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L’expérience de l’entre-deux culturel: une Américaine à l’épreuve des Pays-Bas

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De bien étranges Néerlandaises

La version américaine du magazine Slate a publié le témoignage d’une Américaine, Jessica Olien, qui raconte son expatriation aux Pays-Bas. Son récit, intitulé Going Dutch, présente le double intérêt de montrer le point de vue d’une Américaine sur l’environnement professionnel néerlandais et de se focaliser sur la relation des femmes au travail. Traduit en français, le sous-titre de cet article est très explicite sur le vif étonnement de cette Américaine : “Les femmes aux Pays-Bas travaillent moins, ont moins de responsabilités professionnelles et une grande différence de salaire avec les hommes – et elles aiment ça”.

Après trois mois aux Pays-Bas, Jessica Olien doit se rendre à l’évidence :

« Les femmes néerlandaises ne sont pas comme moi. Je m’inquiète constamment pour ma carrière. J’évalue tous les jours sa trajectoire et je me fais d’impitoyables critiques mentales à propos de mes efforts. Et je sais – du fait de mes conversations téléphoniques hebdomadaires avec mes amis aux Etats-Unis – que ma tendance masochiste à rechercher le succès est largement partagée par mes amies femmes. En même temps, les femmes hollandaises autour de moi ont une approche insouciante de leurs carrières. Elles travaillent à mi-temps, rencontrent leurs amies pour prendre un café à 14h et plaignent leurs collègues masculins qui restent enfermés au bureau toute la journée. »

Jessisa Olien rappelle alors quelques données sur le travail féminin aux Pays-Bas. Moins de 10% des Néerlandaises travaillent à temps complet contre 75% aux Etats-Unis. Moins de 4% des Néerlandaises souhaiteraient travailler plus ou obtenir plus de responsabilités. La plupart refusent des heures supplémentaires pour obtenir un avancement. Et cependant, ce phénomène – qui est perçu par l’Américaine comme un désengagement dans la vie professionnelle – n’est pas dû aux contraintes familiales car 62% des femmes qui travaillent à mi-temps aux Pays-Bas n’ont pas d’enfant.

Par ailleurs, lorsque l’enfant a quitté la maison, les mères n’augmentent que rarement leurs heures de travail. Ainsi, la différence de salaire entre hommes et femmes aux Pays-Bas est une des plus importantes en Europe et 25% des Néerlandaises ne gagnent pas assez pour être considérées comme financièrement indépendantes. Et pourtant, les Néerlandaises sont plus soucieuses de préserver leur droit au travail à mi-temps que d’obtenir leur indépendance financière.

Chocs des valeurs, conflits des désirs

Cette situation de sous-emploi féminin n’est pas due à une forme de discrimination envers les femmes, mais à un choix délibéré. Loin donc de se plaindre de cette situation, les Néerlandaises s’en montrent tout à fait satisfaites. Elles n’en souffrent pas et y trouvent une source d’équilibre personnel, et même de bonheur. Voilà qui ne manque pas de surprendre Jessica Olien pour qui le bonheur est lié à la performance individuelle, à la réussite professionnelle et à l’indépendance financière.

L’Institut Néerlandais de la Recherche Sociale s’est penché sur la question du travail féminin dans un rapport de 2009 intitulé : Working part-time: (not) a problem? (pdf) Son constat rejoint celui de Jessica Olien : « Il est clair que les femmes choisissent en masse de travailler à temps partiel. » Une étude a même été menée au premier semestre 2010 par les Nations Unies pour comprendre une telle singularité et identifier une éventuelle discrimination (ici, en pdf). On peut y lire que « la culture néerlandaise du « un et demi », où les hommes ont tendance à travailler à temps complet et les femmes à temps partiel,  est difficile à changer ». Au passage, on peut s’interroger sur la légitimité de cette exigence de changement qui est adressée aux Néerlandaises si ces dernières se satisfont pleinement de cette culture du « un et demi ».

Revenons au témoignage de Jessica Olien qui permet justement d’inverser la perspective, car l’expérience de normes et valeurs absolument opposées aux siennes amène l’Américaine à se poser une question abyssale :

« Est-ce que nous ne nous sommes pas trompés ? Aux Etats-Unis, la course à l’égalité a suivi principalement une seule direction. Les femmes veulent briser les plafonds de verre, atteindre le sommet de la hiérarchie et gagner autant de respect et d’argent que les hommes. Mais peut-être qu’ainsi nous nous retrouvons dans un monde où nulle d’entre nous ne trouve de plaisir. »

Autrement dit : ne serait-ce pas plutôt aux Américains de changer ? Jessica Olien rappelle ainsi que des études sur le bonheur des femmes aux Etats-Unis ont montré que ce dernier n’avait pas augmenté alors même que l’indépendance financière et l’emploi des femmes s’étaient améliorés comme jamais auparavant dans leur histoire. Malgré leur réussite professionnelle et matérielle, l’insatisfaction des Américaines demeure. Elles ne sont pas plus heureuses qu’avant la lutte pour l’égalité. Si elles gagnent leur vie, elles n’en profitent pas.

La raison est très simple, selon Jessica Olien : si les Américaines ne profitent pas de la vie, c’est qu’elles n’en ont pas le temps. Car elles ont l’exigence de la perfection en tout, avec en ligne de mire l’obsession de devenir la femme idéale, une sorte de Superwoman qui réussit et concilie tout. Pari impossible à tenir si se greffe à cette obsession l’idée de parvenir au bonheur.

Or, malgré la conscience de cette impossibilité, Jessica Olien peut difficilement mettre à distance ce tropisme culturel américain : « Même si je suis presque certaine que, si je suis capable de devenir cette femme mythique, je ne serai pas heureuse, une part de moi continue à vouloir le devenir. » En même temps, cette inclination tend à se fragiliser au contact de la culture néerlandaise : « Cependant, plus je passe de temps aux Pays-Bas, plus je sens diminuer la pression pour devenir une sorte de Superwoman. »

Ces deux dernières remarques de Jessica Olien sont très intéressantes en ce qu’elles révèlent en quoi la rencontre conflictuelle entre les valeurs de la culture néerlandaise et les valeurs de la culture américaine se définit en fait par un conflit des désirs, ou plus précisément du désirable. En s’expatriant, l’Américaine voit soudain les valeurs qui l’habitent et qui façonnent l’image désirable d’elle-même prendre tout leur relief au contact des valeurs antagonistes de la société néerlandaise. Cette révélation – au sens photographique du terme – s’exprime dès le début de son témoignage : « Ces femmes néerlandaises ne sont pas comme moi », et pourtant elles sont femmes, a-t-on envie d’ajouter. Pourquoi une telle étrangeté si ce n’est que le corps physique de la femme ne suffit pas à créer une communauté de ressemblance et que seule compte finalement la représentation que l’on donne de soi ?

Ces femmes ne sont pas comme Jessica Olien car elles jouent un autre type de personnage entièrement défini par les normes culturelles, et non par la ressemblance physique. Ce personnage n’est pas fixé une bonne fois pour toutes, il se modifie lentement en même temps que la société au sein de laquelle il évolue. Pour l’Américaine, le personnage de la femme néerlandaise est au premier abord fondamentalement étranger, mais elle se familiarise peu à peu avec lui, au fur et à mesure que son personnage de femme idéale s’éloigne (« plus je passe de temps aux Pays-Bas, plus je sens diminuer la pression pour devenir une sorte de Superwoman »).

A ce moment précis, elle n’est plus tout à fait américaine, tout en ne pouvant pour autant renoncer à devenir la femme idéale américaine (« une part de moi continue à vouloir le devenir ») ; et, sans être pour autant néerlandaise, elle a déjà suffisamment intégré en elle des éléments de la culture néerlandaise pour avoir conscience de ses contradictions en tant qu’Américaine (« je ne serai pas heureuse »). Elle se situe dans une zone intermédiaire de flottement entre sa culture d’origine et la culture étrangère. Ce n’est pas forcément une expérience négative ou traumatisante. Bien au contraire : c’est dans cet entre-deux que naît la conscience de soi et des autres, c’est dans ce différentiel culturel que s’ouvre la rencontre, non seulement avec la culture étrangère, mais aussi avec la sienne. A charge de chacun de parvenir à résoudre ses propres contradictions.

Profils culturels des Etats-Unis et des Pays-Bas

Reprenons les données rassemblées par Geert Hofstede pour profiler les cultures nationales selon cinq dimensions. Rappelons que la position sur ces dimensions ne préjuge pas de la valeur des cultures ni de leur performance économique. Il s’agit simplement de comparer les grandes tendances culturelles qui influent sur le comportement managérial. Bref rappel de ces dimensions :

  1. « distance hiérarchique » : plus ce score est élevé, plus les relations hiérarchiques sont autoritaires et la structure de la société verticale,
  2. « individualisme ou collectivisme » : plus ce score est élevé, plus prévaut l’individualisme ; plus il est faible, plus le groupe d’appartenance prime sur l’individu,
  3. « masculinité » : plus ce score est élevé, plus prédominent les valeurs liées à la performance, au succès et à la réussite professionnelle ; plus il est faible, plus prédominent les valeurs liées à la solidarité, à la qualité de vie et au consensus,
  4. « contrôle de l’incertitude » : plus ce score est élevé, plus l’incertitude, le risque, l’inconnu engendrent du malaise, mais aussi les moyens et innovations pour y faire face ; plus il est faible, plus se développe une aisance avec l’imprévu et l’incertain,
  5. « dynamisme confucéen » : plus ce score est élevé, plus le rapport à la réalité et au changement est pragmatique ; plus il est faible, plus ce rapport devient idéologique et rigide.

Voici donc les grandes tendances des profils culturels des Etats-Unis et des Pays-Bas:

Comme on peut l’observer ci-dessus, on s’aperçoit que, si les profils culturels des Etats-Unis et des Pays-Bas sont étonnamment proches, une dimension majeure sépare les deux : les valeurs dites « masculines », élevées pour les Etats-Unis et très faibles pour les Pays-Bas où prédominent les valeurs dites « féminines ». Voilà qui rejoint très exactement le récit de Jessica Olien à propos du curieux rapport des Néerlandaises au travail, qui privilégient la qualité de vie et le temps personnel sur le travail et la performance professionnelle.

Dans l’ouvrage Masculinity and Feminity, Mieke Vunderinke et Geert Hofstede ont consacré un chapitre aux différences entre Américains et Néerlandais. Ils rappellent ainsi que lorsqu’on demande quelles sont les caractéristiques d’une personne qu’ils admirent, les premiers répondent : « quelqu’un qui gagne beaucoup d’argent, quelqu’un qui a réussi dans son travail » tandis que les seconds répondent : « intégrité, honnêteté, capacité à utiliser ses talents aux mieux ». Et les deux auteurs de remarquer que la première série de réponses concerne « ce qu’on fait » et la seconde « ce qu’on est », d’où une différence de point de vue sur la qualité de vie considérée par les Américains du point de vue matériel et par les Néerlandais du point de vue immatériel.

Partant de là, on pourrait gloser longtemps sur la pertinence de la méthode Hofstede qui, pour ses défenseurs, permet de mettre à jour les grandes tendances culturelles des pays, et qui, pour ses détracteurs, ne fait que donner une apparence objective aux clichés et préjugés. Le fait est que Jessica Olien apporte un témoignage qui correspond de façon surprenante aux profils culturels des Etats-Unis et des Pays-Bas. Au-delà de ce débat, son récit a le mérite de poser des questions fondamentales à propos du travail féminin et du basculement des valeurs qu’a connu la société américaine. Enfin, cette prise de conscience ne pouvait alors lieu que dans cet entre-deux culturel que connaît tout expatrié au début de son séjour. C’est un moment à la fois précieux et fugace où il entrevoit l’essentiel par un coup d’œil fulgurant sur ce qu’il est et sur ce qu’il devient…

A titre de comparaison et de remarque finale à cet article, voici les profils culturels de la France et des Pays-Bas:

Vous pouvez noter les écarts plus grands des tendances culturelles entre la France et les Pays-Bas qu’entre les Etats-Unis et les Pays-Bas. Voilà qui vient conforter un constat régulièrement fait lors de mes formations: ce n’est pas parce que deux pays sont géographiquement proches que la coopération entre employés de ces deux pays est plus facile. Et inversement: l’éloignement géographique ne signifie par forcément distance culturelle. Nous rejoignons là le paradoxe signalé dans Cultures nationales, culture d’entreprise.

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