Depuis huit ans, j’enseigne l’approche et la gestion des risques interculturels à l’Ecole de Guerre Economique. Dans le cadre de la deuxième promotion MRSIC (MBA Risques, Sûreté Internationale et Cybersécurité), les étudiants ont eu à travailler sur l’analyse du système éducatif de pays cibles afin de mieux comprendre les mentalités et les modes de raisonnement, d’identifier des leviers pour développer la coopération et de mettre en évidence les points forts et les points faibles de ces contextes en ce qui concerne la sécurité.
Pour saisir les individus dans leur complexité, il est en effet essentiel de s’interroger sur ce qui les a façonnés. Notre personnalité est unique, irréductible à la culture, mais elle a également été influencée par l’environnement familial, sociétal, professionnel d’où nous venons. Cette influence comporte une autre part, souvent peu examinée et pourtant décisive, liée aux nombreuses années que nous avons passées à l’école, depuis la maternelle jusqu’à l’enseignement supérieur.
L’une des exigences de ces travaux d’étudiants concernait la conduite de plusieurs entretiens afin de collecter des informations et de s’appuyer sur des retours d’expériences. Le groupe qui a analysé le système éducatif russe a mené un entretien qui mérite d’être partagé avec le plus grand nombre tant il est intéressant pour tout acteur ayant besoin de mieux comprendre le relationnel avec les Russes. Je remercie à la fois la personne interrogée et le groupe d’étudiants d’avoir donné leur accord pour sa mise.
L’entretien a été réalisé par Nicolas Dolo, étudiant MRSIC 2, avec Mme J. T., qui travaille pour un groupe suisse d’écoles hôtelières dispensant des formations supérieures.
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Quelles sont selon vous les différences majeures entre le système éducatif russe et le système français?
Je dirais qu’il s’agit avant tout de l’ouverture d’esprit. La plupart des élèves de lycée que je rencontre ici sont d’un excellent niveau de culture générale et scientifique. Ils ont une connaissance de la littérature russe et étrangère que l’on rencontre très rarement à cet âge en Europe occidentale, et ils sont capables de résoudre des problèmes mathématiques très complexes. Ils manquent néanmoins d’ouverture à de nombreux points de vue : leur niveau en langues étrangères est souvent très insuffisant, et ils sont incapables d’interagir dans le contexte d’une salle de classe.
Pouvez-vous être un peu plus explicite sur ce dernier point ? À quoi cela est-il dû ?
Eh bien c’est assez simple : mettez un étudiant russe dans une salle de classe en Suisse ou aux Etats-Unis pour, mettons, un cours de management par définition interactif, et il se contentera dans 95% des cas de regarder le professeur sans jamais ouvrir la bouche. Ce qui l’explique c’est l’habitude et la façon d’enseigner en Russie. Ici, le professeur est « Dieu », et les étudiants attendent en silence de recevoir Sa parole, sauf si « Dieu » les sollicite nominativement et attend une réponse. Il en découle, en plus de cette incapacité à spontanément prendre la parole, une véritable distance et appréhension vis-à-vis de la hiérarchie.
A l’école en Russie, on apporte des fleurs le 1er septembre à son professeur, qui est dans la plupart des cas une femme. Pour le Nouvel An, on lui offre un cadeau. Le système établit une relation maître/élève qui est à la fois distante, maternelle et très hiérarchisée. De peur d’être mal vus, les élèves ne prendront que très rarement des initiatives individuelles, et ils préfèreront se conformer à la norme, quitte à ne pas exploiter totalement leur potentiel. La société est restée très conservatrice en Russie, et je ne vois que très rarement les parents s’opposer ouvertement à ce système. Au contraire, ils l’encouragent et le trouvent au moins tout à fait « normal ».
Avez-vous essayé d’établir des programmes d’enseignement supérieur en Russie pour le compte de votre employeur ?
À vrai dire, nous préférons contrôler nos programmes éducatifs et ne pas procéder de la sorte. Nous avons néanmoins essayé à plusieurs reprises de faire intervenir certains de nos professeurs au sein d’établissements supérieurs en Russie avec lesquels nous avons des accords de partenariat ou d’échange. Je dois dire que les résultats ont été pour le moins décevants, en particulier pour nos professeurs : ils se sont à peu près systématiquement retrouvés dans une situation de monologue, les étudiants les regardant fixement dans une attitude passive de type « apprenez-moi ». Pour eux, il est très compliqué d’enseigner dans ces conditions-là. C’est vraiment dommage, puisque la plupart des étudiants russes auxquels nous avons affaire sont loin d’être idiots.
A propos de l’interaction en classe, j’ai lu une étude comparative portant sur plusieurs pays, dont la Russie. Il semblerait que, parfois au moins, les professeurs n’attendent pas que toute la classe réponde, mais plutôt une partie ou un représentant de la classe qui parle pour le collectif. Est-ce exact ?
Oui et non. Bien souvent, les professeurs interrogent leurs élèves ou étudiants nominativement sur des questions bien précises. Ils notent les élèves sur leurs réponses, toutes ces interactions étant scrupuleusement consignées dans un cahier consacré à cet usage. Cela fait partie des notes du contrôle continu des élèves.
Le travail de groupe à proprement parler est assez rare dans les écoles ou universités russes, mais il peut intervenir de manière informelle parce que les élèves et étudiants se connaissent par cœur. Sauf à déménager ou à redoubler, un élève se trouvera normalement avec le même groupe d’enfants à l’école pendant 11 ans. Idem pour les étudiants, qui font partie d’une « cohorte » de 100 étudiants et même d’un sous-groupe d’environ 30-35 personnes qui ont les mêmes options.
Ce qu’il se passe en revanche, c’est qu’il existe toujours un représentant des élèves, habituellement assisté d’un ou plusieurs assistants. Ils sont élus par la classe, c’est une survivance du système soviétique, et cela a de l’importance. Si le groupe a besoin de communiquer avec les enseignants, le délégué de classe s’en chargera généralement. C’est dans la logique de hiérarchie dont j’ai parlé plus tôt. Il est rare que quiconque cherche à s’affranchir des règles ou de la hiérarchie à l’école. Ça n’est tout simplement pas négociable.
Quelles conséquences à votre avis sur le monde de l’entreprise, en particulier dans l’application ou l’apprentissage des normes ?
C’est assez simple: les relations sont également très hiérarchisées dans l’entreprise. Les relations peuvent paraître ou être cordiales entre les gens au sein d’une société, mais ne comptez pas trop sur qui que ce soit pour prendre une initiative en dehors du cadre des règles de fonctionnement de l’entreprise, ou en dehors de leur champ de compétence. Souvent ce champ de compétence a été défini par écrit, en accord avec l’échelon supérieur de management qui, de toute façon, pourra avoir le dernier mot. On n’aime pas les « rebelles » dans les entreprises russes, et on n’aime pas trop les initiatives spontanées, même si elles sont bonnes ou partent d’une bonne intention. C’est forcément frustrant pour beaucoup de jeunes, en particulier pour ceux qui ont fait des programmes de management à l’européenne ou à l’américaine, mais c’est ainsi.
C’en est parfois même absurde, comme par exemple dans les restaurants chics à Moscou, où les employés respectent scrupuleusement et de manière presque mécanique le déroulé et le phrasé de la réception d’un client. Bien sûr, les choses évoluent un peu, surtout à Moscou, qui est une ville dont les habitants sont plus ouverts vers le monde et voyagent beaucoup plus qu’ailleurs. Mais dans les autres villes de Russie, tout est plus traditionaliste.
On parle beaucoup de corruption en Russie, une corruption qui permettrait de contourner beaucoup des règles très bureaucratiques de la société. Ou, si ce n’est de corruption, au moins de relations personnelles qui permettent de s’affranchir de ces mêmes règles. Pensez-vous qu’il y ait un lien avec le système éducatif ?
Non, je ne le pense pas. Certes les relations personnelles sont quelque chose de très important en Russie, parfois au-delà de tout. Il est probable que l’école y soit un peu pour quelque chose, mais je crois que c’est avant tout culturel.
Pour ce qui est du respect des règles, je peux vous répéter qu’elles ne sont JAMAIS négociables à l’école en Russie. A l’école, on apprend à écouter et à respecter scrupuleusement les règles, pas à les contourner. Je serais plutôt tentée de penser que les problèmes de corruption et de trafic d’influence sont le résultat de mauvaises habitudes prises pendant la période post-soviétique des années 1990 où tout était permis et possible. Malheureusement, nombre de ces mauvaises habitudes perdurent, mais je ne peux vraiment pas attribuer cela à l’école elle-même ou au système éducatif.
La corruption existe toujours au sein de l’enseignement, en particulier dans le supérieur. J’ai déjà été confronté à des étudiants de classes très aisées surpris de savoir qu’il leur faudrait vraiment étudier dans l’un de nos instituts. Maintenant, je crois encore une fois que c’est plus un problème de société que de système éducatif à proprement parler.
Si je devais implanter une société française en Russie et former des employés russes, par exemple à des règles de sécurité, à quoi devrais-je faire attention ?
Tout d’abord, il faudrait faire attention aux apparences et aux relations. Bien souvent, les Européens ou même les Américains ne font pas suffisamment attention aux apparences. Ici, un boss doit avoir l’air d’un boss. Un manager doit ressembler à un manager : voiture avec chauffeur, téléphone dernier cri, costume impeccable, etc. Cela peut paraître idiot, mais c’est très important en Russie. Sauf dans certaines industries, l’âge a aussi son importance. Envoyer un jeune homme ou jeune femme manager des gens de cinquante ans ou plus serait une erreur assez grave, les gens ne se sentiraient pas respectés. Il y a ensuite la question des règles de politesse et de distance. L’utilisation du nom patronymique après le prénom est un signe de respect ici en Russie, et il doit être utilisé à bon escient.
Il n’est pas déconseillé d’être bienveillant avec les gens, ou d’être assez proches avec eux, mais il faut faire preuve d’autorité et savoir être ferme et ne pas être trop familier. S’il est question de règles de sécurité, il faut être extrêmement clair et détaillé, établir des procédures par écrit, de préférence de manière très officielle : papier à en-tête, coups de tampons sur toutes les pages, etc. Il faut aussi faire comprendre que la transgression des règles sera sévèrement réprimandée.
Je pense qu’il est même préférable de faire appel à des consultants en externe s’il fallait définir les règles de sécurité. Les subordonnés russes pourraient dans une certaine mesure considérer comme un aveu de faiblesse ou comme un manque de compétence qu’un supérieur hiérarchique leur demande leur participation. Sinon, il faudrait probablement cibler une personne dans l’entreprise, qui aurait l’étiquette de « spécialiste » ou de « sénior », et qui pourrait intervenir au nom des autres employés.
Enfin, il est aussi très important de faire intervenir du personnel russophone, les gens sont souvent méfiants envers les étrangers ne parlant pas leur langue. Ils sont en revanche très satisfaits de rencontrer ceux qui maîtrisent leur langue et connaissent la culture ou les habitudes russes. Cela permet de mieux faire passer les messages, et de russifier un peu les étrangers. Les gens sont très patriotes et autocentrés sur leur grand pays. Ils n’aiment pas tellement recevoir des leçons des étrangers. On est un peu sur le même registre que celui du « gringo » en Amérique Latine. Il faut donc que le gringo devienne « un peu beaucoup » russe!
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Un mot très important est dans l’article, “maternelle”. Idée de substitution aux parents.
Le respect aux enseignants est aussi une composante légèrement disparue des sociétés occidentales et qui explique en partie les réussites dans les études dans certains pays ou en fonction d’origine (Asie, étudiants asiatiques aux USA…)
https://www.studyinternational.com/news/this-country-is-home-to-the-worlds-most-respected-teachers/