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Louis Vuitton mal(le) à l’aise sur la place Rouge

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J’ai le plaisir d’accueillir une contribution de Jérôme Dumetz, professeur et formateur en management interculturel. Il revient sur l’émotion suscitée par la présence d’une gigantesque malle Louis Vuitton sur la place Rouge. Etant lui-même à Moscou, il a pu se rendre sur place. Il nous livre ici ses impressions et réflexions.

* * *

De malle en pis…

Les médias russes et étrangers se sont emparés depuis plusieurs jours de « l’affaire de la malle ». Il s’agit d’un scandale ayant pour objet la présence d’une malle démesurée sur la place Rouge, entre le Kremlin et le grand magasin Goum. La malle, recouverte du célèbre « Monogramme LV » de Louis Vuitton, mesure près de trente mètres de long et dix mètres de haut. Elle est en fait située à coté du Musée historique. Et elle est très visible lorsqu’on entre sur la place Rouge à partir de la porte de la Résurrection.

A un jet de pierre se trouve la Douma, la chambre des députés russes. Et il semblerait que certains députés communistes aient décidé de venir se promener sur la place Rouge après leur journée de travail épuisante. Quel choc ! La vue sur la cathédrale Saint-Basile-le-Bienheureux, tout comme sur le mausolée de Lénine, est obstruée par cette gigantesque valise.

A partir de là, la machine médiatique s’emballe, les télévisions couvrent l’événement, les députés pèsent de tout leur poids et, finalement, sous l’impulsion du porte-parole de la Présidence, la malle doit être démontée.

L’effet de la caisse de résonance

La malle en question devait en réalité servir de hall pour une exposition de malles et valises ayant appartenu à des personnages célèbres. Les revenus de cette exposition, dans le cadre des cent vingt ans du Goum, devaient être reversés à une ONG humanitaire créée par le célèbre mannequin russe Natalia Vodianova, petite amie d’Antoine Arnault, le fils du PDG de LVMH, Bernard Arnault.

Je suis donc allé voir sur place à quoi ressemblait cette malle. A première vue, il est évident que la malle cache la vue. Mais immédiatement on se dit que ce devait être l’idée originale. Ensuite, je dois dire que la finition de cette installation m’a positivement surpris. Ce n’est pas aussi laid que je ne le pensais. Franchement, c’est plutôt bien fait et ça ne fait pas du tout carton-pâte. En soi, cela pourrait être une installation « artistique » qui n’aurait rien à envier aux œuvres monumentales de Jeff Koons ou de César.

Ensuite, ce qui étonne, c’est sans aucun doute la foule de badauds prenant des photos devant l’objet du délit, avant qu’il ne soit prochainement démonté : on a bien affaire là à une sorte d’exposition éphémère. La caisse de résonance est alors disproportionnée, beaucoup de visiteurs sont venus parce qu’ils ont entendu parler de la polémique dans les médias. De même que les Parisiens ne visitent pas souvent la tour Eiffel, les Moscovites ne vont pas tous les jours se promener près du Kremlin.

Cela faisait d’ailleurs des années que je n’étais pas venu sur la place Rouge. Il y a avait deux ou trois équipes de télévision, alors qu’il était déjà tard. J’imagine facilement que celles-ci se sont relayées toute la journée.

Mais en regardant autour de moi, j’ai enfin compris pourquoi toutes les photos des médias venaient du même angle : la valise n’est pas la seule sur la place. Les deux tiers de la place Rouge sont interdits à la population puisqu’une gigantesque patinoire est en construction. Ce n’est pas une nouveauté, depuis des années les autorités construisent une patinoire sur la place Rouge, ou bien place de la Révolution.

Tout le monde parle de la malle, personne de la patinoire. Esthétiquement, je trouve cette patinoire tout aussi incongrue, voire choquante : elle est bien plus étendue que la malle, elle est laide, elle est payante, donc pas très demokratishna, et les passants ne peuvent même pas s’amuser à observer les patineurs puisque des gradins l’entourent, masquant ainsi la vue de l’extérieur. Je concède que son « style » est plus proche de l’architecture du lieu avec des tons rouges, mais on ne peut pas dire qu’elle apporte une touche de beauté à la place. Elle aussi cache la vue de la cathédrale Saint-Basile-le-Bienheureux depuis la porte la Résurrection mais, curieusement, personne n’en parle, et très peu la montrent. 

Subsiste alors l’impression d’avoir été quelque peu abusé par les politiques et les médias. On se trouve dans un emballement médiatique classique, entretenu un temps pour détourner l’attention des problèmes quotidiens. Une aubaine bienvenue par tous les dirigeants n’importe où dans le monde.

Quelles leçons d’un point de vue interculturel ?

Quoi qu’il en soit, cette « affaire de la malle » nous offre un prétexte tout trouvé pour évoquer certains enjeux interculturels liés au profil du contexte culturel russe:

  • L’importance de la relation – En effet, il n’y a aucun doute que, pour parvenir à construire une telle installation, Louis Vuitton a dû utiliser toute son influence auprès des autorités du Goum et du Kremlin. La marque est connue, elle a de nombreux magasins en Russie, et cela compte. En Russie, si on connaît les bonnes personnes, il est possible d’avoir accès à des lieux hors du commun, comme la place Rouge. Mais cela veut aussi dire qu’un contrat est valable en proportion de la qualité de la relation.
  • Le particularisme – Il existe beaucoup de règles, de lois et de certifications en Russie. Ceci étant, avec un bon prétexte (dans le cas présent, les cent vingt ans du Goum qui ont lieu cette année, le prestige de la marque de luxe ou bien la participation du mannequin Natalia Vodianova), il est tout à fait possible de recevoir une autorisation exceptionnelle.
  • L’importance de la face – Entre gratitude et humiliation, les autorités russes ont décidé de ne pas monter cette affaire en épingle, ne critiquant pas ouvertement Louis Vuitton (on parle d’autorisations erronées…) sans punir non plus les personnes qui ont pourtant donné leur aval à un tel projet.
  • Une vision tournée vers le passé – Les excuses données pour demander le démontage ont toutes à voir avec l’aspect historique de la place. Une culture plus tournée vers le présent aurait, peut-être, cité des faits plus précis comme l’impossibilité de traverser la place, l’aspect esthétique ou encore le coût d’un tel projet, dont l’investissement aurait pu être mieux utilisé ailleurs.
  • Une forte distance hiérarchique – C’est sans aucun doute la dimension culturelle qui ressort le plus dans cette affaire. Il a fallu que des députés se plaignent pour que l’on découvre l’existence de la malle. On imagine volontiers que les critiques des passants, des habitants du quartier ou de boutiques du Goum n’auraient pas reçu un tel écho. Mais surtout, c’est l’épilogue du démontage, demandé par le bureau du Président qui en dit long sur l’influence hiérarchique de la culture russe. Il ne s’agit pas d’une décision de justice, ni de l’administration du Goum, mais d’une autorité supérieure, le président. Nul ne discute les souhaits de l’autorité ultime.

Jérôme Dumetz est professeur et formateur en management interculturel. Il est également éditeur et co-auteur du Cross-cultural Management Textbook, un manuel pratique et synthétique rassemblant les contributions des principaux penseurs actuels du management interculturel (Trompenaars, Hampden-Turner, Schein, etc.) et des études de cas de très nombreux praticiens – dont l’une est l’adaptation en anglais d’un article de ce blog (voir ici, pdf).

 

 

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