Analyses, Etudes de cas, Expatriation, Facteur humain, Gestion des risques, Management interculturel, Sport

Football et management interculturel (1): les joueurs

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Cet article explore en deux volets le monde du football sous l’angle des interactions culturelles. La seconde partie est consacrée aux entraîneurs.

Des équipes nationales et multiculturelles

Le championnat d’Europe de football a débuté le 8 juin. Cet Euro 2012 est l’occasion d’évoquer certaines problématiques liées au management interculturel dans le sport d’équipe. Le football est marqué à la fois par l’idéal d’un langage universel véhiculé par le sport et la réalité d’un multiculturalisme exponentiel au sein des équipes. D’où le défi pour les entraîneurs d’organiser leur action en fonction de cet idéal (imposer des nomes et références identiques) et/ou de cette réalité (adapter les normes et références aux singularités culturelles).

Somme toute, les entraîneurs rencontrent les mêmes questionnements que les managers des grandes entreprises confrontés au défi de gérer des équipes internationales. Côté joueurs, la mobilité s’est fortement développée depuis l’arrêt Bosman en 1995. Cette décision a eu notamment pour effet de permettre aux clubs de recruter plus de trois joueurs de l’Union européenne. Le nombre de joueurs étrangers évoluant dans les clubs européens a alors explosé. Fin 1999, le club anglais de Chelsea a ainsi été le premier à présenter une équipe ne comprenant aucun joueur anglais.

Il est certain qu’une équipe constituée à 100% de nationaux ou à 100% d’étrangers, ce n’est pas tout à fait pareil pour l’entraîneur et les joueurs. Développement d’un esprit d’équipe, motivation et engagement, reconnaissance de l’autorité, style et langue de communication, liens amicaux et sociabilité en dehors du terrain, gestion des conflits, relations avec le public, etc. : la complexité des facteurs culturels à gérer augmente avec la diversité culturelle au sein des équipes.

Ce phénomène est particulièrement intéressant à observer en ce qui concerne le cas des joueurs binationaux, c’est-à-dire des joueurs pouvant évoluer dans l’équipe nationale d’un autre pays que de celui où ils sont nés. Il ne s’agit pas de revenir ici sur la polémique de l’année dernière sur les quotas de binationaux en équipe de France mais de mettre en évidence les éléments de l’expérience interculturelle vécue par les joueurs binationaux.

Les deux Français binationaux en sélection nationale de Pologne

Ludovic Obraniak et Damien Perquis sont tous les deux nés en France. Après un passage aux clubs de Metz et de Lille, le premier joue actuellement à Bordeaux, tandis que le second joue à Sochaux, après avoir évolué à Troyes et à Saint-Etienne. Ils ont la particularité de suivre tous les deux une carrière internationale au sein de la sélection nationale de la Pologne.

En effet, ayant chacun un grand-parent polonais, ils ont pu d’obtenir la nationalité polonaise en vertu de la loi du sang qui prédomine dans ce pays. En août 2009, Ludovic Obraniak joue son premier match sous les couleurs polonaises et inscrit à cette occasion deux buts en match amical contre la Grèce. Damien Perquis le rejoint en septembre 2011 et les deux Franco-Polonais ont été titulaires lors de la l’Euro 2012 (pour info, la Pologne a été éliminée le 17 juin).

Ils ont témoigné à plusieurs reprises des difficultés de leur intégration. Je sélectionne quelques extraits pour l’intérêt que représente la sincérité de leur témoignage afin de faire avancer la réflexion sur la gestion interculturelle des équipes de football.

Témoignage de Ludovic Obraniak

Les débuts en sélection polonaise : « Lors du premier stage, avant ma première sélection, c’était l’enfer. On me laissait dans mon coin, j’étais seul à table. Je ne parlais pas la langue et les Polonais avaient une sorte de défiance envers moi. Moralement, c’était très difficile à encaisser. » (source GQ Magazine)

Ludovic Obraniak au moment de sa sélection en 2009 – East News SIPA

Solitude et problèmes de communication : « On ne m’a presque pas adressé la parole. […] Je peux aussi être solitaire par moment, donc me retrouver seul et ne pas parler, ça ne me gêne pas plus que ça. » (source Surface, hors-série de juin 2012, en version imprimée seulement)

Le nouvel entraîneur insiste pour qu’il apprenne la langue locale : « C’est lui qui m’a poussé à apprendre le polonais, il m’a mis la pression par rapport à ça […]. » (source Surface, hors-série de juin 2012, en version imprimée seulement)

La médiation interculturelle d’un joueur polonais : « Il y avait Grégor Krychowiac, qui était à Bordeaux à l’époque et qui parlait français. Donc il a pu faire le lien avec le reste du groupe. » (source Surface, hors-série de juin 2012, en version imprimée seulement)

Interrogé sur une éventuelle méchanceté à son égard : « Non, pas de méchanceté, mais j’ai ressenti beaucoup d’indifférence. Même encore maintenant, ce n’est pas établi. Je ne fais pas partie intégrante du groupe, et je ne me sens pas intégré. » (source Surface, hors-série de juin 2012, en version imprimée seulement)

Témoignage de Damien Perquis

L’accueil par les autres joueurs polonais : « Disons que c’est un peu difficile, parce que peut-être on “pique la place” de leurs amis ou de leurs copains. Ce n’est pas évident, parce qu’on n’est pas nés là-bas, on n’a pas vécu là-bas, donc on n’est pas vus du même œil, mais bon… » (source : échanges avec les internautes)

Interrogé sur sa capacité à parler polonais à son arrivée : « Non, je le parlais très, très peu, voire pas du tout. Quand je suis arrivé là-bas, le coach m’a surtout dit d’apprendre les mots essentiels du terrain, pour m’en sortir dès le début, et maintenant il me demande vraiment d’apprendre un peu plus, pour comprendre et m’exprimer. » (source : échanges avec les internautes)

Damien Perquis blessé lors du match contre la Russie le 12 juin – photo Gero Breloer / AP

Dépôt d’une plainte suite aux remarques racistes d’un ancien international polonais : « Une plainte a été déposée. Je ne pensais pas un jour être victime de racisme. Je suis déçu forcément car je ne suis pas un imposteur, je ne prive personne de ses droits. Ma grand-mère est polonaise, j’ai du sang polonais en moi. J’ai le droit de revendiquer mes origines, mes racines. » (source : sport.fr)

Une difficile intégration

L’intégration au sein de l’équipe polonaise est un véritable défi pour les joueurs binationaux. Ludovic Obraniak emploie des mots très forts à ce sujet : « C’était l’enfer », « Moralement, c’était très difficile à encaisser ». Le premier sentiment venant de ses coéquipiers reste la « défiance » à son égard. Bien qu’il affirme apprécier la solitude, on comprend qu’il a traversé des moments assez pénibles.

Dans différents entretiens, Ludovic Obraniak rappelle combien le fait de marquer deux buts lors de sa première sélection a permis de lever cette défiance. Mais la reconnaissance de ses compétences sportives ne suffit pas à lui assurer une bonne intégration au sein de l’équipe. Il y a bientôt deux ans qu’il a fait son entrée spectaculaire au sein de la sélection polonaise et cependant il fait toujours part d’un sentiment d’exclusion : « Même encore maintenant, ce n’est pas établi. Je ne fais pas partie intégrante du groupe, et je ne me sens pas intégré. »

Par ailleurs, ce sentiment peut être exacerbé par des pressions extérieures. Damien Perquis a ainsi porté plainte contre Jan Tomaszewski, ancien international polonais et candidat aux élections législatives. Il l’avait opposé aux « vrais Polonais » en estimant qu’il était « un déchet français qui n’a pas réussi chez lui ». On mesure ici toute la difficulté des binationaux franco-polonais pour se concentrer uniquement sur le jeu et sur leur équipe.

Or, la langue reste la clé pour développer des interactions avec les coéquipiers. L’entraîneur polonais l’a bien saisi en incitant les deux Franco-Polonais à se mettre à la langue locale. Mais il faut aussi souligner le rôle fondamental tenu par des joueurs polonais ayant l’expérience de la France. Ludovic Obraniak mentionne Grégor Krychowiac, qui a joué à Bordeaux et peut donc « faire le lien avec le reste du groupe ». Dans le Monde du 12 juin (Les binationaux polonais jouent en terrain hostile), un autre joueur polonais, Dariusz Dudka, est présenté comme « bonne fée des deux joueurs polonais nés en France », car il est francophone et joue à Auxerre.

En somme, tout comme les expatriés en entreprise, les joueurs binationaux ne peuvent surmonter le sentiment de défiance qu’ils inspirent auprès des locaux qu’en démontrant leurs compétences professionnelles, en apprenant la langue locale et en faisant appel à des médiateurs culturels et linguistiques.

Ce qui manque ici, c’est un travail de cohésion d’équipe pour que chacun fasse un pas vers l’autre. La création d’une empathie mutuelle reste le fondement des liens entre joueurs d’horizons divers. Dans l’état actuel des informations disponibles, il n’est pas possible de savoir dans quelle mesure l’entraîneur de la sélection polonaise a incité ou non ses joueurs polonais à tisser des liens avec les joueurs franco-polonais. Il est à souhaiter que, d’une façon ludique et informelle, il ait mis en place des activités pour que les néo-Polonais et les Polonais développent des affinités transcendant les préjugés.

Un sujet peu abordé

La question de la gestion interculturelle au sein des équipes sportives reste méconnue, malgré l’internationalisation grandissante des équipes. Ainsi, l’équipe d’Allemagne comptait lors du Mondial 2010 onze joueurs sur vingt-trois nés à l’étranger et/ou de parents non allemands. Dans le même temps, trois joueurs binationaux Turcs et Allemands, qui ont grandi en Allemagne et ont été formés par des clubs allemands, Nuri Sahin (Dortmund), les jumeaux Hamit (Bayern Munich) et Halil (Francfort) Altintop ont choisi la Turquie pour évoluer en sélection nationale.

Si la mobilité des joueurs et la diversité des appartenances et des identités permettent de démultiplier les talents en favorisant des coopérations sportives inédites, il est cependant utile de s’interroger sur la gestion des risques interculturels à intégrer à la gestion des équipes pour garantir l’engagement et la motivation de chacun. Les cas d’Obraniak et de Perquis montrent en quoi leur engagement et leur motivation peuvent être court-circuités par des difficultés en interne (défiance, indifférence, exclusion) et par des pressions extérieures (doutes sur leur légitimité, insultes racistes).

Les responsables de clubs et les entraîneurs doivent impérativement initier une réflexion sur ces questions s’ils ne veulent pas courir le risque de perdre des talents difficiles à repérer et à recruter ni voir ces derniers sombrer dans des contre-performances qui restent incompréhensibles s’ils n’ont pas la grille de lecture adéquate.

Je tiens à signaler ici les travaux de Pascal Tayot. Judoka médaillé d’argent aux JO de Barcelone, Pascal Tayot est l’auteur d’une thèse de doctorat sur le management interculturel dans le sport. Lors d’une journée d’étude à l’INSEP, il a présenté une partie de ses réflexions dans une communication intitulée Le management de la pluralité dans les équipes sportives (ici en pdf, et en vidéo). Il donne trois explications au déni des facteurs culturels dans le monde du sport :

  • d’une part, le sport « se veut, et se vend, comme un espace privilégié de rencontres culturelles » : l’a priori du dialogue interculturel empêche de s’interroger sur les risques de mésentente et d’incompréhension ainsi que sur les facteurs de division au sein d’une équipe,
  • d’autre part, le sport est un « langage universel » : l’a priori du langage sportif comme transcendant les particularismes culturels empêche de s’interroger sur les freins et obstacles culturels à surmonter pour sa diffusion et sa réception,
  • enfin, « l’appartenance culturelle est assimilée au concept de nationalité » : or, ce concept est le pivot unique autour duquel s’organise la réflexion du monde sportif en termes de réglementation, de législation et de procédures de transferts, mais il ne suffit pas à expliquer les facteurs humains et culturels qui déterminent la conduite et l’engagement d’un sportif.

Autrement dit, nous retrouvons dans le monde sportif exactement les mêmes problématiques que dans le monde des entreprises internationales. Le footballeur binational se confronte aux mêmes défis que l’expatrié et, comme nous le verrons dans le second volet de cet article, l’entraîneur et le manager doivent tous deux parvenir à créer une équipe unie, motivée et engagée dans la performance à partir d’une diversité grandissante d’individualités et d’appartenances culturelles.

La deuxième partie de cet article est consacrée aux entraîneurs et désormais en ligne.

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