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La guerre contre les sodas extra-larges et la culture américaine

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En déclarant qu’il souhaitait interdire les sodas de plus d’un demi-litre, le maire de New York a déclenché une guerre d’une rare violence. Débats dans les journaux et à la télévision, appels à pétition, lettres ouvertes, bataille d’affiches dans le métro, attaques sur internet, caricatures, actions des lobbies et groupes de citoyens, la mobilisation est générale pour appuyer ou contrer le projet du maire.

Pour l’observateur étranger, cette guérilla informationnelle est un vrai bonheur en ce qu’elle révèle la complexité de la matrice culturelle américaine autour d’un cas en apparence anodin : le volume excessif des verres de soda.

Le projet de Michael Bloomberg

Michael Bloomberg, le maire de New York, a annoncé fin mai qu’il souhaitait interdire la vente de boissons sucrées et de sodas de plus d’un demi-litre. En 30 ans, les verres et gobelets sont passées d’un volume de 20 cl à 35 cl, puis à 47 cl, et la tendance est à 60 cl, 1 litre et même 1,7 ou 1,9 litre (le « Big Gulp » et le « Double Gulp »):

L’objectif du maire est de lutter contre l’obésité qui touche plus de la moitié des adultes de sa ville, ainsi que 40% des enfants. Pour information, boire 60 cl de soda par jour revient à ingurgiter 22 kilos de sucre par an. Selon la mairie, le diabète tue 5 000 New-Yorkais chaque année, un chiffre qui se rapproche de la mortalité due au tabac (7 000 décès par an). Elle prévoit une mise en application de sa mesure en mars 2013.

Campagne anti-sodas de la mairie de New York

Ce n’est pas la première fois que Michael Bloomberg prend des mesures strictes en faveur de la santé publique. En 2002 et 2003, il a interdit la cigarette dans les bars et restaurants. En 2005, il a obligé les restaurants et les commerces alimentaires à supprimer les acides gras trans artificiels. En 2008, New York est devenue la première ville à exiger que le nombre de calories soit indiqué sur le menu des restaurants. En 2011, le maire a interdit de fumer dans la plupart des lieux publics.

Le taux de sucre dans les boissons n’est pas un nouveau cheval de bataille pour Michael Bloomberg. En 2010, il voulait interdire l’achat de sodas à ceux qui bénéficient des coupons d’alimentation délivrés par l’Etat fédéral, un projet qui n’a pas abouti. Le maire a alors proposé une taxe sur les sodas en fonction de leur taux de sucre. Là aussi, ce fut un échec. Et tout laisse à penser que sa nouvelle mesure visant à limiter le volume des sodas est également vouée à échouer.

Les raisons d’un échec annoncé

Le 12 juin, la mairie de New York a fait paraître dans le quotidien gratuit Metro une pleine page montrant un verre de soda de 94 cl et 26 sachets de sucre, l’équivalent de ce que contient le verre en question. Le message alertait ensuite sur les risques de diabète et de maladie cardiaque. Mais deux pages plus loin, le lecteur trouvait une lettre ouverte au maire de New York (voir ici) contre le projet de réglementation et vantant les mérites de la production de soda à la maison : il s’agissait d’une publicité pour les machines à faire du soda chez soi. Mais cette publicité véhiculait un message très efficace dans le contexte américain : « Let the people choose », Laissez les gens choisir.

C’est l’angle d’attaque principal des lobbies pro-sodas contre le projet de Michael Bloomberg : toute réglementation en matière de contenance des verres de soda est une ingérence insupportable de l’autorité politique dans la vie des gens, et même une atteinte aux libertés individuelles. Cet angle est violemment repris par le Centre pour la Liberté des Consommateurs qui cherche à « promouvoir la responsabilité individuelle et la liberté de choisir ». Sur son site internet, il caricature Michael Bloomberg en « Nanny », nounou, dans un article du 5 juillet dernier qui s’intitule : « Proclamez votre indépendance vis-à-vis des nounous de l’alimentation ».

« You only thought you lived in the land of the free. » Une phrase que l’on pourrait rendre par : Vous ne faisiez que penser que vous viviez dans le pays de la liberté. Ce n’est qu’une pensée, pas une réalité, la preuve : le maire de New York veut contrôler votre liberté de choisir. D’où de violentes caricatures où les nutritionnistes conseillant la mairie sont comparés à des dictateurs :

Cette récupération des fondements culturels des Etats-Unis par les lobbies de la restauration rapide recèle un redoutable pouvoir de persuasion. La mairie de New York joue, quant à elle, sur deux plans informationnels : d’une part, elle cherche à diaboliser les boissons sucrées et à diffuser la peur de la maladie en montrant par exemple des images d’amputés à cause du diabète ; d’autre part, elle s’efforce d’activer la crédibilité des données scientifiques et des études médicales.

Mais quel est le poids d’un discours anxiogène et de l’argumentation médicale face aux fondamentaux culturels qui ont façonné les Etats-Unis et l’inconscient collectif des Américains ? Par ailleurs, ce poids est relativisé par la contre argumentation des adversaires de toute réglementation. Le Centre pour la Liberté des Consommateurs a ainsi mis en ligne les conclusions de toute une série d’études scientifiques visant à appuyer son message, certaines accusant les produits chimiques d’être « obésogènes », ou visant seulement le manque d’activité physique et dédouanant la malbouffe (« junk food »), d’autres constatant que les personnes en surpoids n’avaient pas de problème particulier de santé.

Voici par exemple la conclusion d’une étude publiée en 2004 dans le Journal of Clinical Endocrinology & Metabolism telle qu’elle figure sur le site du Centre pour la Liberté des Consommateurs:

« Il est souvent supposé que l’augmentation de l’obésité des enfants est due à une augmentation de l’apport calorique. Cependant, ceci n’est pas étayé par les données. »

Deux autres éléments fragilisent la position de Michael Bloomberg :

1. Le caractère autocratique de la prise de décision. Même si la mesure ne devrait prendre effet qu’en mars 2013 après concertation et période d’essai, certains reprochent au maire de New York d’agir de façon trop autoritaire, comme dans cet article du Guardian :

« La régulation et la gouvernance sont supposées prendre place dans un cadre solidement démocratique, mais ce n’est pas comme cela que les choses se passent dans le New York contemporain où notre leader milliardaire n’en fait qu’à sa tête. […] La décision a été prise d’en haut : les adjoints et les notables ont réuni les données pour appuyer la décision du chef, les médias ont été mobilisés pour plaider la bonne cause et des forums publics donneront un vernis de consultation. »

2. Ses propres contradictions. Quand on se lance dans une bataille informationnelle, il vaut mieux ne pas être soi-même porteur de contradictions nuisibles à son propre message. L’adversaire se fait alors un plaisir de les exploiter pour décrédibiliser l’émetteur du message. C’est ce qui arrive à Michael Bloomberg dont la croisade anti-soda se concilie mal avec ses propres positions en faveur de la journée annuelle du beignet et du concours du plus gros mangeur de hot-dogs organisé chaque année à Coney island.

Le précédent de l’interdiction de la cigarette

En 2003, Michael Bloomberg a interdit de fumer dans les bars et les restaurants, puis en 2011 dans la plupart des lieux publics. Cette mesure semble beaucoup plus coercitive qu’une simple réglementation portant sur le volume des verres de sodas. Par suite, on peut se demander pourquoi il serait plus difficile de faire appliquer cette dernière mesure.

En effet, la mairie a dû affronter en 2003 le même type de reproches qu’en 2012, à savoir qu’il s’agissait d’une restriction des libertés individuelles. Mais les protestations sont essentiellement venues des établissements concernés par cette interdiction, lesquels craignaient une baisse de leur chiffre d’affaires et de la fréquentation touristique. La loi anti-tabac a finalement été acceptée sans trop de difficulté par les New-Yorkais.

Mais les deux mesures ne sont pas comparables. Ainsi, il y avait 19% de fumeurs à New York en 2003 (ici, pdf) tandis que la consommation de sodas concerne une bien plus grande partie de la population. Une mesure restreignant la liberté individuelle d’une minorité a bien plus de chance de passer qu’une mesure touchant la majorité, si ce n’est la totalité, des habitants.

Ensuite, l’interdiction de la cigarette n’est pas une idée venue de nulle part, elle est le résultat de dizaines d’années de mises en accusation du tabac en termes de santé publique, mais également d’actions judiciaires retentissantes contre les fabricants de cigarettes. Les fabricants de sodas n’ont pas (encore) été assez fragilisés dans l’opinion publique pour permettre une adhésion franche et massive à des mesures restrictives, aussi légères soient-elles.

Mais pour bien comprendre la différence entre les deux mesures, il faut élargir encore la perspective historique car le combat de la ville de New York contre la cigarette est bien plus ancien qu’on ne l’imagine. Un article du New York Times montre ainsi un tableau du XIXe siècle qui représente des citoyens de New Amsterdam, qui allait devenir par la suite New York, protestant contre une interdiction de fumer en 1639:

Washington Irving - XIXe siècle
Washington Irving, XIXe siècle – scène de 1639

Tout au long du XIXe siècle, les journaux new-yorkais ont relayé plaintes et critiques contre la cigarette et la fumée dans la ville. En 1853, un journaliste du New York Times s’interroge sur le droit de fumer en public et de polluer l’air des non-fumeurs en devenant un « volcan ambulant ». En 1907, la Ligue féminine de tempérance chrétienne inspectait les livres des bibliothèques pour bannir les romans mettant en scène un héros ou une héroïne en train de fumer. En 1912 et 1920, des mesures ont été prises pour lutter contre la cigarette dans les usines et les transports publics.

Par contraste, la guerre contre les sodas n’en est qu’à ses débuts. Et la difficulté pour la mener ne tient pas à la seule résistance des lobbies de la restauration rapide mais aussi au véritable changement culturel qu’il faut initier afin de la remporter.

La contradiction des adversaires de Bloomberg

Pour reprendre les catégories de La Boétie dans son Discours de la servitude volontaire écrit en 1549, nous dirons que la consommation de sodas par les Américains est une habitude devenue accoutumance, elle-même devenue une seconde nature, autrement dit une partie de la culture. Toucher à cette seconde nature, c’est remettre en question les normes et valeurs qui lui sont associées. La liberté de choisir fait partie des fondamentaux de la culture. La ruse de l’industrie des sodas consiste à inscrire son activité au cœur de la culture américaine – ainsi qu’il est défini par Philippe d’Iribarne dans Penser la diversité du monde :

« La société américaine accorde, de manière pérenne, une place centrale à l’opposition entre deux expériences : d’un côté, expérience crainte entre toutes, être à la merci des actions d’autrui ; de l’autre, être au contraire maître de son destin. » (Seuil, p.51) 

Or, il ne serait pas difficile de démontrer la contradiction de l’industrie des sodas. Il suffit pour cela d’observer l’évolution des quantités de nourriture servies par la restauration rapide (source ici, graphique que je modifie pour la clarté du propos) :

La première question qui se pose est la suivante :

  • L’augmentation des quantités de nourriture servies par la restauration rapide est-elle due à l’exercice de la liberté et du choix individuels ou à une incitation des industriels de la restauration ?

La seconde question est alors :

  • Si l’on admet que les quantités ont augmenté par libre choix, faut-il admettre que les Américains des années 50 étaient opprimés dans leur liberté individuelle, et qu’ils auraient donc consommé la même quantité de nourriture que les Américains des années 2000 s’ils avaient eu le plein exercice de leur liberté ?

Afin de préciser l’horizon de ces questions, il faut compléter le graphique précédent en visualisant l’évolution de l’augmentation des quantités servies. Le graphique ci-dessous se trouve dans une étude sur les effets des menus « supersize ». Il met en évidence l’évolution du nombre de portions extra-larges depuis 1970 :

A présent, il serait intéressant d’entendre le point de vue des producteurs de sodas expliquant en quoi cette augmentation soudaine des quantités de nourriture et de boisson dans les années 80 à 2000 est due à l’exercice des libertés individuelles.

Un problème culturel complexe

En se focalisant sur la guerre déclenchée par le maire de New York, on risque de s’enfermer dans un dualisme réducteur : d’un côté, le souci de santé publique ; d’un autre côté, les intérêts des industriels. L’analyse se limite alors aux antagonismes et aux arguments des uns et des autres tout en faisant apparaître les facteurs culturels en jeu.

Mais il ne faut pas négliger le troisième terme de cet affrontement : son objet même, à savoir les New-Yorkais, ou de façon plus générale les Américains, que chacune des parties cherche à convaincre et à séduire. Le rapport des Américains à leur sacro-sainte liberté individuelle ne suffit pas à expliquer leur réticence à toute réglementation de leurs pratiques alimentaires.

Il y a en effet un autre facteur à prendre en compte, un facteur surprenant mais non moins puissant que la sacralisation de la liberté individuelle. Il a été mis à jour par des chercheurs de l’université Northwestern dans une étude consacrée à la consommation de boissons et de nourriture dans des proportions extra-larges : « Super Size Me: Product Size as a Signal of Status ».

Comme l’indique son titre, l’étude conclut à un lien entre une alimentation excessive et la recherche d’un statut. Autrement dit, les consommateurs concernés établissent un lien entre le quantitatif sur le plan alimentaire et le qualitatif en termes de pouvoir : ils ont l’impression de recevoir un statut plus élevé en ingurgitant des portions extra-larges. Celles-ci deviennent alors des signes extérieurs de pouvoir. Voici les principaux enseignements de cette étude :

  • Les gens perçoivent les autres comme ayant un statut supérieur quand ils les observent en train de choisir la plus grosse portion dans un choix de plats.
  • Les gens qui se sentent inférieurs sont plus susceptibles de choisir des portions plus grosses que les gens qui se sentent supérieurs.
  • Cette préférence pour les grosses portions est accentuée quand nous savons que des gens nous regardent en train de choisir ou de consommer.
  • Les gens qui se sentent spécialement en manque de statut préfèrent les quantités plus importantes quand ce qui est ‘gros’ est mieux considéré.

Les portions extra-larges permettent de compenser un statut jugé inférieur par celui qui les consomme. Ce phénomène se trouve amplifié dans un pays extrêmement inégalitaire où la compétition interindividuelle est féroce. Le problème culturel auquel se confronte Michael Bloomberg est donc autrement plus complexe que l’ingérence dans les libertés individuelles. Il tient dans ce rapport complexe que les Américains entretiennent avec le pouvoir et les signes extérieurs de réussite.

Par là, on mesure l’ampleur de la tâche dans une perspective de santé publique : les résistances culturelles à la promotion d’une alimentation plus saine sont ancrées dans la culture américaine elle-même. Un article du Time qui commente l’étude en question soulève bien le problème :

« Ainsi, si les hommes politiques et tous ceux qui sont concernés par la santé publique – pas seulement le corps médical, par ailleurs, mais aussi l’industrie des assurances et bien d’autres (des gens plus gros = des sièges plus larges = moins de passagers par avion) – veulent enrayer l’épidémie d’obésité, ils doivent diminuer/amoindrir/réduire la nouvelle équation pour ceux qui ont réussi, accompli quelque chose et ont le pouvoir. »

Autrement dit, il faut que l’expression du pouvoir passe par d’autres moyen que par l’affichage de l’accumulation matérielle. Quand les Américains consommeront moins de sodas, c’est qu’une révolution culturelle sera en cours. Dans l’immédiat, Michael Bloomberg ne réussira pas. Mais il participe de l’histoire de la lente prise de conscience des dérives américaines en termes d’alimentation et de santé publique.

Dessin de Grondhal pour Standard Examiner

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Quelques suggestions de lecture:

3 Comments

  1. Très bon article Benjamin.

    Cette analyse m’amène immanquablement à me pencher sur le cas du voisin mexicain (où j’ai vécu quelques années).

    Ce pays se situe aux premières loges pour la consommation de sodas par habitant (Yale University 2011).

    Cette surconsommation de sodas s’expliquent à plusieurs niveaux :
    – Absence de réseau d’eau potable dans tout le pays (souvent le prix d’une canette de soda reviendra moins chère que celle d’une petite bouteille d’eau)
    – Paupérisation de la population urbaine et rurale mexicaine (60 % de la population – soda comme source de calorie)
    – Influence culturelle américaine certaine (multiplication de la consommation de sodas par 10 depuis la mise en place de l’ALENA)
    – Stratégie commerciale agressive des acteurs économiques (bas prix, distribution très efficace, large choix, …)
    – Manque de régulation des publicités et absence de politique de santé publique.

    Quelques conséquences :
    – Obésité
    – Diabète
    – Problèmes environnementaux…

    Pour finir :
    Des députés ont récemment alerté les pouvoirs publics sur les cas de plus en plus fréquents de substitution du lait par les sodas pour les enfants en bas âge.

    Une personne visitant ce pays serait surprise de la part prise par les sodas dans les comportements alimentaires et culturels du Mexique jusque dans les offrandes pour les défunts dans les églises !!!

  2. Benjamin PELLETIER

    Merci pour cette mise en perspective, Charef. Pour illustrer le propos, voici la consommation alimentaire moyenne par semaine d’une famille mexicaine – et on voit la quantité de sodas (source ici):
    mexique

  3. Parfait exemple en effet!!

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