises et ultérieurement concentrés sur leurs propres découvertes de l’Amérique par Colomb et de la route des Indes par les Portugais.

Mais si la mémoire de ces explorations nous fait défaut, tel n’est pas le cas pour la Chine mais aussi pour les nombreux pays et régions alors visités par les Chinois. D’ailleurs, la Chine d’aujourd’hui ne manque pas d’utiliser cette mémoire à son avantage, notamment dans sa relation avec l’Afrique.

Afrique: la séduction de la Chine au XVe siècle

De 1405 à 1433, les Chinois ont mené sept expéditions navales en direction de l’Ouest. Dirigées par l’amiral Zheng He (aussi transcrit Cheng Ho), ces expéditions sont les plus importantes jamais vues sur la planète. Elles comportaient jusqu’à 27870 hommes d’équipage répartis dans 317 unités. Outre les soldats, elles embarquaient des interprètes, ambassadeurs, cartographes, géographes, historiens, herboristes, zoologistes, astronomes, scribes, intendants, comptables, armuriers, artisans, moines bouddhistes et taoïstes, etc.

Les navires  – baochuan ou bateaux-trésors – étaient gigantesques : le plus imposant était un neuf-mâts de 130 mètres de long et 55 mètres de large. Voyez ainsi la comparaison entre la taille de ce navire et celle de la Santa Maria de Christophe Colomb :

La flotte de Zheng He a visité 37 pays et régions et parcouru sur les mers des distances impressionnantes, bien avant Christophe Colomb et Magellan. Les Chinois ont établi des relations diplomatiques avec de nombreux souverains et seigneurs, jusqu’en Afrique. Ils leur ont offert de riches présents pour imposer leur culture et faire d’eux leurs tributaires. Ils n’ont ni pillé, ni colonisé les pays et régions visités. Nous ne sommes pas là dans le registre de la conquête violente à la façon des Européens mais dans une forme primitive de conquête des cœurs et des esprits sans pour autant s’accompagner de prosélytisme idéologique. On pourrait parler d’une sorte de “vassalisation douce”.

Outre la volonté d’en imposer aux autres peuples, les Chinois étaient également animés par deux autres motifs. D’une part, les Ming devaient faire face à une fermeture de la route de la soie par les Mongoles et à la nécessité d’explorer de nouvelles routes commerciales et d’affermir leurs relations tributaires avec d’autres Etats. D’autre part, l’expression « séduction de la Chine » en titre de cette partie ne signifie pas seulement que la Chine cherche à séduire mais aussi qu’elle est séduite.

Les cinq girafes de Pékin

Aussi surprenant que cela paraisse, l’un des objets de cette séduction est la girafe. En 1414, l’empereur chinois Yung Lo (1359-1424) reçoit du sultan du Bengale le cadeau d’une girafe qu’il aurait lui-même reçue lors de son accession au trône de la part d’un souverain musulman d’Afrique noire (cf. image en tête de cet article, cliquez pour l’agrandir). En 1415, une seconde girafe arrive à Pékin en provenance de l’actuel Kenya, puis une troisième d’Aden en 1419, une quatrième de la Mecque en 1433, enfin une cinquième du Bengale en 1438. Ce sont là des tributs apportés à l’empereur chinois en échange des somptueux cadeaux qu’il a offerts via l’amiral Zheng He. Pour l’anecdote, ce dernier était musulman. Mais cette précision a son importance car elle témoigne de l’intensité des échanges entre la Chine et le monde extérieur, et notamment les pays musulmans, ainsi que de la tolérance de la Chine pour les religions étrangères sur son territoire.

Dans le même temps, les expéditions de Zheng He repoussent toujours plus loin les frontières du monde connu. Or, l’une des raisons de la découverte de l’Afrique par les Chinois serait justement cette recherche des animaux rares, et en premier lieu de la girafe. En effet, lorsque la première girafe arrive à Pékin en 1414, l’émotion qu’elle déclenche est considérable : elle serait un kilin, animal unicorne légendaire jugé de bon augure (ci-contre, cliquez pour agrandir). Or, la girafe se nomme girin en somali. Les Chinois adoptent ce mot sous le terme de qilin (ou kilin), établissant un lien direct entre la girin africaine et le kilin fabuleux chinois. C’est à travers l’apparition en rêve d’un kilin que la mère de Confucius a connu la naissance prochaine de ce dernier. La girafe de Pékin est alors vénérée, les officiels se prosternent devant elle, des poèmes et des peintures sont réalisés en son honneur.

Des tensions politiques affaiblissent le pouvoir des eunuques et concubines (Zheng He est eunuque), les finances de la Chine mises à mal par ces voyages et prodigalités et des priorités de développement intérieur du pays mettent brutalement fin à cette aventure maritime chinoise qui restera longtemps inaperçue des Européens. Ceux-ci vont alors écrire leur histoire tout à la gloire des découvreurs et navigateurs occidentaux, ignorant, puis plus tard occultant, le fait que la primeur de l’exploration maritime à vaste échelle ne leur revenait pas, mais aux Chinois.

D’ailleurs, alors même que Zheng He explore le monde, les Européens en sont à batailler contre leur barrière de la peur qui les empêche de pousser leurs propres explorations au-delà des Canaries. Il faudra aux Portugais dix ans, de 1424 à 1434, et quinze tentatives, pour réussir enfin à franchir cette barrière mentale et explorer timidement la côte africaine (voyez sur ce blog l’article La barrière de la peur). Moins d’un siècle plus tard, les Européens vont donc écrire l’histoire dans le sens de leurs intérêts au moment où s’affirme leur hégémonie. Le monde et son histoire s’européanisent, soumettant les peuples hors d’Europe à une grille de lecture étrangère et biaisée qui ignore ce qui va à l’encontre des intérêts européens et accentue ce qui les renforce (pour prolonger, cf. la traduction récente chez Gallimard du livre de l’historien Jack Goody Le vol de l’histoire, Comment l’Europe a imposé le récit de son passé au reste du monde).

Histoire et idéologie

Comment un pays s’inscrit dans une histoire ? C’est-à-dire à la fois dans un devenir (le processus de sa construction) et dans une durée (profondeur de son inscription dans le temps)? Devenir et durée ne sont pas ici seulement des catégories d’historiens mais des modalités politiques dans le sens où tout Etat cherche à consolider son actualité dans la continuité de son devenir et à se projeter dans la durée de son avenir avec autant d’amplitude que la durée de son passé.

Cette dimension politique du devenir et de la durée entraîne immédiatement une position idéologique : le regard qu’un Etat porte sur son histoire et sur son avenir n’est pas le regard de l’historien, c’est un regard biaisé par les intérêts de cet Etat, quitte à opérer une distorsion, soit en occultant, soit en valorisant certains faits et événements. L’Etat est le metteur en scène de la représentation qu’il donne de lui-même pour sa population et pour les autres Etats.

Par exemple, dans l’article de ce blog D’où vient le « rayonnement de la France » ?, il apparaît que cette expression  de “rayonnement de la France” est très récente. Elle date de la fin du XIXe siècle, au moment précis de la création de l’Alliance française, de l’invention du terme de « francophonie » et du partage de l’Afrique par les nations européennes. C’est un moment de projection de puissance de la France dans les colonies. Tout au long du XXe siècle, le « rayonnement de la France » est devenu la grille de lecture non seulement de l’influence de la France dans les colonies à cette époque mais aussi dans les siècles précédents. L’histoire de France devient l’histoire de ce rayonnement par un mouvement rétrograde d’une idée présente projetée dans le passé. Il est ainsi acquis que depuis toujours la France a vocation de « rayonner » sur l’Europe et le monde. Cet acquis n’est pas une position historique mais idéologique.

Vous retrouvez une telle distorsion dans l’article « Je suis Cyrus, roi de l’univers, grand roi… » où une pièce d’archéologie (le cylindre de Cyrus) a été déracinée de son sens historique pour acquérir une dimension idéologique (le texte inscrit sur le cylindre serait la « première » déclaration des droits de l’homme) conforme aux intérêts de l’Iran – et des Etats-Unis – en 1971.

Ainsi, la conception qu’un Etat se fait de son histoire à l’instant t en dit moins sur son histoire que sur ses intérêts à l’instant t. Il en va de même de la conception qu’un Etat se fait de l’histoire de sa relation avec tel ou tel autre Etat. C’est particulièrement vrai avec la Chine dont la durée dans le passé, note Jean-François Billeter dans son livre Chine trois fois muette, connaît une inflation depuis quelques années : « Il y a quelques années, il était à tout propos question des cinq mille ans d’histoire de la nation chinoise. Aujourd’hui, il est question de dix mille ans de civilisation chinoise. » L’enjeu : glorifier le passé dans un élan nationaliste, liquider les humiliations coloniales, proclamer le caractère unique d’une Chine qui n’a de compte à rendre à personne car elle était , une et indivisible, avant tous les autres.

C’est aussi vrai de la relation de la Chine avec l’Afrique. J’ai déjà analysé le discours des autorités chinoises vis-à-vis de l’Afrique dans l’article L’illusion de la simultanéité. L’argumentaire récurrent tient à l’ancienneté de cette relation afin de renforcer avec l’Afrique une communauté de destin entre ces deux « berceaux de la civilisation humaine », comme l’a par exemple affirmé Hu Jintao à la cérémonie d’ouverture du sommet de Beijing du Forum sur la Coopération sino-africaine de 2006.

Les autorités chinoises ont l’habitude de donner systématiquement comme preuve de l’ancienneté des relations entre la Chine et l’Afrique ces voyages effectués au XVe siècle par l’amiral Zheng He. Pourtant, les informations sont beaucoup plus lacunaires à propos des cinquième, sixième et septième expéditions où les Chinois rencontrent les Africains, essentiellement sur les régions côtières de l’Afrique de l’Est. Cependant, il s’agit là d’un ressort majeur utilisé par les Chinois pour développer aujourd’hui leur attractivité auprès des Africains, quitte à opérer une distorsion de la réalité historique et à mettre en avant une illusoire communauté d’ancienneté et de contemporanéité pour promouvoir une communauté d’intérêt et de destinée.

Sources :

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