Cet article est le 2e volet d’une analyse des dispositifs publics canadien et français en matière de management interculturel. Pour la première partie suivez ce lien.
Navigation à vue
Disons-le d’emblée, la promotion de l’efficacité interculturelle est la grande absente du dispositif public français de projection à l’international. Pour s’en rendre compte, il faut naviguer entre différents sites internet (le ministère des Affaires étrangères et européennes, le Commerce extérieur, Ubifrance, la Maison des Français de l’étranger) qui renvoient à une myriade d’organismes qu’il serait fastidieux de tous citer (une seule page d’un seul site renvoie parfois à une quinzaine d’organismes!).
Par contraste avec la limpidité de l’accès à l’information sur les sites ministériels canadiens, la navigation s’apparente plutôt ici à un jeu de piste sans carte ni boussole au milieu de la jungle administrative française…
Le site du ministère des Affaires étrangères et européennes
Le mot clé « interculturel » ramène 7 résultats. Le premier document classé par ordre de “pertinence” date de 2007 et concerne la journée internationale du souvenir de la traite négrière et de son abolition. Pas de chance, c’est un lien mort. Les autres documents font référence à des événements institutionnels sans rapport avec la question de la gestion des différences culturelles.
Le site comprend un « Espace entreprises ». Dans la colonne de gauche, on propose une liste de service pour l’implantation à l’étranger, dont une « Analyse du risque pays et des circuits de décision locaux » ou « Négociations internationales et projets globaux ». Pour chaque entrée, la colonne de gauche propose une liste de « Vos interlocuteurs ». Le lecteur est renvoyé vers de multiples organismes, en premier lieu les ambassades, les directions géographiques, mais aussi… les Nations Unies. Pour faire des affaires à l’international, prenons de la hauteur…
D’ailleurs, notez dans la colonne de droite, le sympathique logo de l’opération « Oui je parle français dans mon entreprise » (ci-contre, cliquez dessus pour l’agrandir). Une initiative rétrograde pour promouvoir la langue française dans les entreprises à l’étranger, que j’ai déjà analysée sur ce blog dans l’article Do you speak francophone ?
Le site propose également des « Dossiers pays » (dans une fenêtre et une police de caractères lilliputiennes sur l’écran de mon portable). Cliquons au hasard sur Corée du Sud. Superficie, population, capitale, villes principales, langue officielle, monnaie et fête nationale. Pour plus de précisions après cette mise en bouche, cliquons sur « Lire le dossier pays ». Suit alors une introduction sur les relations franco-coréennes et la position de la France sur le nucléaire nord-coréen. La « Présentation » du pays propose une fiche d’identité façon encyclopédie, puis un état des relations politiques et économiques entre les deux pays.
Ah, dans le menu figurent également des « Conseils aux voyageurs ». Apparaît alors une page anxiogène avec un avertissement en rouge vif et un texte sur la torpille nord-coréenne de mars 2010, sur les typhons et la conduite à tenir. S’il est dans les attributs du ministère des Affaires étrangères de tenir les Français informés des risques encourus en voyage, on peut cependant rester perplexe lorsque cette louable mission consiste moins à prévenir qu’à materner.
Ainsi, en cas de typhon, le voyageur assez intrépide pour s’aventurer dans cette contrée hostile que semble être la Corée du Sud se voit conseillé de “ne pas toucher aux câbles électriques ou téléphoniques tombés à terre”. Remarque de bon sens, en effet. Il est question ensuite du réseau de transport routier et ferroviaire, puis de la grippe H1N1, de la grippe aviaire et du paludisme. Nouveau conseil : « Emportez dans vos bagages en quantité suffisante les médicaments que vous prenez couramment et les médicaments dont vous pourriez avoir besoin. » Suit alors une kyrielle de numéros d’urgence (ambulances, pompiers, urgence privée, médecin agréé, etc.). Par ailleurs, le bas de page comporte pour tous les pays la remarque suivante, propre à refroidir les plus audacieux:
“Le Ministère des Affaires étrangères et européennes ne peut, en aucun cas, être tenu responsable d’incidents qui pourraient survenir pendant un voyage. Les informations contenues dans les pages du site internet sont susceptibles de modification et sont données à titre indicatif. En outre, il est rappelé qu’aucune région du monde ni aucun pays ne peuvent être considérés comme étant à l’abri du risque terroriste.”
Bref, autant dire qu’un séjour en Corée du Sud s’apparente à une expédition aux confins de l’Hindou Kouch pakistanais… Au-delà de l’ironie, il faut souligner la dimension fortement anxiogène que véhicule cette présentation des pays où le Français en vacances ou en mission court toujours d’être victime d’un contexte qu’il est supposé ne jamais maîtriser car étranger.
J’insiste sur ce dernier mot dans la mesure où l’une des pages du ministère s’intitule Les Français et l’étranger où la conjonction “et” semble moins unir que séparer. Quand elles sont soulignées, les synergies sont avant tout politiques, diplomatiques, voire économiques, mais toujours dans une relation déséquilibrée où la position française surplombe “l’autre” sur le mode du rayonnement, de la proclamation d’un succès, de la mise en avant d’une invitation d’honneur ou d’un rappel à l’ordre. Il n’est donc jamais question de relations interculturelles mais des relations entre les Français et un monde perçu et représenté comme menaçant, extérieur, toujours et à jamais étranger.
Ubifrance, la MFE, et le Commerce extérieur
Impression confirmée par la visite au site d’Ubifrance. Le mot clé « interculturel » ramène 13 résultats, en fait des ouvrages à commander. Rien de plus donc qu’une librairie en ligne. Voyons à présent le site de la Maison des Français de l’Etranger (MFE). Il comprend des « Portails Pays ». Reprenons notre Corée du Sud. Cette fois-ci la présentation du pays propose d’emblée une longue chronologie qui commence en 57 avant J-C. et qui se termine en… 2002. Le menu suivant propose… l’histoire du pays, donc la même page.
Viennent ensuite l’organisation politique, la langue, la géographie, le climat, etc. Retour à la case encyclopédique, avec cette remarque qu’aussi bien sur le site de la MFE que sur le site des Affaires étrangères les présentations des pays omettent totalement la culture au sens des beaux-arts et du patrimoine artistique. A la page Corée du Sud du ministère des Affaires étrangères, on apprendra que la France est l’invitée d’honneur du festival de science de la Corée – voilà la France qui rayonne mais on n’en saura pas plus sur l’histoire, le patrimoine ou la société de ce pays qui met à l’honneur la France.
Mais, il ne faut pas être injuste. L’interculturel n’est pas tout à fait absent de la MFE. Sur les 78 pays présentés, l’internaute explorateur a découvert une page consacrée aux questions interculturelles pour… un pays : l’Argentine. Pourquoi seulement un pays, et ce pays ? Mystère. Code de conduite et langage du corps, repas d’affaires, cadeaux, sujets à ne pas aborder, conseils aux femmes, notions (sept mots) d’argot de Buenos Aires. Rien sur les pratiques managériales, mais ne gâchons pas notre plaisir. La femme d’affaires française saura tout même que si on l’appelle « mina », c’est que ses qualités physiques sont appréciables et appréciées.
L’explorateur des relations interculturelles ne baisse pas les bras pour autant. Il décide de reprendre sa machette et d’aller se frayer un chemin sur le site du Commerce extérieur. Il passe sur le fait que là où les Canadiens parlent de commerce international (couplé avec les Affaires étrangères), les Français parlent de commerce extérieur. Après les Français et l’étranger, les Français et l’extérieur. Au rapport à l’étrangeté succède le rapport à l’extériorité. Difficile de penser la place de la France et des Français dans le monde…
Après une longue errance dans ces pages qui renvoient à des dizaines et dizaines d’organismes, il tombe enfin sur un lien intéressant dans « Espace emploi » : « Travailler à l’étranger » où il fait sienne l’affirmation suivante : « le recueil d’informations sur les marchés étrangers, la constitution de réseaux d’influence auprès des décideurs locaux, la connaissance des pratiques commerciales ne peuvent s’accomplir sans un vivier dense de Français expatriés ou ayant vécu une expérience d’expatriation. »
Cette intéressante déclaration incite l’explorateur à suivre le lien internet conseillé par le site du Commerce extérieur : www.expatriation.com, « site des Français du monde ». Serait-ce enfin la ressource tant recherchée ? Serait-ce là LE site centralisant l’information pour promouvoir l’efficacité interculturelle des expatriés français ?
Si le site propose des ressources sur de multiples pays, il faut noter qu’il s’agit le plus souvent d’une revue de presse et qu’elles renvoient à de nombreux liens commerciaux. Les contributions sont toutes signées « Laurent », sans plus de précisions sur leur auteur. Le même Laurent anime également un blog qui résume l’actualité sur l’international et l’interculturel. C’est un site utile mais à des années-lumière du travail professionnel des experts canadiens en management interculturel (rappelons que le Centre d’apprentissage interculturel du Canada a formé près de 8600 employés du ministère des Affaires étrangères et du Commerce international, ainsi que depuis 2008 plus de 1600 militaires du ministère de la Défense).
Pourquoi ? Parce que le Commerce extérieur, considérant peut-être que l’interculturel n’a pas l’importance ou le prestige suffisants pour lui consacrer un service dédié, a délégué la gestion de l’information pour les expatriés à une petite agence bordelaise de contenu éditorial sur internet, Webreport. « Laurent » est un employé de cette agence. Sans dénigrer le travail effectué par Webreport, nous sommes cependant loin du centre de ressources canadien spécifiquement dédié à l’efficacité interculturelle – sans parler de la R&D en interculturalité – au service de la diplomatie, du commerce international et des armées.
Pourquoi un tel désert interculturel ?
Pensons nous que ce n’est pas nécessaire ? La mise en évidence du dispositif public canadien aura montré, je l’espère, le contraire. Mais vous pouvez lire également de nombreux autres articles sur ce blog qui insistent sur les carences françaises en la matière et l’urgence d’y remédier. Au niveau des entreprises, le travail de sensibilisation reste considérable. Au niveau de l’Etat, certains analystes se sont alarmés du recul de l’influence française dans les institutions internationales. Si nous avons développé une érudition culturelle avec d’excellentes écoles et formations en langues, relations internationales et enjeux géopolitiques, nous avons cependant une très mauvaise approche interculturelle (sans parler de la pratique de l’anglais qui n’est toujours pas notre tasse de thé) et c’est là un des facteurs de ce reflux. Je renvoie ici au rapport de Nicolas Tenzer sur la politique de placement d’experts internationaux (ici, en pdf), qui a donné lieu à une version abrégée sous le titre Quand la France disparaît du monde.
Pensons-nous que ce n’est pas dans la culture française ? La tentation permanente de l’universel, la mise en avant du rayonnement de la France, la valorisation de la langue, du patrimoine et de la culture ont les défauts de leurs qualités. Et l’un d’entre eux consiste à avoir des difficultés à entrer dans une culture étrangère pour en comprendre le fonctionnement intrinsèque et adapter en conséquence notre comportement et notre discours. Il n’y a pas de fatalité à cela. Bien des réussites françaises à l’étranger en témoignent. Mais il y a urgence à intégrer l’interculturalité dans les programmes d’enseignement et de formation – ce qui est le cas dans nombre d’écoles, mais reste encore insuffisant, ainsi que le rappelle Denis Lemaître, professeur à l’ENSIETA, dans un entretien récent où il plaide pour une meilleure intégration des sciences humaines dans les écoles d’ingénieur.
Pensons-nous que c’est trop compliqué à mettre en œuvre ? La mise en place d’une structure dédiée à l’apprentissage interculturel coûterait bien moins cher que celle du site aussi terne que brouillon france.fr. Réunir des acteurs de l’interculturel, du milieu universitaire et des entreprises pour mettre en place des programmes de formation et coordonner leur mise en œuvre au sein des écoles et centres de formation concernés ne demande qu’une volonté politique forte pour imposer ce choix face aux corporatismes.
NB: j’ai mis en ligne une autre étude de dispositif public, cette fois dans la cadre de l’accueil des travailleurs étrangers par le Danemark, je vous invite donc à consulter Accueil des impatriés: l’exemple danois… et le contre-exemple français.
* * *
- Vous avez un projet de formation, une demande de cours ou de conférence sur le management interculturel?
- Vous souhaitez engager le dialogue sur vos retours d’expérience ou partager une lecture ou une ressource ?
- Vous pouvez consulter mon profil, la page des formations et des cours et me contacter pour accompagner votre réflexion.
Quelques suggestions de lecture:
- Intervention au colloque des CCE à Bercy le 3 octobre prochain
- Le dispositif public canadien pour le management interculturel
- Conquête de l’international: briser le mur des blocages français
- Intelligence culturelle: pour en finir avec le déni des cultures – MàJ
- Do you speak francophone?
- Accueil des impatriés: l’exemple danois… et le contre-exemple français
Bonjour,
Comment pourrions-nous penser qu’une présence d’un programme dédié à l’interculturel dans le gouvernement et le ministère français ne serait pas nécessaires au vu de la situation de la France aujourd’hui ? Nous avons en France une population tous les jours plus cosmopolite, ainsi que des reproches faits à la France, du “mauvais accueil” ou de la “mauvaise intégration” des étrangers en France, notamment des populations arabes. N’est-il pas ici nécessaire de montrer à ces populations étrangères et aux français comment vivre ensemble, en expliquant les codes culturels de chacun ?
De plus, si le Canada l’a fait, et en supposant que ce système fonctionne et que leur cohabitation multiculturelle est un réussite, pourquoi la France n’en serait pas capable aussi ? Pourquoi ne prenons nous pas exemple sur des pays pour qui ça a marché ? La France aurait-elle honte d’avouer son “échec” ou comme vous le dites son “désert interculturel” ? Pour ensuite le changer ou le modifier.
D’ailleurs, j’ai lu votre article sur le système public canadien, toutes ces mises en place sont géniales mais est-ce vraiment une réussite ? Est-ce qu’il existe un moyen de mesurer le bon fonctionnement de cette multiculturalité ?
@Nathalie – On peut supposer que ce système canadien a une quelconque utilité, sinon il n’aurait pas une existence de plusieurs décennies… Mais je n’ai pas plus d’éléments. Il faudrait avoir le retour de Canadiens sur le sujet.