Analyses, Asie, Facteur humain, Gestion des risques, Inde, Management interculturel, Pays, Psychologie, Religion, Revues de presse, Société

Peut-on gérer les croyances?

Share

Je propose aujourd’hui la lecture commentée d’un article paru dans les Echos en juin dernier. Titré Inde : quand la croyance se met au service des ressources humaines, il est encore consultable sur le site internet du journal. Il évoque le cas d’une entreprise indienne qui a intégré la dimension spirituelle dans son style managérial afin de gérer la multiplicité culturelle de ses employés. Cet article présente l’intérêt de mettre en évidence des spécificités de la culture indienne tout en permettant d’élargir la perspective. Je le redonne dans son intégralité avant de m’arrêter sur les passages qui m’ont interpellé :

Inde : quand la croyance se met au service des ressources humaines

Future Group, leader de la grande distribution indienne, a opté pour un management indo-indien, en réintroduisant les contes et mythes religieux dans sa politique de ressources humaines.

A la tête d’un empire de 40.000 salariés, Kishore Biyani, patron de Future Group, est athée. Pourtant, depuis fin 2008, le PDG du numéro un de la grande distribution indienne cultive la foi de ses collaborateurs pour mieux manager son groupe : « En Inde, les sociétés étrangères qui n’ont pas suffisamment respecté les coutumes ou les croyances locales ont du mal à s’imposer », estime Kishore Biyani, qui prend délibérément le contre-pied d’une vision occidentale.

« Chez Future Group, la grande distribution est notre religion, les clients sont nos dieux et nos centres commerciaux sont semblables à des temples où nos clients aiment à venir flâner en famille comme ils le faisaient, autrefois, dans les lieux de culte », assure-t-il. Kishore Biyani vient donc d’embaucher un « manager en chef de la croyance », Devdutt Pattanaik.

Un rituel maison

Loin de porter une barbe, un chapelet et de réciter des mantras, ce cadre supérieur, passé par Ernst & Young et Sanofi-Aventis, est un spécialiste de la mythologie et des contes indiens. Son rôle : concevoir un vocabulaire, des images et des concepts susceptibles de forger une culture d’entreprise commune aux collaborateurs des 300 enseignes du groupe, souvent issus de classes sociales modestes et dont la majorité a moins de trente-cinq ans. « Je n’aborde pas la religion personnelle, qui demeure du domaine du privé. J’observe plutôt le comportement : celui du client et celui de l’employé, qui m’informe sur leur croyance, explique Devdutt Pattanaik. La réincarnation et les vies multiples font partie de la culture populaire hindoue depuis des siècles. Un individu ne sera donc pas forcément pressé d’accomplir sa tâche. En Europe, les principes judéo-chrétiens dictent une relation verticale avec un donneur d’ordre et un exécutant. En Inde, c’est impossible. »

Selon lui, la multiplicité culturelle et religieuse de l’Inde oblige à s’adapter en permanence. Pour diffuser ses principes de management, il fait appel à des contes, comme celui du roi Vikramaditya, le Salomon indien, ou à des héros du livre sacré Mahabharata. « Ces histoires et mythes sont racontés aux gérants de magasins et à leur tour ils l’expliquent à leurs équipes. Un bon leader doit être comme ces héros », raconte Devdutt Pattanaik. Lors de l’ouverture d’un magasin, Future Group va même jusqu’à créer ses propres rituels pour introniser le nouveau gérant. Ses proches sont présents afin d’être émotionnellement associés à l’entreprise – qui dote aussi en nature ou avantages sociaux la famille – et le gérant se voit expliquer, les yeux bandés, ses nouvelles fonctions. « Une fois le bandeau enlevé, la première chose qu’il voit est son équipe. Il en devient le kartha, chef de famille », décrit Devdutt Pattanaik. En temps que « chef de famille » de ses employés, le manager sera d’autant plus attaché et fidèle à l’entreprise, selon la direction.

« Nous revenons vers nos racines, déclare Kishore Biyani. D’ici à cinq ans, notre groupe aura construit un précédent en termes de management en Inde. »

CLEA CHAKRAVERTY, Les Echos

Voici quelques éléments de commentaire

  • Future Group, leader de la grande distribution indienne, a opté pour un management indo-indien, en réintroduisant les contes et mythes religieux dans sa politique de ressources humaines.

Cette présentation mérite d’être remise en perspective. En effet, il est très instructif de voir que le mode de management puisse faire l’objet d’un choix. En Inde, comme pour la plupart des pays en forte croissance, le passage d’une structure imposée à une structure choisie marque le moment non seulement d’émancipation mais également de questionnement culturel.

Faut-il reprendre un modèle global de management qui, avec son (apparente) insipidité culturelle, serait transposable et applicable partout ? Faut-il développer un modèle multiculturel qui concilie culture globale, culture locale et, éventuellement, culture du pays étranger dans le cas d’un partenariat avec une autre entreprise ? Ou bien, faut-il franchir le pas et revendiquer un modèle indigène ?[1. Ces trois modèles sont notamment exposés dans l’article de Jai B. P. Sinha, La culture indienne : images et impacts sur les comportements organisationnels, in La compétence culturelle, pp.181-198]

C’est pour ce dernier choix, le modèle « indo-indien » comme il est dit dans l’article, qu’a opté Future Group. Notons qu’il s’agit là d’une entreprise indienne, et que ce choix ne se heurte pas à une culture managériale étrangère déjà existante au sein de l’entreprise. Ensuite, remarquons que le modèle indigène implique nécessairement d’intégrer les contes et mythes religieux. L’un des éléments fondamentaux de la multiplicité culturelle en Inde est en effet la spiritualité.

Il serait abusif, et certainement erroné, de dire que celle-ci unifie la multiplicité en une identité commune, mais la spiritualité correspond à une certaine approche du monde selon des modes d’expression et de manifestation extrêmement hétérogènes. Tout l’enjeu consiste donc à gérer cette multiplicité sans la réduire, d’où la mobilisation des ressources des contes et des mythes qui transcendent les différences sans les nier.

  • A la tête d’un empire de 40.000 salariés, Kishore Biyani, patron de Future Group, est athée. Pourtant, depuis fin 2008, le PDG du numéro un de la grande distribution indienne cultive la foi de ses collaborateurs pour mieux manager son groupe : « En Inde, les sociétés étrangères qui n’ont pas suffisamment respecté les coutumes ou les croyances locales ont du mal à s’imposer », estime Kishore Biyani, qui prend délibérément le contre-pied d’une vision occidentale.

Profil atypique que celui de ce patron athée qui n’hésite pas à faire appel à la religion pour gérer ses employés, démarche aux antipodes du contexte laïc. A contrario, on imagine également combien il doit être perturbant pour un Indien expatrié par exemple en France de devoir strictement séparer le spirituel du temporel.

La remarque de Kishore Biyani sur les entreprises étrangères qui ont du mal à s’imposer faute de respecter la culture locale, me rappelle un article consacré aux incohérences du groupe Renault en Inde qui, en ayant voulu lancer la Logan par une campagne marketing reprenant uniquement des éléments de la culture globale, est passé à côté de son marché.

  • « Chez Future Group, la grande distribution est notre religion, les clients sont nos dieux et nos centres commerciaux sont semblables à des temples où nos clients aiment à venir flâner en famille comme ils le faisaient, autrefois, dans les lieux de culte », assure-t-il. Kishore Biyani vient donc d’embaucher un « manager en chef de la croyance », Devdutt Pattanaik.

L’élément religieux fait donc l’objet d’une double réappropriation. Il sera expliqué plus bas comment sont mobilisés les ressources des contes et des mythes religieux en interne dans la gestion du personnel. Ici, il s’agit de la dimension externe dans une tradition plus classique où l’entreprise profane récupère à son profit la dimension sacrée pour un but purement commercial.

Cette récupération n’est pas propre à l’Inde, elle a eu lieu en Occident à un moment très précis, dans les années vingt, lorsque les entreprises américaines se sont demandées par quel moyen il était possible de faire encore consommer des ménages déjà équipés en voiture, machines à laver, four, etc. Comment renouveler la demande quand le marché est saturé ? En faisant croire qu’une voiture plus luxueuse, des vêtements à la mode ou un four dernier modèle sont nécessaires pour une bonne image de soi.

Je n’entrerai pas dans les détails ici mais il est important de remarquer que l’avènement de la société de consommation est contemporaine d’un reflux du religieux, du développement de la psychanalyse et de la mise en place de techniques de propagande politique afin de faire adhérer le plus grand nombre à telle ou telle position.

Dans sa stratégie de marketing publicitaire, l’entreprise va alors récupérer les ressorts de la croyance religieuse, les découvertes liées à l’inconscient et les mécanismes de l’influence politique pour créer chez les consommateurs le désir de consommer toujours plus. Dans ce processus, un personnage aura une importance décisive : il s’agit d’Edward Bernays, neveu de Freud, artisan de la propagande du gouvernement US visant à convaincre le peuple américain de la nécessité de l’entrée en guerre des Etats-Unis en 1917, et créateur des « relations publiques » pour les entreprises.

  • Loin de porter une barbe, un chapelet et de réciter des mantras, ce cadre supérieur, passé par Ernst & Young et Sanofi-Aventis, est un spécialiste de la mythologie et des contes indiens. Son rôle : concevoir un vocabulaire, des images et des concepts susceptibles de forger une culture d’entreprise commune aux collaborateurs des 300 enseignes du groupe, souvent issus de classes sociales modestes et dont la majorité a moins de trente-cinq ans. « Je n’aborde pas la religion personnelle, qui demeure du domaine du privé. J’observe plutôt le comportement : celui du client et celui de l’employé, qui m’informe sur leur croyance, explique Devdutt Pattanaik.

Une nuance intéressante est apportée ici. Il est clairement dit que l’entreprise ne s’intéresse pas à la religion personnelle mais cherche à identifier les ressorts de la croyance chez tel ou tel employé dans le but de forger une culture d’entreprise. Nous sommes bien là dans une réappropriation de la forme religieuse plutôt que du contenu. Une fois ces mécanismes identifiés, l’entreprise leur donnera le contenu approprié (vocabulaire, images, concepts). C’est donc une observation très fine de la population salariée en vue de l’influencer.

Nous sommes là exactement sur le même type de stratégie que celles décrites par Bernays dans son livre fondamental Propaganda (en lecture gratuite sur le site du lien). On peut également évoquer les techniques de storytelling décrites par Christian Salmon dans le livre du même nom.

  • La réincarnation et les vies multiples font partie de la culture populaire hindoue depuis des siècles. Un individu ne sera donc pas forcément pressé d’accomplir sa tâche. En Europe, les principes judéo-chrétiens dictent une relation verticale avec un donneur d’ordre et un exécutant. En Inde, c’est impossible. »

Alors que précédemment nous retrouvions des éléments classiques de recherche de l’adhésion des salariés, nous sommes à présent sur une dimension culturelle proprement indienne. La multiplicité est un aspect de la vie quotidienne, d’une part sur le plan quotidien : l’Inde est un patchwork de communautés immédiatement identifiables par les vêtements, les langues, les coutumes, les croyances ; d’autre part, sur le plan spirituel, quand l’existence individuelle n’est elle-même qu’un moment et une forme d’un processus qui la dépasse.

Hétérogénéité des communautés et diversité des plans d’existence renvoient l’individu à des systèmes de normes pluriels. La relation simple et directe entre un donneur d’ordre se trouve ainsi prise dans un réseau de références complexes et intermédiaires auquel le manager occidental n’a pas accès. Sans qu’il en ait conscience, sa focalisation répétée sur l’ordre donné peut donc inquiéter l’Indien qui voit ses repères s’effacer dans cette insistance.

Il en va de même avec les relations binaires : principe/réalité, théorie/pratique, abstrait/concret, concept/exemple, qui souvent mettent très mal à l’aise non seulement les Indiens mais beaucoup d’Orientaux, notamment les Chinois, pour lesquels ces distinctions sont à la fois trop abstraites et trop simplistes pour expliquer la réalité.

  • Selon lui, la multiplicité culturelle et religieuse de l’Inde oblige à s’adapter en permanence. Pour diffuser ses principes de management, il fait appel à des contes, comme celui du roi Vikramaditya, le Salomon indien, ou à des héros du livre sacré Mahabharata. « Ces histoires et mythes sont racontés aux gérants de magasins et à leur tour ils l’expliquent à leurs équipes. Un bon leader doit être comme ces héros », raconte Devdutt Pattanaik.

L’une des solutions pour maintenir ces repères et gérer la multiplicité des références, consistera donc à trouver des mythes communs qui transcendent les appartenances religieuses individuelles tout en récupérant leur puissance d’adhésion. A ce titre, les contes révèlent ici toute leur utilité en étant dépourvus de référence à une religion précise, ce qui serait facteur de division, et en exposant de manière détournée le résultat souhaité.

Ainsi, au lieu de sermonner le leader sur ce qu’il doit être et faire, il est plus judicieux de faire en sorte qu’il s’identifie à un héros dont les qualités sont justement celles qui sont exigées pour lui. Cette technique n’a rien de proprement indien, il s’agit là encore de susciter l’adhésion par identification à une image idéalisée. Il est toujours plus facile de vendre une machine à café en mettant en scène une star de cinéma qu’en expliquant didactiquement son fonctionnement.

  • Lors de l’ouverture d’un magasin, Future Group va même jusqu’à créer ses propres rituels pour introniser le nouveau gérant. Ses proches sont présents afin d’être émotionnellement associés à l’entreprise – qui dote aussi en nature ou avantages sociaux la famille – et le gérant se voit expliquer, les yeux bandés, ses nouvelles fonctions. « Une fois le bandeau enlevé, la première chose qu’il voit est son équipe. Il en devient le kartha, chef de famille », décrit Devdutt Pattanaik. En temps que « chef de famille » de ses employés, le manager sera d’autant plus attaché et fidèle à l’entreprise, selon la direction.

Là où les entreprises globales s’efforcent de reproduire les mêmes rituels profanes pour créer le sentiment d’appartenance, Future Group produit ses propres rituels en conformité avec la culture locale. Le rituel de la prise de fonction est à ce titre révélateur en jouant d’abord sur l’émotion et non sur l’aspect technique, commercial ou hiérarchique. Le nouveau gérant arrive les yeux bandés comme s’il était mort à son ancienne fonction et qu’il allait se réincarner dans sa nouvelle.

Il est enfin intéressant de noter qu’une fois le bandeau ôté il découvre d’abord sa nouvelle équipe, et non les locaux, les cadres ou son assistant. De son côté, l’équipe l’a vu avant qu’il ne les voit. Elle est donc mise dans la situation psychologique d’approbation tacite et commune du nouveau gérant exposé face à eux et vulnérable dans son aveuglement. Pendant un court instant, l’ordre de la préséance a été bouleversé : l’équipe a su à quoi s’attendre avant son patron.

Quelques suggestions de lecture:

Leave a Comment

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*