Jouer le jeu
La vie professionnelle est également un jeu social. Un jeu, c’est-à-dire une scène théâtrale où l’on attend de chacun de jouer un rôle, d’en avoir les apparences et surtout de ne pas montrer qu’il ne s’agit que d’un rôle. Entre collègues, on exerce malgré soi une surveillance permanente vérifiant si à chaque instant l’autre prend bien au sérieux ce que l’on me demande de bien prendre au sérieux. Celui qui ne croit pas en son propre jeu et qui en montre les rouages, sera stigmatisé comme cynique, exclu du groupe, voire de l’entreprise.
Au sein de l’entreprise, à chacun donc de savoir mettre en scène son personnage et son activité pour en valoriser tous les aspects. Sans cette dramatisation de soi et de son action, on court le même risque que le cynique : stigmatisation et exclusion. Or, cette mise en scène n’est pas la même selon les postes, les niveaux hiérarchiques, les entreprises, les secteurs économiques, et les cultures nationales (voir ainsi l’article Les salariés, caméléons au travail). Il est donc de toute première importance lorsqu’on évolue dans sa carrière de repérer quels sont les codes de la mise en scène de soi et de son action (voir l’analyse L’autre dimension cachée: la théâtralité).
Prenons seulement deux dimensions de cette mise en scène : la compétence et l’autorité. Il ne suffit pas d’être compétent ou d’avoir un poste élevé, il faut être reconnu comme tel, il faut en adopter les signes de reconnaissance. Et ces signes sont très relatifs.
Par exemple, dans un cabinet de conseil, le consultant doit montrer au client que toute sa personne – ses gestes, ses paroles, ses vêtements – incarne la compétence, la rigueur et la probité. Tout son effort consiste à se dépersonnaliser, à s’effacer derrière son personnage pour se montrer au service total de son client. En cela, il ne se comporte pas très différemment du médecin. Une fois parvenus au prix de mille efforts à cette dépersonnalisation, le consultant et le médecin se voient reprocher leur « froideur » ou leur « inhumanité », d’où leurs efforts ensuite pour repersonnaliser leur personnage.
Autre exemple, dans une entreprise où l’évolution de carrière est déterminée par l’ancienneté, telle qu’à la SNCF ou chez Accor – même si celles-ci sont en train de connaître certains changements – la compétence s’exprime par tous les signes liés à l’expérience. Remettre en cause l’expérience d’un collègue plus ancien que soi est toujours une grave erreur, mais dans des entreprises dites « paternalistes », c’est une remise en cause de toute la culture d’entreprise assimilée et incarnée par le collègue.
Dernier exemple : le milieu de l’édition littéraire. Pour que son personnage exprime la compétence littéraire, il n’est pas souhaitable pour un écrivain de se rendre à débat public « en » consultant. Sa crédibilité dépendra plutôt d’un aspect modeste, d’un ton naturel, de gestes simples, d’une capacité aussi bien à incarner son livre qu’à s’effacer derrière lui. Et, contrairement à l’employé d’entreprise, une légère dose de cynisme n’est pas pour déplaire. Montrer que l’on ne prend pas trop au sérieux le jeu littéraire est assurément un très bon moyen de se gagner la sympathie du public.
Et les facteurs culturels ?
Si les codes varient selon les secteurs d’activités, ils changent également selon les cultures nationales. Or, celui qui a si bien adopté les codes de son environnement qu’il fait complètement corps avec ceux-là au point de les prendre pour son identité personnelle, aura plus de difficultés à en adopter d’autres. Car il aura perdu la dimension théâtrale de son personnage pour en faire une dimension essentielle. Expatriez-le et il aura plus de difficultés à s’adapter que celui qui sait jongler avec les codes sociaux et professionnels dans la pleine conscience qu’il ne s’agit que d’un jeu. Un point pour le cynique, donc…
Ainsi, il est tout à fait intéressant de noter que l’autorité a plutôt tendance à être l’expression dans certains pays de la compétence et de l’expérience, tandis que dans d’autres elle n’est que l’émanation d’une position hiérarchique élevée. En France, le supérieur doit avoir compétence et expérience pour être respecté. S’il n’a pas réponse à toute question que se pose un subordonné, il perd sa crédibilité – ce qui n’est pas le cas dans les pays anglo-saxons.
Dans les pays du Golfe, le titre, la fortune, l’origine familiale et tribale constituent des éléments d’autorité bien plus respectés que la compétence, le savoir ou le diplôme. Une personne compétente et expérimentée doit savoir jouer sur l’un de ces éléments pour se faire obéir. Dans le cas d’un expatrié, le titre sera un élément clé.
En Asie, et plus précisément en Extrême Orient, l’expérience découplée de la compétence sera l’élément clé de l’autorité. D’excellentes compétences chez un jeune employé ne lui donneront aucune autorité dans un pays aussi confucianiste que la Corée du Sud. Ainsi, on attend des supérieurs qu’ils expriment les signes de l’expérience, la solennité, la réflexion et la distance liées à l’âge.
Conséquences interculturelles
Etre compétent ou avoir un poste élevé n’est jamais suffisant sans la capacité à développer une impression de compétence ou d’autorité. Cette impression, il faut en connaître les codes pour soi et pour les autres. Cela signifie que dans un cadre d’expatriation il est absolument nécessaire de développer l’observation des codes mais aussi son propre talent d’acteur. Ces deux points sont essentiels dans le profilage des candidats à l’expatriation (sur ce manque d’observation et de contrôle de soi, voir par exemple Comment perdre 50 millions d’euros pour 1 euro…).
Lors de mes séminaires de formation, je suis confronté très souvent à un manque d’observation et de mise en scène de soi. C’est par exemple ce cadre d’un grand groupe de défense français qui s’offusque de la réaction de ses interlocuteurs catalans qui lui répondent en français quand il s’efforce de parler en espagnol. C’est ce directeur de projet recruté deux mois plus tôt et qui, envoyé en Corée du Sud, fait part à ses partenaires coréens de son récent recrutement. C’est également ce directeur d’usine en Roumanie qui demande leur opinion à ses subordonnés avant de prendre une décision. Ou bien, cette responsable américaine d’un grand groupe d’assurances qui, nommée au siège à Paris, interroge tous ses collègues sur leur salaire et le niveau de leur bonus.
La vie est un théâtre, dit-on. C’est d’autant plus vrai dans le milieu professionnel où chaque jour se retrouvent les mêmes personnages pour jouer un rôle que chacun quittera une fois retourné chez lui comme l’acteur se défait de son maquillage en coulisses[1. Sur ce thème, voir les travaux d’Erving Goffman: La mise en scène de la vie quotidienne (Ed. de Minuit), et notamment le premier tome: La présentation de soi]. La différence, c’est que les didascalies sont cachées, le metteur en scène invisible et le texte improvisé. Le management interculturel a pour vocation de montrer ces dimensions cachées propres aux cultures nationales. Mais il sera de peu d’utilité si les personnages ont oublié qu’à l’origine ils sont des acteurs…
Note: en photo, Luigi Pirandello, dramaturge italien et maître du “théâtre dans le théâtre”. A lire, son roman: Un, personne et cent mille; à lire ou à voir, ses pièces: Six personnages en quête d’auteur et Ce soir, on improvise.
I think this discussion contains excellent truths, and you have been extremely observant. However, the biggest problem for expats (in any country) is finding the right mentors to help them determine the values in the new society into which they have come, and how to navigate those waters successfully.
Thanks, Mary!