“Je peux prendre n’importe quel espace vide et l’appeler une scène. Quelqu’un traverse cet espace vide pendant que l’autre l’observe et c’est suffisant pour que l’acte théâtral soit amorcé”, Peter Brook, L’espace vide.
La vie professionnelle est aussi un théâtre
L’espace des relations interindividuelles obéit à certaines lois de la théâtralité où priment mise en scène de soi et dramatisation de l’action et des paroles. J’ai déjà évoqué cette question dans un précédent article. Je m’inspirais notamment des travaux d’Erving Goffman dans La mise en scène de la vie quotidienne. Mon effort visait à introduire dans les éléments mis en évidence par Goffman une nécessaire dimension culturelle.
Je poursuis donc cet effort en reprenant le schéma théâtral : la scène, les coulisses et le public. Dans la vie professionnelle, ces trois éléments se retrouvent en toute situation. La matin, à l’image du comédien, chacun revêt son costume, les femmes se maquillent, tous vérifient que leur apparence est en harmonie avec leur rôle et se rendent au travail, lieu de la représentation quotidienne.
Ce phénomène n’est pas propre au travail de bureau. Qu’on soit analyste, plombier ou paysan, on entre malgré soi dans des schémas prédéterminés qui définissent une norme de comportement, de gestes, de paroles et même de pensées. Nul n’échappe à de telles prédéterminations: il y a des normes même pour ceux qui se croient en dehors de la norme. L’anarchiste, le révolutionnaire, l’artiste, sont également dans la représentation de leur personnage.
L’espace de travail présente cet intérêt d’être généralement un espace fixe où se retrouvent quotidiennement et parfois pendant des années les mêmes acteurs. Cet espace correspond à une mise en scène précise et variable selon que l’individu qui l’occupe est en présence de collègues, d’un supérieur ou de clients.
Par suite, on observe un relâchement de la représentation lors des pauses (café, cigarette, repas, etc.) où l’on se retire un moment dans les coulisses du monde professionnel. Ces coulisses obéissent également à des lois propres en termes de comportement et de langage. Lors d’une pause cigarette par exemple, les rapports hiérarchiques peuvent se relâcher, les sujets de discussion et les attitudes également. Un employé qui conserverait son rôle et continuerait à « parler boulot » pendant la pause court le risque d’être exclu par les autres. Après la pause, chacun retourne sur scène et reprend son rôle habituel.
Ainsi, identifier les coulisses, les moments opportuns pour se relâcher, ainsi que les codes propres à ces coulisses, est aussi impératif que de s’adapter aux habitudes, au rythme et aux attentes liés aux moments de travail.
Le troisième élément concerne le public. Par public, j’entends les collègues et les clients qui entourent présentement ou non l’employé. Présentement ou non, car même en l’absence de public, l’employé doit se comporter comme s’il était entouré. Un public peut survenir soudainement (tel le client d’un magasin ou l’arrivée impromptue du supérieur dans le bureau). Il y a donc un public réel ou virtuel qui commande tel ou tel type de comportement.
Mais ce public a plus ou moins d’influence. Dans des entreprises aux représentations extrêmement codifiées, l’influence du public réel ou virtuel est très grande. Par exemple, dans les sièges des grands groupes, dans les entreprises du luxe ou les cabinets de conseil où la crédibilité et l’autorité dépendent de la capacité de chacun à incarner les valeurs de l’entreprise, la qualité des produits ou le sérieux des prestations.
Le théâtre des cultures
Donc voici notre théâtre : la scène, les coulisses, le public. Introduisons la dimension culturelle dans ces éléments. Il faut alors se les représenter à la façon d’un théâtre amovible où la taille de chacun peut varier selon l’importance qu’il prend dans la culture considérée. Ainsi, dans certaines cultures, la scène et le public prendront une place considérable au détriment des coulisses réduites comme peau de chagrin, voire à néant. Dans d’autres cultures, la scène et les coulisses auront la primauté sur le public.
Prenons quelques exemples. En France, ces trois éléments ont tendance à avoir une importance assez égale. Il n’est pas pensable pour un Français de sacrifier les coulisses au profit de la scène. Même si le temps passé en coulisses est moindre, il est impératif pour un Français que ce temps soit préservé. En Espagne, ce temps des coulisses aura encore plus d’importance, avec cette spécificité du mélange de la scène et des coulisses lors des célébrations nombreuses pendant le temps de travail (fêtes, anniversaires, etc.). Aux Pays-Bas, l’espace scénique est bien plus réduit, ainsi que la distance entre l’acteur et son personnage. Une trop grande distance inspire de la méfiance et le naturel est préféré à la dramatisation au sens de mise en scène de soi.
Dans les pays du Golfe, on observe une inflation des coulisses sur la scène. Le temps des prières, la pause cigarette, la sociabilité du café et du thé sont intimement mêlés à la scène, et ce de telle sorte que celle-ci devient une scène-coulisse (voir l’exemple analysé dans l’article Comment perdre une négociation pour une porte qui s’ouvre…). En Extrême Orient, on assiste à l’inverse : les coulisses sont réduites au minimum, voire à néant, à tel point que même le moment de détente qui consiste en Corée du Sud à prendre un verre avec son supérieur et ses collègues reste un moment de la représentation professionnelle puisque chacun s’efforce de démontrer au supérieur d’une part son obéissance en se joignant à l’invitation, d’autre part ses compétences en absorbant le plus d’alcool possible.
La place variable du public selon les cultures
Si scène et coulisses interagissent et fluctuent, il en va de même pour le public. L’importance accordée au regard de l’autre, la surveillance mutuelle et inconsciente que l’on exerce sur les comportements et les paroles, l’intégration d’un public virtuel dans sa propre représentation, tous ces paramètres varient également selon les cultures – en quantité et en intensité. D’où dans certaines cultures une capacité à incarner un grand nombre de personnages qui peut être perçue comme une forme d’hypocrisie ou d’instabilité, en tout cas d’inauthenticité, par des cultures où il n’y a pas une telle distance entre le personnage public et le personnage privé. Voir sur ce sujet l’article: Les salariés, caméléons au travail.
Ainsi, dans les pays scandinaves, il est frappant d’observer à quel point le regard de l’autre est immanent, intériorisé et considéré comme une condition de la liberté individuelle. C’est parce que chacun est en chacun que la violation des règles de la représentation est rendue plus difficile, que tous peuvent exercer leur liberté dans les limites imposées par le groupe et qu’il n’est que rarement nécessaire de rappeler à l’ordre celui qui échappe au contrôle social. En quelque sorte le public virtuel a plus d’importance que le public réel. On retrouve une telle intériorisation en Extrême Orient (surtout en Corée et au Japon) avec d’ailleurs une intensité encore plus grande.
Dans d’autres cultures, la représentation que l’on donne de soi prend peu en compte le public, réel ou virtuel, et l’influence des autres se limite aux plus proches, disons – pour reprendre la métaphore théâtrale – aux premiers rangs du public. C’est le cas de l’Italie, surtout du Sud, d’où le conflit entre les Italiens du Nord qui ont une représentation plus codifiée et un comportement sur la scène professionnelle plus déconnecté des coulisses que les Italiens du Sud.
Encore une fois, tout l’enjeu pour l’expatrié consiste à repérer ces frontières mouvantes de la scène, des coulisses et du public. On peut constater que la plupart des conflits interculturels proviennent d’une mauvaise perception de ces trois éléments. Rien n’est plus désolant en effet qu’un acteur qui quitte son rôle quand il doit le jouer, qu’un personnage qui continue à vivre là où les autres l’ont délaissé et que la représentation d’une tragédie quand le public attend une comédie…
Note: le titre de cet article fait référence à l’ouvrage fondamental de Edward T. Hall, La dimension cachée, consacré à la notion de territoire chez l’homme dont il met à jour toute la dimension culturelle. A lire également: Le langage silencieux. Edward T. Hall est mort le 20 juillet dernier à l’âge de 95 ans.
Lire ces articles sur la “scène” professionnelle et ici la théâtralité sur ce site : voilà la meilleure remise dans le bain de la rentrée que je puisse imaginer, dans ces moments où l’on traîne encore à surfer après des semaines sans connexion! … Hilarant: boire le plus possible en Corée du Sud pour prouver ses compétences à son chef… J’ai connu ça aussi autrefois en partie à la table du soir d’un quotidien français de droite après bouclage… 🙂 Merci pour ces articles, mêmes vieux de deux ans déjà, mais bons à lire
Merci Eleonore – Sur la théâtralité au quotidien et au travail, la lecture du livre d’Erving Goffmann, volume I de La mise en scène de la vie quotidienne: La présentation de soi est fortement conseillée.
Pour info, je prépare pour les 2 ans du blog le 27 septembre prochain un index de tous les articles publiés ici…