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Le dispositif public canadien pour le management interculturel

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En travaillant sur l’article précédent consacré à l’intégration de l’enjeu interculturel dans la formation militaire au sein de l’armée américaine, j’ai pris connaissance de certains éléments concernant le dispositif public canadien en matière d’efficacité interculturelle.

Voilà qui était l’occasion de creuser la question car la place de ce dispositif au sein de l’administration canadienne est, comme on va le voir, considérable. Les Canadiens ont une grande conscience de la nécessité impérative de s’adapter aux contextes culturels étrangers dans leur positionnement à l’international.

En revanche, nous verrons dans un deuxième volet de cet article que le dispositif public français en matière d’efficacité interculturelle a encore beaucoup de chemin à parcourir…

Le multiculturalisme canadien

Le Canada s’est confronté depuis longtemps à la nécessité de gérer les différences culturelles sur son territoire. La coexistence de multiples communautés (Autochtones, Anglophones, Francophones, vagues d’immigration du monde entier) implique des défis constants à relever pour maintenir la paix sociale. Au XXe siècle, la question de l’identité nationale a ainsi été un débat crucial que les autorités canadiennes ont tranché en optant résolument pour le multiculturalisme.

Cet article ne vise pas à analyser comment la société canadienne a relevé ces défis pour faire face à sa propre diversité mais à mettre en évidence en quoi la politique du multiculturalisme à l’intérieur du pays a permis de développer au niveau gouvernemental une sensibilité interculturelle décomplexée pour affronter à l’extérieur du pays les enjeux internationaux, sur le plan militaire, du développement économique ou de l’influence culturelle. Je rappellerai néanmoins quelques éléments de cette politique du multiculturalisme qui reste très méconnue du public français.

1971 marque un moment clé de l’histoire canadienne avec l’officialisation politique de l’identité multiculturelle du Canada. Il s’agit alors de s’éloigner du paradigme culturel britannique et de reconnaître la multiplicité culturelle et linguistique du Canada comme le fondement de l’identité nationale. En effet, jusque-là, comme le rappelle un rapport parlementaire de 2006 consacré au multiculturalisme canadien (ici, en pdf), l’identité nationale canadienne provenait d’ailleurs :

« Les efforts d’édification de la nation, aux plans des symboles et de la culture, tendaient à reproduire au Canada une société de type britannique. Culturellement, cela se voyait dans les institutions politiques, économiques et sociales du pays. »

Pour rompre avec cet assujettissement de l’identité canadienne au modèle britannique, le gouvernement décide donc que celle-ci sera fondée sur la multiplicité culturelle. Ce simple mais paradoxal constat (la multiplicité comme définition de l’unité) mériterait de plus amples développements, en évoquant par exemple les débats qui opposent régulièrement les tenants de cette unité dans la multiplicité et les opposants mettant en garde contre la dissolution de repères, références et valeurs communs à tous les Canadiens.

En 1973 est créé un ministère d’État au Multiculturalisme afin de coordonner la mise en pratique des initiatives multiculturelles dans les ministères, puis un Conseil canadien du multiculturalisme, devenu par la suite le Conseil ethnoculturel du Canada, afin d’intégrer les différentes communautés culturelles dans le processus de prise de décision politique. En juillet 1988, le Parlement adopte La loi sur le multiculturalisme canadien. Elle fait suite à un intense débat initié en 1984 sur la participation des minorités visibles dans la société canadienne. Elle incite notamment tous les organismes d’État à s’impliquer dans la promotion de la diversité culturelle.

Voyez ainsi l’article 5 de cette loi :

Au niveau ministériel, le Canada possède aujourd’hui un Ministère de la citoyenneté, de l’immigration et du multiculturalisme. Quant au Québec, il est doté d’un Ministère de l’immigration et des communautés culturelles. Dans l’intitulé même de ces structures étatiques, nous sommes dans une approche tout à fait différente de celle du Ministère de l’immigration, de l’intégration, de l’identité nationale et du développement solidaire en France. Il s’agit même d’une totale opposition de principe, et donc d’enjeux opposés. Tandis que le Canada a pour défi de penser son unité dans la multiplicité (quel dénominateur commun l’Etat peut-il mettre en avant pour unir les communautés culturelles?), la France se confronte au problème d’intégrer la diversité dans son universalité (dans quelle mesure l’Etat peut-il accepter l’idée même d’une diversité culturelle en son sein?).

Autrement dit, chacun de ces pays doit se confronter à sa propre contradiction, une contradiction inhérente à l’essence du politique, mais qui possède comme on le voit une dimension culturelle. A côté de cette question de philosophie politique, on peut s’interroger sur la capacité de l’un et de l’autre à développer une sensibilité culturelle. La volonté politique et l’effort mis en œuvre pour comprendre et assimiler la diversité culturelle au sein même de chacun de ces Etats ne sont pas comparables. Or la capacité à penser la diversité culturelle à l’intérieur de l’Etat ne conditionne-t-elle pas la capacité à faire de même à l’extérieur de l’Etat ?

La culture canadienne de l’interculturel : le CAI

Le CAI (Centre d’Apprentissage Interculturel) est un rouage majeur du dispositif public canadien en matière d’efficacité interculturelle. Ses ressources en ligne sont si intéressantes qu’il figure d’ailleurs dans la liste des sites recommandés sur ce blog (dans la colonne de droite « Ressources interculturelles », sous le nom “Aperçus pays”). En français ou en anglais, il délivre gratuitement des articles de qualité (actuellement, en “une” La maladie mentale et la culture) et des aperçus pays sur les relations interculturelles en présentant le point de vue local sur telle question de comportement, de vie quotidienne ou de pratique managériale et le point de vue canadien sur la même question.

Très complets (la liste des pays analysés est impressionnante), simples sans être caricaturaux (avec même une part de subjectivité assumée), efficaces sans être rébarbatifs (pas de vastes considérations géopolitiques), les « aperçus » sur le pays sont de bonnes introductions à une exploration plus poussée. Sans prétention, ils permettent tout de même de se familiariser avec son pays d’affectation, notamment sur le plan des pratiques managériales locales.

Le CAI a été créé il y a plus de quarante ans, en 1969, afin de préparer les Canadiens à leur expatriation. Outre les ressources en ligne, le CAI est un centre de formation en efficacité interculturelle qui compte notamment parmi ses clients l’Agence canadienne de développement international (ACDI), le ministère de la Défense nationale (MDN), Citoyenneté et Immigration Canada (CIC), l’Agence canadienne des services frontaliers (ACSF), la Gendarmerie royale du Canada (GRC).

Il s’agit d’une longue expérience dans la formation, la pratique, l’expertise et la R&D interculturelles. Particulièrement sensibilisé à ces enjeux, le ministère des Affaires étrangères et du Commerce international (MAECI) du Canada comprend un centre d’expertise en matière d’apprentissage dans le domaine des affaires internationales : le CFSI (Canadian Foreign Service Institute – Institut Canadien du Service Extérieur) auquel est rattaché le Centre d’apprentissage interculturel.

Vous pouvez consulter le catalogue des formations 2010-2011 en suivant ce lien (pdf). A la rubrique « Efficacité interculturelle », le CFSI propose les modules de formation suivants :

  • Atelier de démarrage de projet ou de programme
  • Cours bilan-retour et réintégration
  • Cours pré-affectation en efficacité interculturelle
  • Développement professionnel en efficacité interculturelle
  • Exploration des conflits interpersonnels dans un contexte interculturel
  • Formation de qualification pour les entrevues axées sur le comportement pour les compétences interculturelles
  • Formation et renforcement des capacités en facilitation
  • Harmonisation d’équipes interculturelles
  • Orientations pré-retours pour les partenaires internationaux
  • Orientations sur l’arrivée pour les partenaires internationaux

Faisons un focus sur deux de ces modules :

« Développement professionnel en efficacité interculturelle »

Il s’agit d’un programme typique de formation interculturelle. Notons qu’il s’adresse autant aux situations en rapport avec les institutions qu’avec les entreprises. La diplomatie canadienne est autant politique que commerciale, comme l’indique d’ailleurs l’intitulé du ministère (des Affaires étrangères et du Commerce international), couplage qui est inconnu en France même si le corps diplomatique supervise les missions économiques des ambassades.

Le deuxième focus est particulièrement intéressant. Ce module s’intitule « bilan-retour et réintégration ». Cette formation s’adresse aux expatriés revenant de mission. J’insiste sur ce module car il fait terriblement défaut en France, non seulement pour les diplomates mais aussi pour les entreprises où la gestion du retour d’expatriation est balbutiante, sinon inexistante.

Une mission réussie à l’étranger ne l’est qu’à moitié si l’expérience acquise par l’expatrié n’est pas par la suite analysée, valorisée et intégrée dans un processus de remise  en question, de transmission et d’amélioration des pratiques. Les Canadiens ont compris très clairement ces enjeux en mettant en avant la « rétroaction précieuse » que peut apporter l’expatrié à son retour.

Par ailleurs, une mission réussie à l’étranger ne le sera pas du tout si l’expatrié en charge de cette mission ne parvient pas à se réadapter à sa structure d’origine. Or, c’est une réalité méconnue mais de nombreux expatriés quittent leur entreprise moins d’un an après leur retour parce que, livrés à eux-mêmes sans suivi, ils ne parviennent pas à gérer le choc du retour. Ils sont aussi désorientés que lors de leur prise de poste à l’étranger.

En 2009-2010, le CFSI a formé près de 8600 employés du ministère des Affaires étrangères et du Commerce international. Le MAECI possède également une bibliothèque très bien dotée en littérature interculturelle. 43 ouvrages sont recensés sous le mot clé « interculturel », on notera la forte présence de titres du type « Travailler avec X , Y ou Z nationalité », ainsi que de nombreux livres de Hofstede et Trompenaars.

Enfin, s’il est encore nécessaire de mettre en évidence l’importance de l’interculturalité au sein du MAECI, sachez que celui-ci a émis un « code de conduite des représentants du Canada à l’étranger », dont voici un extrait relatif aux questions interculturelles :

5.2 Questions interculturelles

5.2 a) Les Canadiens ont l’avantage de vivre dans une société bilingue et multiculturelle. C’est la raison principale pour laquelle les représentants du Canada devraient toujours communiquer et se comporter d’une manière qui respecte la culture et les valeurs du pays de leur affectation tout en honorant les valeurs canadiennes lorsqu’ils font la promotion du caractère multiculturel du Canada à l’étranger.

5.2 b) Chaque pays a sa culture, avec ses propres valeurs et ses propres coutumes. Ces particularités subtiles et parfois complexes, incluent des comportements qui vont au-delà du code vestimentaire ou des règles de bienséance acceptées. On attend des représentants qu’ils fassent l’effort de comprendre la culture et se familiarisent avec les us et coutumes du pays avant leur arrivée. Les représentants doivent porter une attention toute particulière aux coutumes et pratiques dans les relations avec les employés recrutés sur place. Ils disposent pour cela, entre autres, du Centre d’apprentissage interculturel de l’Institut canadien du service extérieur, qui fournit divers services tels que des séances de préparation à l’affectation portant sur l’efficacité interculturelle, la communication, le comportement au travail et en société à l’étranger.

Le cas du ministère de la Défense du Canada

En travaillant sur le précédent article consacré à l’interculturel dans la formation des militaires américains, j’ai pris connaissance d’un Cultural Summit qui s’est déroulé à Tucson, en Arizona, les 24 et 25 mars 2009. Accueillie par le Centre culturel du TRADOC (cf. article précédent pour une description de cette structure), cette rencontre a réuni 250 délégués du Canada, d’Allemagne, de Grande-Bretagne et de France.

Dans le seul compte-rendu de ce sommet qui, à ma connaissance, est disponible sur internet, les participants ont fait mention d’un constat paradoxal. D’une part, les forces armées se heurtent au dilemme moral des milieux académiques lorsqu’elles font appel à leur expertise à des fins militaires. D’autre part, certaines innovations en matière de formation interculturelle ont précisément été dues dans le passé à la collaboration entre militaires et universitaires. Les participants ont ainsi mentionné le Bafa Bafa, un jeu de rôle pour prendre conscience des différences culturelles qui avait été mis au point par l’US Navy en 1979 (un exemple ici, en pdf).

Chaque pays a ainsi pu présenter son programme de sensibilisation culturelle. Les forces armées canadiennes ont fait intervenir la responsable R&D du Centre d’apprentissage interculturel, Brigitte Lapierre. En effet, l’armée canadienne fait appel depuis plusieurs années à l’expertise du CAI pour intégrer l’approche interculturelle dans ses opérations, notamment pour mieux appréhender le contexte afghan. Depuis la mise en œuvre de cette collaboration en janvier 2008 entre l’armée canadienne et le Centre d’apprentissage interculturel, plus de 1 600 employés militaires ont assisté à des séances de formation en sensibilisation culturelle dispensées par le CAI.

Parallèlement à l’armée américaine, l’armée canadienne est donc en train de résolument intégrer l’interculturel dans la formation de ses soldats. Voyez ainsi une capture d’écran du site canadien du ministère de la Défense à propos du programme de formation pour préparer le déploiement des troupes :


On retrouve ici un module interculturel au milieu d’une formation typiquement militaire avec maniement des armes et lancé de grenade… Le lien Intercultural Country Insights renvoie vers les aperçus pays du Centre d’apprentissage interculturel. Celui-ci est donc bel et bien au cœur d’un dispositif complet et expérimenté de promotion de l’efficacité interculturelle.

Par contraste, voici le deuxième volet de cet article, qui est consacré au dispositif public français et dont le titre ne laisse pas de doute sur le constat établi après analyse: Le dispositif public français: un désert interculturel

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Quelques suggestions de lecture:

2 Comments

  1. Bonjour M. Pelletier,

    Félicitations pour votre site internet et vos articles, que je trouve toujours très intéressants.

    En lien avec le multiculturalisme canadien, il est bien d’ajouter que la politique de la gestion de la diversité culturelle de la province de Québec diffère; en effet, on y a plutôt adopté l’interculturalisme.

    D’ailleurs, certains indépendantistes québécois pensent que le multiculturalisme a été implanté afin de détruire l’idée des peuples fondateurs du Canada (Anglais et Français – et tiens, on a oublié les Amérindiens!),c’est à dire de minimiser l’importance des Québécois et noyer leur spécificité parmi celles de toutes les ethnies présentes au pays.

    Je publierai sous peu un article sur le blogue de mon site web à ce sujet, un sujet par ailleurs très complexe et controversé!

    Cordialement,

    Caroline Morin
    Médiatrice interculturelle
    http://www.objectifterre.ca

  2. Benjamin PELLETIER

    @Caroline – Merci pour ce retour de lecture, et d’insister sur cette importante distinction qui n’apparaît pas ici, mais que j’avais mentionnée dans une revue de presse du mois de mai 2011 intitulée Travers culturels. Au plaisir, Benjamin.

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