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Vous reprendrez bien un peu d’obscurité ?

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Pour une herméneutique des syntagmes stochastiques

Vous n’avez rien compris au titre de ce paragraphe ? Mais comment est-ce possible ? Vous n’avez donc pas de vocabulaire ? Seriez-vous ignare ? Non, vraiment, nous ne sommes pas du même monde, passez donc votre chemin et veuillez, je vous prie, fréquenter un blog à la hauteur de vos très modestes capacités intellectuelles. Ici, comme le titre l’indique, il est question de choses sérieuses.

Oui, certes, c’est un peu abrupt comme démarrage, mais ces remarques explicites sont justement celles que je crois entendre à chaque fois que je tombe sur un livre, un article ou un orateur où le jargon, tel un tsunami verbeux, emporte tout sur son passage, les idées, les mots, et finalement, l’attention du lecteur ou de l’auditeur. Car, en vous proposant un tel titre, qu’est-ce que je fais ?

  1. Un mot, c’est d’abord un panneau indicateur. En choisissant des mots très techniques, j’indique que le discours qui suit exige de maîtriser un haut niveau de technicité.
  2. Un mot très technique, c’est également un gage de sérieux. Sous pareil titre, on ne s’attend pas au récit des dernières vacances de l’auteur, sauf à supposer chez ce dernier un récent séjour en hôpital psychiatrique ou une tendance non moins pathologique à passer ses moments de loisirs à suivre les conférences du Collège de France. Or, le sérieux, c’est la marque de l’autorité, intellectuelle ou morale. J’adopte donc la posture de celui qui se compte parmi l’élite qui surplombe les autres.
  3. Choix des mots, choix des lecteurs. L’utilisation délibérée d’un mot complexe implique la sélection de l’audience ou du lecteur, une façon de s’inclure dans la communauté restreinte de ceux qui connaissent le sens de ce mot et d’écarter ceux qui l’ignorent.

Par là, on voit que ce titre a un rapport très intime à la question du pouvoir :

  1. pouvoir technique : inscrire le discours dans un domaine technique particulier
  2. pouvoir intellectuel : démontrer son sérieux, son intelligence et son autorité
  3. pouvoir social : se compter parmi les uns, se distinguer des autres

Or, à chacun de ces niveaux correspond une forme de jouissance :

  1. la jouissance de maîtriser un savoir technique
  2. la jouissance d’exercer l’autorité que confère la maîtrise de ce savoir technique
  3. la jouissance de s’inclure dans la communauté de ceux qui maîtrisent ce savoir technique et d’en exclure ceux qui l’ignorent

Sans sombrer dans l’anti-intellectualisme primaire, il faut constater que le discours jargonnant est étroitement lié à la jouissance d’exercer un pouvoir sur les autres. Il y a une véritable érotique contenue dans la technicité du discours. C’est particulièrement vrai dans le discours médical (pouvoir du médecin sur le patient), dans le discours administratif (pouvoir du fonctionnaire sur l’administré), dans le discours juridique (pouvoir de l’avocat sur le justiciable) mais aussi dans l’entreprise (qui ne s’est pas heurté un jour au discours technique de l’informaticien, du financier, du consultant ?).

Une dimension culturelle propre à l’utilisation du jargon ?

En lisant des ouvrages consacrés à la philosophie, à l’histoire ou au management interculturel, j’ai souvent été frappé par cette grande différence entre les auteurs français qui hérissent leur discours de mots très complexes comme autant de barricades pour le lecteur qui n’a pas derrière lui des années d’études en sciences humaines ou en marketing, et les auteurs américains qui – certes pas tous, mais la plupart – parviennent à rendre leur discours accessible et plaisant à lire.

Y aurait-il là une particularité culturelle ? Serait-ce qu’en France un auteur ne peut être intellectuellement crédible qu’en démontrant sa capacité à produire un discours uniquement compréhensible par une petite élite ? Serait-ce qu’en France un discours accessible au plus grand nombre n’aurait pas d’autorité intellectuelle, renvoyé ainsi à la sous-catégorie des ouvrages de vulgarisation ? Il n’y aurait donc pas de moyen terme entre le spécialiste et le vulgarisateur…

Il semblerait que ce soit le cas. Dans le dernier numéro de Philosophie Magazine, on trouve un témoignage très instructif du philosophe américain John Searle à propos de Michel Foucault, un philosophe français pour lequel j’ai une grande admiration. Voici ce que dit John Searle :

« Ceci étant, j’étais vraiment frappé par le contraste entre la clarté de ses cours et de sa conversation, et l’obscurité de nombre de ses écrits. Au point qu’un jour, lors d’un déjeuner où nous n’étions que trois avec ma femme Dagmar, je lui ai posé une question frontale : « Michel, pourquoi écris-tu si mal ? » Ce qu’il a répondu me semble très révélateur. Il m’a dit : « Si j’écrivais aussi clairement que toi, les gens à Paris ne me prendraient pas au sérieux. Ils penseraient que ce que j’écris est enfantin et naïf. »

Il y aurait donc une recherche volontaire de l’obscurité pour pouvoir être pris au sérieux en France. Ce qui aux Etats-Unis serait pris pour une arrogance intellectuelle et, finalement, une déficience, est en France une marque de sérieux et de crédibilité. La suite de la confidence de Searle mérite d’être reproduite :

« Cela m’a beaucoup intrigué. Je me suis dit intérieurement : il exagère, probablement. Alors j’ai insisté en lui demandant : « Tu penses vraiment que c’est cela que les gens attendent de toi, que tu écrives de manière aussi obscure ? » Là, il m’a affirmé avec force : « En France, il faut avoir au moins dix pour cent incompréhensible. » J’étais très sceptique, mais après l’avoir harcelé de questions, j’ai fini par me convaincre qu’il ne plaisantait pas. Il pensait vraiment cela. »

Avec toutes les précautions qu’on peut accorder à ce témoignage à propos duquel Foucault, mort en 1984, ne peut pas répondre, il faut cependant reconnaître qu’il y a là matière à réflexion. D’autant plus que Searle a par la suite posé la même question à Pierre Bourdieu:

« Plus tard, alors que je donnais des conférences au Collège de France, j’en ai parlé avec Pierre Bourdieu. J’ai évoqué avec lui ma conversation avec Foucault, et il s’est vite animé sur le sujet. Pierre m’a dit en substance : pour qu’un livre soit pris au sérieux en France, ce n’est pas dix pour cent de passages incompréhensibles qu’il faut prévoir, mais au moins le double, vingt pour cent ! »

10% ou 20% ? Peu importe, finalement. L’essentiel est que ces deux éminents penseurs reconnaissent que l’autorité intellectuelle ne s’acquiert en France qu’au prix d’une recherche délibérée de l’incompréhension. Sans cela, pas de crédibilité, et donc pas de reconnaissance. Le paradoxe est donc le suivant : pour être intellectuellement reconnu en France, il faut savoir intégrer dans son discours une certaine dose d’obscurité.

Comment cet étrange savoir s’acquiert-il ? Qui l’enseigne ? A-t-on prévu dans l’enseignement académique des cours d’obscurité ? Peut-on clairement enseigner l’obscurité ? Ou bien est-ce une dimension consubstantielle à notre système éducatif ? Serait-ce plus fondamentalement une dimension culturelle proprement française ?

Critique de la raison obscure

Quand on voit le manuel de vingt pages qui accompagne la déclaration d’impôt préremplie et simplifiée, quand on essaie de déchiffrer les conditions d’abonnement d’un opérateur téléphonique et de comprendre la jungle de ses forfaits, quand on doit effectuer les démarches administratives suite au décès d’un proche, quand le Ministère de l’éducation nationale veut réduire des postes en mobilisant « les gisements d’efficience », quand on fait une demande de visa en tant qu’étudiant étranger, quand on panique devant la signalétique de la ligne C du RER, quand tout simplement on doit prendre un avion à l’aéroport Charles-de-Gaulle ou quand on lit le menu d’un grand restaurant, on voit bien que cette sale petite dose d’obscurité a contaminé bien d’autres pratiques et champs de savoir que la philosophie ou la sociologie.

On voit également en quoi cet élément obscur est néfaste à la coopération interculturelle. Nombreux sont les étrangers expatriés en France qui se plaignent de devoir affronter dans leur entreprise un discours qui les dépasse et que nul ne vient clarifier pour eux. Nombreux également sont ceux qui, dans leur pays, ont des difficultés à coopérer avec des Français qui sont très directs dans l’expression de leurs sentiments, surtout négatifs, mais très obscurs dans l’expression de leurs idées, ou qui s’efforcent de se placer sur un piédestal intellectuel pour surplomber leurs interlocuteurs.

Mais cette tentation de l’obscur liée à l’exercice d’un pouvoir qui procure une forme de jouissance, est-ce là une dimension essentielle de la culture française ou un phénomène qui a sa propre histoire ? Voilà une question qui appellerait de considérables développements. Indiquons donc quelques éléments pour ouvrir la réflexion :

Considérons que la langue française, et même la pensée française, se veulent la langue et la pensée de la clarté. Historiquement, l’obscur et le jargon ont été les ennemis que les écrivains et philosophes ont toujours combattus, à une certaine époque. Une époque très précise : les XVIIe et XVIIIe siècle. Autrement dit à une période caractérisée par trois dimensions :

  1. Il s’agit de la période pré-révolutionnaire où la langue française est la langue des aristocrates et où la majorité des Français, soit ne maîtrisent pas le français et s’expriment en patois, soit sont bilingues français-patois.
  2. Il s’agit d’une période où les cours européennes parlent français et où certains écrivains étrangers écrivent en français plutôt que dans leur langue natale (Casanova rédige ainsi en français les trois mille pages de ses mémoires).
  3. Enfin, cette période voit l’émergence des Lumières et les efforts des penseurs français pour populariser leurs réflexions sur la société et la politique.

L’exigence de clarté est alors un véritable dogme culturel, tel qu’exprimé par les célèbres vers de Boileau :

“Il est certains esprits dont les sombres pensées
Sont d’un nuage épais toujours embarrassées;
Le jour de la raison ne le saurait percer.
Avant donc que d’écrire apprenez à penser.
Selon que notre idée est plus ou moins obscure,
L’expression la suit, ou moins nette, ou plus pure.
Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement,
Et les mots pour le dire arrivent aisément.”

La période révolutionnaire va bouleverser cet équilibre :

  1. La société française ayant, tout comme la nature, horreur du vide, la hiérarchisation sociale va se reproduire au XIXe siècle via de nouvelles formes de politesses et de raffinements dans les paroles et les comportements.
  2. La langue française perd progressivement de son prestige en Europe tout en se répandant dans les colonies dans un paradoxal mouvement de rétractation et de diffusion.
  3. A l’esprit des Lumières ont succédé le scientisme et le positivisme qui vont voir naître un nouveau type de savants et de scientifiques, moins universels dans leur savoir et dans leur expression, plus spécialisés et plus techniques.

A ces trois phénomènes, il faut ajouter l’émergence de l’Etat-providence au XXe siècle qui va progressivement mettre en place les instruments d’une relation directe avec les citoyens. Relation directe mais fondamentalement lointaine. C’est le paradoxe de cette proximité de l’Etat en France qui ne peut s’exprimer que dans une mise à distance, notamment par le langage administratif. Car l’Etat, tout comme la société, a conservé la forte distance hiérarchique issue de mille ans de monarchie.

Et, ainsi, fonctionnaires, médecins, patrons, intellectuels, mais également toute personne qui se revendique d’un corps de métier spécifique, ne peuvent inscrire leur fonction dans le corps social que dans une mise à distance par rapport à ceux sur lesquels s’exerce leur autorité. C’est là qu’intervient cette petite dose d’obscurité qui donne une consistance aux positions sociales. Car la nature même du pouvoir, quel qu’il soit, est obscure. Voilà pourquoi il est si difficile, voire impossible, pour celui qui exerce un pouvoir de renoncer au jargon, car ce serait renoncer à la distinction et à l’autorité – tout du moins dans le contexte culturel français…

Alors, vous reprendrez bien un peu d’obscurité ? A moins que votre idiosyncrasie ne s’y refuse…

Pour prolonger sur cette thématique, je vous invite à lire les articles Le langage d’un homme vrai ou l’art des conversations futiles et Culture du jugement et jugement de la culture.

* * *

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Quelques suggestions de lecture:

29 Comments

  1. excellent article !! ça me fait penser à l’exception française, expression d’une clarté elle aussi… je ne peux m’empêcher, également, de faire un lien avec notre système éducatif, qui distingue certaines voies royales des autres…tout cela me semble bien lié.

  2. Benjamin PELLETIER

    Merci Steph, je n’indique là que des pistes mais il me semble qu’il y aurait en effet de quoi creuser dans cette mine de charbon de l’obscurité (obscurantisme?) française… Finalement, c’est également révélateur d’une incapacité grandissante à communiquer sans se dissimuler derrière des termes complexes, des textes officiels, des paroles “politiquement” correctes, etc.

  3. L’obscurité dans la communication porte un nom à l’interculturel. Est-ce que vous avez déjà entendu de la communication tacite?

  4. Benjamin PELLETIER

    Bonjour Petra, il y aurait beaucoup à dire en effet sur la communication tacite pratiquée par les Français. Dans l’article, j’évoque brièvement ce réflexe très français de montrer trop spontanément ses sentiments négatifs. Mais l’obscurité dont il est surtout question ici n’est pas le tacite, l’implicite ou le langage corporel mais l’obscurité exprimée, explicite, verbale. Du coup, on est dans l’incompréhensible volontairement recherché. Je m’interroge donc sur ce paradoxe culturel où l’on a tant vanté autrefois la clarté française et où l’on pratique tellement aujourd’hui l’obscurité…

  5. Robin van der Sande

    Les (lire la plupart des) manuels de finance américains sont faciles à lire, n’utilisent pas ou peu de jargon, sont bien illustrés d’exemples et graphiques, et possèdent un index remarquable. L’écriture est simple et légère, l’humour n’en est pas absent. Le but est clairement pédagogique, il s’agit d’accompagner le lecteur dans un apprentissage.

    Les (la plupart des) manuels de finance français sont hermétiques, remplis de termes techniques, austères, et l’index est réduit à sa plus simple expression, quand il a le bon goût d’exister. Les phrases sont alambiquées, le but est de démontrer la maîtrise du sujet par l’auteur, et quant à l’humour… bref.

    Clichés ? Peut-être. Je n’ai pas lu de manière exhaustive tous les manuels, mais j’ai bien peur que messieurs Bourdieu et Foucault soient dans le vrai, et votre article aussi, du coup, dans qui met également le doigt sur le rôle historique de la promotion de la langue dans la construction de “l’identité nationale”, avec tout ce que ce terme à d’ambigu.

    Peut-être peut-on également évoquer dans ce contexte le goût (typiquement ?) français pour ‘le beau et l’inutile’, tendance qui pourrait expliquer le retard français dans le nombre de dépôts de brevets, activité sordide aux buts bassement mercantiles ?

  6. Benjamin PELLETIER

    Bonjour Robin, je vois que nous avons relevé les mêmes différences. Un ouvrage a deux formes de reconnaissance: celle du public et celle des pairs. Dans un contexte de très fort individualisme et de très grande distance hiérarchique, il semble que l’on retrouve cette structuration dans les travaux académiques français: un auteur sur un piédestal. Or, comme disait Godard, un auteur, ça n’a pas de droits mais que des devoirs…

  7. Merveilleux article Benjamin, merci.

    Je compte faire un article à ce sujet sur le traitement des réseaux sociaux. Je viens de finir un ouvrage remarquable de Clay Shirky à ce sujet et je me demande pourquoi nos intellectuels sont incapables de produire de la pensée aussi limpide.

    C’est un sujet qui me passionne. Il y a cette idée de “gatekeeper” chez les intellos français. Exactement ce dont tu parles en introduction.

    Je te recommande un billet que j’ai écris sur Onfray à ce sujet. http://ceciiil.wordpress.com/2008/08/24/michel-onfray-philosophie-populaire/

  8. une autre explication lue chez BHL, Luc Ferry ou un lascar à mèche du genre) : depuis qu’on a décapité notre roi puis viré le religieux de l’espace public il n’y a plus de sacré.

    Les lumières qui passaient par là se sont ainsi vu sacralisées et par extension l’a été l’écrit.

    C’est pour cela par exemple que des discussions sur la littérature ou la philosophie dégénèrent très vite en France alors que dans les autres pays c’est comme parler de goûts culinaires. J’en parle ici (http://ceciiil.wordpress.com/2007/08/30/french-blogging-sucks/)

    (Désolé pour le spam mais il s’agit d’un sujet qui me fascine et sur lequel j’ai déjà écrit).

  9. Benjamin PELLETIER

    Pour prolonger tes remarques, Cecil, il faudrait un jour faire une analyse de ce goût très français pour les polémiques, voire les petites, minuscules et insignifiantes, polémiques. Sans qu’un résultat concret et une solution applicable n’en sortent. L’approche pragmatique des problèmes de société du genre “mettons tel problème sur la table, trouvons des solutions et ce que les Québécois appellent un accommodement raisonnable” fait terriblement défaut… Notre facile passion pour le conflit nous éloigne toujours de l’art bien plus difficile du consensus.

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  11. Salut,
    article intéressant, et je suis d’accord avec ce problème de l’ésotérisme.
    Pourtant en France nous avons une tradition de philosophes (et d’écrivains) qui sont tout le contraire : Montaigne, Bachelard, Camus. Certes ce sont des outsiders.
    Je pense aussi à Didi-Huberman. Et Corbin. Bon ne soyons pas pessimistes il y a pas mal d’auteurs passionnants et lisibles. Moins dans le domaine des essais littéraires peut être, pas d’équivalent par exemple aux essais de Michael Chabon. Il ne tient qu’à nous de changer ça, et je pense que ça évolue, que le goût pour l’absence de clarté est remis en question.
    bye

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  13. Benjamin PELLETIER

    @ Martin, content de ton passage par ici… Nous avons en effet une tradition de la clarté, mais pourquoi semble-t-elle s’être perdue au cours du XXe siècle? Ne serait-ce pas que le discours académique de l’Université a pris le dessus? Encore une question de jeux de pouvoir, donc.
    Enfin, le goût pour l’absence de clarté ne serait-il pas remis en question avec l’avènement d’internet et de nouvelles formes d’écriture où le verdict du public est immédiat, et de plus impitoyable?

  14. Tu as raison, internet est une chance pour faire entendre une autre voix.

  15. Ce qui reste obscur dans votre texte et dont vous ne parlez pas, c’est pourquoi les philosophes les plus obscurs s’exportent aussi facilement aux états-unis (Derrida…et les autres) et pourquoi la philosophie analytique anglo-saxonne (Russell, Searle, N.Goodman) s’importe très bien en France.
    Les discours philosophiques ne sont pas des contenus culturels indépendants les uns des autres et auto-suffisants. La philosophie est un champ de bataille. L’obscurité, comme la clarté, fait partie de l’arsenal philosophique.

  16. Benjamin PELLETIER

    @Tchamba – Je n’ai pas d’élément particulier sur les raisons du succès de la “French theory” aux Etats-Unis. Ceci dit, les philosophes français ont fait l’objet d’une violente attaque d’Alain Sokal et Jean Bricmont, deux scientifiques travaillant aux Etats-Unis, dans leur ouvrage Impostures intellectuelles. En signalant cette critique, je n’indique pas une position personnelle en faveur ou contre cet ouvrage. Il s’agit seulement d’indiquer qu’une certaine obscurité scientifique a été mise à jour dans les travaux de philosophes français.
    Quant à la philosophie analytique anglo-saxonne, je ne peux que me référer à mes années d’étude de la philosophie (1993-1999) où il y avait de profondes réticences dans le milieu académique français. Depuis, les choses ont dû évoluer – mais je ne suis plus assez immergé dans le bain philosophique pour pouvoir en juger…

  17. Où avez-vous trouvé cette expression : “Pour une herméneutique des syntagmes stochastiques” ?

  18. Benjamin PELLETIER

    @Tchamba – C’est l’obscur résultat d’une inspiration personnelle…

  19. C’est bien ce que je pensais… Les trois termes n’appartiennent pas au même champ lexical. L’exemple de charlatanisme que vous donnez n’existe pas ailleurs que dans votre imagination. Dommage! L’herméneute du dimanche (que je suis parfois) voyait dans votre texte une apologie de la bêtise. J’espérais me tromper. J’ai fait une partie de mes études de philo à l’Université de Provence qui à l’époque (1996) était déjà un bastion de l’épistémologie Française. J. Bouveresse est entré au Collège de France en 1995. Des réticences peut-être… mais pas si profondes…

    Par ailleurs, je trouve dommage que dans votre texte vous mettiez sur le même plan l’obscurité philosophique et l’obscurité bureaucratique…
    Il y a une part importante de vérité dans votre texte… Le savoir est indéniablement un enjeu de pouvoir… Ce n’est pas nouveau.

    Je continuerai plus tard… A bientôt…

  20. “Je n’ai pas d’élément particulier sur les raisons du succès de la « French theory » aux Etats-Unis. ”
    Le succès de la “French theory” s’explique par la très grande capacité d’assimilation dont font preuve les américain et par une attitude typiquement anglo-saxonne et positive qui consiste à demander des explications lorsque l’on ne comprend pas.
    Qu’au jeu de langage de la philosophie ait répondu le jeu de langage de l’architecture indique cette capacité de compréhension dont nous semblons faire défaut.

    “L’essentiel est que ces deux éminents penseurs reconnaissent que l’autorité intellectuelle ne s’acquiert en France qu’au prix d’une recherche délibérée de l’incompréhension. Sans cela, pas de crédibilité, et donc pas de reconnaissance. Le paradoxe est donc le suivant : pour être intellectuellement reconnu en France, il faut savoir intégrer dans son discours une certaine dose d’obscurité.”

    Pour 20 % d’obscurité il reste 80 % de clarté. Je ne pense pas que la reconnaissance se fasse sur les 20%. L’obscurité est contre-productive. Je ne suis pas un fervent défenseur des Deuleuze, Foucault… Je pense qu’il y a chez Deuleuze un refus de la discussion. La philosophie est pour lui l’objet d’un “sentir” soit une manière radicalement différente de faire de la philo du monde anglo-saxon. L’obscurité permet d’éviter la discussion. Est-ce typiquement français ? Si vous considérez que Descartes, c’est la France. Alors oui mais une France un peu idiote. L’idiot chez Descartes, c’est celui qui dit que le cogito ne peut pas être démontré. C’est une évidence dont on ne peut discuter.

    Personnellement, je crois en la discussion. C’est pourquoi je prends le temps de vous répondre même si je ne suis pas tout à fait d’accord avec vous.

  21. Benjamin PELLETIER

    @Tchamba – Ce qui m’intéresse dans ces témoignages de Foucault et Bourdieu – dont il ne faut pas non négliger la dimension ironique – c’est surtout le fait que l’obscurité soit un sujet de discussion/réflexion, c’est-à-dire à la fois une conscience (l’un et l’autre savent qu’ils sont parfois obscurs) et une mauvaise conscience (Foucault sait qu’il prend le risque de ne pas être pris au sérieux s’il est aussi clair que John Searle: son obscurité volontaire a pour but de plaire aux intellectuels français).

    Il s’agit donc de se demander pourquoi l’obscurité est un sujet en France, et si c’est là une spécificité française. La première question me semble clairement abordée par Foucault quand il affirme qu’un minimum d’obscurité est nécessaire pour être pris au sérieux en France. Il y a donc un jeu social spécifique – pour ne pas dire politique – lié à l’utilisation de la langue et aux différentes barrières mises entre l’auteur et ses lecteurs afin d’en privilégier certains par rapport à d’autres.

    Quant à savoir si nous avons le privilège de l’obscurité, la lecture de trois lignes de Husserl devrait suffire à convaincre le plus sceptique que l’obscurité se partage parfois plus facilement que le bon sens. 😉

  22. Et quand Bourdieu écrit Ce Que Parler Veut Dire, c’est pour faire plaisir aux intellectuels français ?Je ne comprends pas
    Je ne vois pas l’intérêt de plaire aux intellectuels et si c’est le but pour Foucault, c’est plutôt raté. Il me semble que pendant toute la durée de mes études, son nom n’a pas été prononcé une fois.

  23. “Quant à savoir si nous avons le privilège de l’obscurité, la lecture de trois lignes de Husserl devrait suffire à convaincre le plus sceptique que l’obscurité se partage parfois plus facilement que le bon sens.”

    Husserl est un mauvais exemple. L’ego transcendantal chez Husserl provient de l’ego cogito de Descartes. L’idée de Husserl est de fonder une nouvelle science qui permettait d’échapper au relativisme. Il écrit “Le lagage commun est fuyant, équivoque, trop peu exigeant quant à l’adéquation des termes”. d’où la nécessité d’un jargon comme dans n’importe quelle science. Je ne suis pas un prof de philo… J’ai même arrêté la philo… Je suis photographe et donc pas vraiment un intellectuel. Mon orthographe défaillante en témoigne. Je trouve les méditations cartésiennes d’Husserl d’une grande clarté.
    Si j’ai fait des études de philo, c’est précisément pour pouvoir dissiper toute obscurité. Et quand j’ai du mal à remplir ma feuille des impôts je vais voir mon inspecteur des impôts à qui je pose mes questions en toute naïveté.

  24. Désolé, de me servir de votre blog comme d’un espace de réflexion… Je voudrais juste conclure ma petite réflexion.

    Je pense que quand on réfléchit sur la clarté et l’obscurité propre au langage, il faut éviter un double écueil. Celui qui consiste à prendre le discours scientifique comme modèle ultime de la rationalité. Cet écueil correspond bien au positivisme jargonneux que vous dénoncez avec raison. L’autre écueil consisterait à réduire le langage à la pure communication. Une communication dénuée de toute obscurité, de toute équivocité, de toute ironie. Ce qui est peut-être l’idéal de tout état totalitaire.

  25. Benjamin PELLETIER

    Tout à fait d’accord avec cette précision importante, Tchamba. Il faut être tout aussi vigilant sur les tentatives de “nettoyer” le langage que de le brouiller…

  26. est ce que les 10% (ou 20 %) sont toujours volontairement non clairs ?

  27. Benjamin PELLETIER

    @le floch – Je ne pense pas qu’au moment d’écrire ces deux philosophes ont le projet bien conscient de saupoudrer leur texte d’une dose définie d’obscurité. C’est plus simplement un réflexe inconscient pour gagner en crédibilité, de la même façon qu’un médecin ou un avocat va adopter tel niveau de langage et de vocabulaire pour apparaître “en tant que” médecin ou avocat.
    Il ne faut pas non plus trop se focaliser sur les pourcentages avancés qui recèlent également une part d’ironie…

  28. Merci pour cet article extrêmement instructif.

    Je connaissais l’anecdote (sur la boutade de Foucault et Bourdieu), mais pas la version “complète” que vous rapportez ici.

    Peut-être connaissez-vous ce texte de Jacques Bouveresse, qui traite plus sérieusement de ce problème : http://cahiers.kingston.ac.uk/interviews/bouveresse.html L’anecdote sur Suzanne Bachelard en particulier est très révélatrice…

    “Une philosophie importante devait être entourée d’une espèce d’aura de mystère. Une philosophie immédiatement accessible (…), ça n’intéressait pas les gens. (…) La philosophie, ça doit être un peu impénétrable.”

    (Et désolé de spammer cet espace si tard après la bataille ; mais cette question de l’obscurité française a toujours été une obsession pour moi, et plus largement la capacité du langage humain à être à l’occasion vide de sens ; mais ce dernier point nous entraînerait trop loin.)

  29. Benjamin PELLETIER

    Merci pour votre retour, et le lien. Je retiens aussi de cet entretien avec J. Bouveresse le passage suivant:
    “La chose ahurissante c’est le fait – ahurissante non, elle est banale au fond – tous ces gens qui étaient invités aux États-Unis, Derrida y allait, je ne sais pas combien de fois par an – n’ont pas manifesté le moindre intérêt pour la philosophie américaine. Ils protestaient contre ce qu’ils appelaient l’ethnocentrisme, mais quand ils allaient dans un pays étranger, ne ce reste que l’Angleterre, vous croyez qu’ils auraient regardé ce qu’on faisait en philosophie dans le pays?”
    Cette ignorance, ou plutôt indifférence, par rapport à ce qui se faisait ailleurs (= hors de France) chez les contemporains, elle était tout à fait sensible quand j’étais étudiant en philosophie dans une vie antérieure…

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