Des Frenchies à la Silicon Valley
Il faut saluer l’excellente initiative du bureau Ubifrance de San Francisco qui organise depuis trois ans le French Tech Tour (FTT) afin de permettre aux dirigeants d’entreprises high tech françaises de rencontrer dans la Silicon Valley de grandes entreprises internationales du secteur des TIC pour d’éventuels partenariats et développements. La prochaine édition aura lieu du 4 au 11 juin 2011.
La particularité de cet événement est que les entreprises françaises sont choisies par les quinze partenaires américains du French Tech Tour. Parmi les entreprises françaises candidates, seulement une quinzaine est sélectionnée et fait le voyage pour aller à leur rencontre au cœur de la Silicon Valley. Il sera donc impératif pour les Français de ne pas rater cette formidable opportunité, ce qui passe notamment par la capacité à se présenter brièvement à de nombreux interlocuteurs.
M. Pourquoi vs M. Comment
Comment se présenter en trente secondes de façon à attirer l’attention et à susciter le désir d’en savoir plus ? Cette présentation rapide, ou elevator pitch – ainsi nommée car il s’agit d’aller à l’essentiel le temps supposé d’une rencontre dans un ascenseur – est un exercice délicat où l’on note une différence culturelle majeure en Français et Américains, que l’on pourrait résumer par le discours décalé de M. Pourquoi face aux attentes de M. Comment. Elle est relevée par le think tank de BNP Paribas, L’Atelier, avec le témoignage d’un des organisateurs du FTT :
« Quand les entrepreneurs français viennent à la Silicon Valley pour le FTT, il y a vraiment un choc culturel en termes de marketing. Beaucoup de nos participants ont développé des technologies et produits formidables mais ils ne savent pas forcément en parler d’une façon efficace, ni les rendre attractifs pour leurs clients ou consommateurs. »
Il y a de la part des Français des difficultés à passer de la production au discours sur la production, autrement dit du faire au faire savoir. L’efficacité technologique du produit n’implique pas forcément l’efficacité discursive. Or, les entrepreneurs ont tendance à considérer que ce deuxième aspect propre au marketing n’appartient pas au produit dans toute sa noblesse mais n’est qu’une enveloppe extérieure et secondaire, une sorte d’emballage par les mots et les arguments. C’est là une erreur majeure car, comme le rappelle Christian Morel dans L’enfer de l’information ordinaire, « un produit est en réalité un système composite comportant, d’une part, un objet et, d’autre part, une information ». Négliger la dimension informative revient à tronquer le produit, exactement comme si l’on fournissait un appareil sans son mode d’emploi.
L’enjeu majeur consiste donc en la capacité de l’entrepreneur à se mettre à la place de son interlocuteur afin d’adapter son message à ce dernier (son profil, ses besoins, ses interrogations) et aux circonstances (contraintes de temps et d’espace, discours formel ou informel). Cette souplesse exige un talent pour la mise en scène de soi, de son produit et de son entreprise, ainsi qu’une sensibilité aux facteurs culturels. Le fait est que, selon l’un des formateurs qui encadre les entrepreneurs français pour préparer le FTT, ces derniers commettent souvent le même impair vis-à-vis de leurs interlocuteurs américains :
« Quand ils sont interrogés sur leur entreprise, beaucoup d’entrepreneurs français se focalisent seulement sur les aspects technologiques de leurs logiciels ou de leurs services en ligne mais ce n’est pas ce qu’on attend d’un pitch. La plupart du temps, votre interlocuteur ne se soucie pas vraiment de la technologie derrière un produit. Ce qu’il veut vraiment savoir concerne le nouveau service qu’il apporte au marché et comment il doit être utilisé. »
C’est typiquement le conflit entre M. Pourquoi et M. Comment. Le premier développe les raisons des choses tandis que le second est en attente de leur utilité. Au lieu de se mettre à la place de l’interlocuteur, le Français a plutôt tendance à se mettre à la place de son produit. Il justifie son produit par l’énoncé des raisons technologiques au lieu de vérifier les attentes de son interlocuteur. Le Français suppose que l’empathie avec son produit entraînera une empathie identique chez son interlocuteur.
Une telle démarche est valable dans le seul cas où l’émetteur et le récepteur du message ont les mêmes présupposés, appartiennent au même corps de métier et partagent la même approche technologique. Elle ne fonctionne pas dans les relations transverses où ce qui est recherché n’est pas la reproduction du même mais la complémentarité des différences. M. Pourquoi se livre donc à un bel exercice narcissique en exposant ses raisons, mais son discours passe complètement à côté des attentes de M. Comment.
Interrogé sur la meilleure façon de délivrer un elevator pitch, un jeune entrepreneur britannique expatrié aux Etats-Unis donne les conseils suivants :
« Je pense qu’il est important d’avoir un certain nombre de différentes présentations qui sont très soigneusement affûtées et sélectionnées. Notamment le « hey ! » quand vous êtes dans un café et que vous voulez rapidement montrer à quelqu’un ce que vous faites. Sortir son téléphone portable et avoir une vidéo de deux minutes qui en trente secondes montre ce que vous faites est une chose très intelligente, et beaucoup de startups le font ici. Cela prend du temps à élaborer mais c’est vraiment efficace dans des situations décontractées. Bien sûr, si vous avez l’opportunité de parler en public au salon des nouvelles technologies de San Francisco, expliquez clairement votre valeur ajoutée et les problèmes que vous pouvez résoudre. Ne parlez pas de votre technologie, même si elle est super. Franchement, par ici, quand on recherche de la technologie, on pense d’abord à résoudre un problème. »
Si vous souhaitez des conseils plus développés sur la façon de préparer l’elevator pitch, je vous renvoie à un excellent article du site conseilmarketing.fr.
Discours académique vs récit anecdotique
La technique de l’elevator pitch s’inscrit dans la contrainte de la très courte durée. Quel type de discours est susceptible de se déployer dans un laps de temps de trente secondes à une minute ? Le formateur des entrepreneurs français sélectionnés pour le FTT est très clair là-dessus : « Le pitch à l’américaine se définit par le fait de raconter une histoire. » Dans ce court laps de temps, on ne peut que décrire des effets, et non pas expliquer par les causes. Il s’agit de trouver un moyen rhétorique pour raconter comment mon entreprise s’est créée, comment j’en suis venu à lancer tel produit, comment mon produit répond à tel besoin, comment mon produit peut résoudre tel problème.
Raconter une histoire, c’est donc procéder à une mise en scène de soi, de son entreprise et de son produit en partant de situations concrètes qui ouvrent sur des perspectives nouvelles. Finalement, nous nous trouvons dans la rhétorique publicitaire où les images marquent plus que les arguments et la dramaturgie plus que l’exposé des raisons. Pourquoi donc les Français ont plus de difficultés que les Américains à jongler avec ces contraintes ? En soi, cet art de raconter des histoires – ce storytelling – semble pourtant peu compliqué. Il peut même paraître simpliste quand on a l’habitude de développer un discours très argumenté et formel, un discours, disons, « académique ». Or, justement, cette habitude est un obstacle culturel au pitch à l’américaine.
En parlant de discours académique, je prends cette expression dans un sens à la fois général et spécifique :
- général, car je ne le limite pas au discours universitaire mais je l’applique à tout discours propre à une discipline quelle qu’elle soit, voire à un corps de métier. Autrement dit, il s’agit d’un discours auto-référentiel des spécialistes de la discipline concernée qui maîtrisent le jargon nécessaire à sa réception. En ce sens, il y a un académisme du discours du philosophe mais aussi de l’ingénieur, de l’informaticien, du juriste ou du financier.
- spécifique, car le discours académique implique une relation d’autorité. La maîtrise de ce discours est l’indice de l’exercice d’un pouvoir intellectuel et d’une distance hiérarchique. Ainsi, on suppose de la part du professeur d’université ou du manager une maîtrise d’un savoir et d’arguments techniques qui fait défaut aux étudiants ou aux subordonnés.
Ce discours marqué par l’exercice de l’autorité se déploie dans un formalisme argumentatif qui exige une séquence temporelle longue et continue avec peu d’interactions entre l’émetteur et le récepteur. C’est le mode de la conférence qui peut durer plusieurs minutes lors d’une réunion d’entreprise, voire plusieurs heures lors d’un cours magistral à l’université. Par conséquent, lorsque la séquence temporelle disponible se réduit à moins d’une minute, ce discours ne peut plus se déployer. Face à cette situation, l’orateur coutumier de ce type de discours adopte différentes attitudes qui, toutes, s’avèrent perdantes :
- Il s’obstine dans ce type de discours mais comme il n’a pas le temps d’exposer les raisons suffisantes pour susciter l’adhésion, il glisse des termes très techniques pour impressionner, mais son interlocuteur – littéralement – n’accroche pas.
- Il vulgarise son discours, quitte à prendre le risque de développer un message insipide qui le discrédite face à son interlocuteur.
- Il cherche à remplir le bref temps disponible d’un contenu de plusieurs minutes, d’où un débit trop rapide et un message confus.
- Il est pris au dépourvu et improvise sans prendre en compte le profil ni les attentes de son interlocuteur, d’où des hésitations et des errances néfastes à l’image de son produit.
Le fait est que l’art de raconter une histoire à l’oral n’est pas enseigné en France. Il n’y a qu’à l’école primaire que les élèves racontent des histoires, mais à l’écrit uniquement. Au collège, l’apprentissage de la dissertation achève de reléguer les histoires au rang de sous-produits intellectuels, au profit des capacités argumentatives. De même que Platon chasse les poètes de sa République, l’école évacue la fiction pour privilégier le discours de la raison et la raison du discours. Si la puissance suggestive de l’anecdote est connue des élèves du fait des analyses faites lors des dissertations littéraires, elle est ignorée dans sa pratique aussi bien écrite qu’orale.
Ted vs Ernest
Or, c’est précisément ce savoir-faire qu’il convient de mettre en œuvre lorsque la séquence temporelle pour communiquer est extrêmement réduite. Les Américains étant à l’aise dans le temps court, ils ont développé de réelles compétences en la matière. Ce n’est pas le cas des Français. A titre d’exemple, je vous invite à consulter deux vidéos. Il s’agit de deux conférences mises en ligne sur internet, la première par les célèbres TED qui se tiennent à Monterey en Californie, et depuis peu dans d’autres villes dans le monde ; la seconde par les Ernest, équivalent français des TED créé à l’initiative de l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm.
Dans la première, Jonathan Haidt, psychologue et professeur associé à l’université de Virginie, fait un exposé sur les racines morales des libéraux et des conservateurs. Dans la seconde, Monique Canto-Sperber, philosophe et directrice de l’ENS, délivre un Précis de libéralisme politique. Notons la durée très limitée de ces conférences (18’39 pour la première, 16’03 pour la seconde) qui exige de trouver une forme et une mise en scène du discours adaptées à cette contrainte. C’est sur ces éléments qu’une différence flagrante apparaît au visionnage des premières minutes de chaque vidéo :
Vous aurez remarqué la capacité de M.Haidt à utiliser les contraintes de cet exercice à son avantage. Même s’il n’est pas comédien mais professeur d’université, il évolue sur cette scène assez intimidante avec aisance et adapte le débit et l’intonation de sa voix pour donner une présentation vivante tout en réservant des effets de surprise. Les anecdotes et le visuel sont mobilisés avec humour afin de capter l’attention et de délivrer des messages rapides. Le contraste n’en est que plus saisissant avec la performance de Mme Canto-Sperber :
Tout en précisant au préalable que les commentaires qui suivent ne visent en rien la qualité du travail de philosophe de Mme Canto-Sperber, il est cependant manifeste que cette dernière n’est pas du tout à l’aise dans cet exercice de style, notamment du fait de l’agencement de l’espace (passage de la salle de cours à la scène théâtrale) qui impose une exposition et une mise en scène du corps de l’orateur :
- Passage de la position assise à la position debout – Mme Canto-Sperber n’est plus mise à distance de son public par la présence du bureau : cette distanciation lui manque, ainsi que le support écrit de ses notes, d’où un malaise corporel qui capte l’attention au détriment du discours.
- Contrainte de temps – Mme Canto-Sperber a l’habitude de déployer un discours complexe et argumenté sur une séquence bien plus longue : le choix de l’intitulé (« Précis » de libéralisme politique, soit un discours succinct, un résumé) montre qu’elle s’efforce de conserver son approche théorique tout en la résumant, ce qui ôte à son discours la force qu’il peut avoir quand il peut se développer sur une ou deux heures.
- Dispositif peu adapté – L’initiative de l’ENS Ulm est louable mais il est évident que ce type d’exercice ne fait pas partie de ses habitudes : scène réduite, public peu nombreux, lumière du vidéoprojecteur dans les yeux, pas d’utilisation des diapositives sinon pour mettre en avant les noms de l’école et de l’orateur.
Certes, j’ai pris des exemples extrêmes afin de faire ressortir les contrastes. Mais, qu’il s’agisse de présentations de type universitaire ou de présentations de type elevator pitch, nous retrouvons finalement les mêmes difficultés des Français à adapter leur discours à la contrainte du temps court, à utiliser l’oralité en tant que telle, et non comme une lecture de l’écrit, et à s’émanciper du théorique et du technique. Le fait est que le temps court est souvent perçu comme le risque de l’irréflexion, l’oralité comme une dangereuse immédiateté et l’anecdote comme une vulgarité.
Ne gagnerait-on pas – à l’oral comme à l’écrit – à concilier les deux approches ? Il faudrait pour cela être capable de développer un message lent de type technique et argumentatif en lui associant les qualités du message rapide par un usage rhétorique de l’anecdote et en faisant des efforts pour clarifier le propos. A condition de pouvoir résister à ce penchant très français pour l’obscurité, mais c’est une autre… histoire.
- Pour prolonger sur cette “autre histoire”, je vous invite à consulter l’article Vous reprendrez bien un peu d’obscurité ?
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- Vous pouvez consulter mon profil, la page des formations et des cours et conférences et me contacter pour accompagner votre réflexion.
Quelques suggestions de lecture:
- Le regard de l’autre – revue de presse
- Les Français et le démon de la théorie: 3 anecdotes
- Ginseng et mondialisation des échanges aux XVIIIe et XIXe siècles (1): des Français, des Chinois et des Iroquois
- Risques interculturels: le cas de l’Arabie Saoudite 3
- La communication indirecte – exemples, observations et réflexions
- « Les Français, c’est les autres » : une séquence aux effets pervers
Encore un très bel article, merci Benjamin.
De même que Platon chasse les poètes de sa République, l’école évacue la fiction pour privilégier le discours de la raison et la raison du discours
cette très belle phrase me rappelle que je dois faire une recension de l’épatant “On achève bien les écoliers” de Peter Gumbel, lecture que je ne saurais trop te recommander (ma fille lycéenne l’a dévoré en 4 heures !).
Je n’ai pas encore lu ce livre, fais signe dès que tu as rédigé ta recension…
Sur le parallèle avec Platon, je rappellerai que si ce dernier chasse les poètes de sa République, il est cependant le premier à faire un usage rhétorique – et philosophique – du récit, des mythes, contes, historiettes et anecdotes historiques. Voir par ex. le mythe de la caverne, celui de l’anneau de Gygès, les anecdotes liées à Alcibiade, etc.
Par ailleurs – autre contradiction intéressante – dans le dialogue du Phèdre, il condamne l’écrit (en l’écrivant!…): « Par conséquent, celui qui se figure avoir laissé derrière lui, en des caractères écrits, les règles d’un art et celui qui, de son côté, recueille ces règles, en croyant que, de caractères d’écriture, sortira du certain et du solide, ces gens-là sont tout remplis de naïveté et méconnaissent à coup sûr l’oracle d’Ammon, comme tout un chacun qui croit que les discours écrits sont quelque chose de plus qu’un moyen de rappeler, à celui qui connaît déjà, les choses traitées dans cet écrit. »
Article encore une fois très intéressant.
Cela fait maintenant quelques années que j’ai compris l’utilité de savoir développer son discours dans un temps minimum. Martin Luther King avait fait son fameux discours en un quart d’heure, Obama et son “Audacy Of Hope” de 2004 en 18min…
Ce dernier discours est sûrement l’exemple type de ce que tout dirigeant d’entreprise devrait savoir faire.
C’est pour moi la clé de la réussite. Celui qui maitrise cet art de la rhétorique rapide et l’anglais a un bel avenir devant lui.
Maintenant, de là à le faire comprendre aux dirigeants d’écoles françaises…
Merci Romain pour ce témoignage. Par ailleurs, l’exemple d’Obama est très intéressant ici. Que peut-on placer en 18mn?… La puissance et l’intensité de ce discours sont à redécouvrir, en suivant ce lien par ex. (vidéo et transcription du discours).