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Pourquoi la France a restitué à la Corée ses archives royales ?

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Une restitution, une controverse

En marge du sommet du G20 qui s’est tenu le 12 novembre à Séoul, Nicolas Sarkozy a annoncé le retour en Corée de 296 manuscrits coréens conservés par la Bibliothèque nationale de France. C’est la fin d’un long contentieux qui a commencé à la fin des années 70 quand une historienne coréenne a découvert dans le fonds de la BnF ces manuscrits que les Coréens croyaient disparus depuis l’expédition punitive menée par le contre-amiral Roze en 1866.

J’ai déjà évoqué à deux reprises cette histoire des manuscrits coréens, dans la première partie de l’article Les cultures nationales à l’assaut des musées universels et dans Un train peut (définitivement ?) en cacher un autre. Le destin de ces pièces inestimables se situe en effet au croisement de deux problématiques extrêmement sensibles :

  1. Le regain de fierté culturelle de nombreuses nations cherchant à récupérer des biens culturels pillés par les pays occidentaux au temps de leur hégémonie et du colonialisme, d’où la tension entre la valeur « universelle » que leur accorde les grands musées occidentaux afin de justifier leur non-restitution et la valeur « nationale » revendiquée par les pays spoliés au nom de leur identité et de leur histoire.
  2. L’enjeu diplomatique et économique que représentent malgré eux ces biens culturels, dont le destin peut être lié à des questions géopolitiques (voir par exemple sur ce blog, le refus du British Museum de prêter à l’Iran le cylindre de Cyrus) et à des contrats commerciaux (dans le cas des manuscrits coréens, le marché du TGV en Corée).

Cette restitution des manuscrits coréens a entraîné une vive protestation des conservateurs de la BNF. Ceux-ci ont mis en ligne une pétition et publié dans Libération une tribune sous le titre Les personnels de la BnF lancent un appel. Face à cette colère des conservateurs, Jack Lang – qui milite depuis de nombreuses années pour la restitution des manuscrits – a publié avec deux présidents d’université, Vincent Berger et Jean-Loup Saltzmann, un texte saluant l’initiative de Nicolas Sarkozy : Restitution des manuscrits royaux coréens, un geste historique.

Examinons donc les arguments des uns et des autres à la lumière des deux problématiques mentionnées précédemment.

L’appel des conservateurs

« En marge du sommet du G20 de Séoul, le Président de la République a annoncé le retour en Corée de 297 manuscrits coréens conservés par la Bibliothèque nationale de France depuis 1867. Il faut rappeler qu’il existe en Corée d’autres copies de la plupart d’entre eux. »

« Depuis 1867 », ce sera là le seul élément de contexte historique donné par les conservateurs, lesquels s’empressent d’ajouter que, de toute façon, il existe d’autres copies de « la plupart d’entre eux » (combien ?). Avec cette remarque, on ne voit pas finalement en quoi les Coréens font toute une affaire pour des manuscrits copiés et recopiés, et dont il existe des exemplaires en Corée.

Sauf que si les conservateurs consultaient le formulaire rempli en 2007 par les Coréens lors de la demande d’inscription de ces manuscrits (« uigwe ») à l’Unesco au titre de Mémoire du monde, ils noteraient qu’il existe une différence qualitative entre les originaux et les copies : « Bien qu’il existe une différence qualitative entre les exemplaires royaux et les exemplaires destinés aux archives, tous les uigwe existants constituent indiscutablement des raretés. » (source ici, en word) Or, comme le rappelle Jacques Sallois, l’ancien médiateur nommé par Jacques Chirac sur ce dossier des manuscrits coréens, la BnF possède bien les exemplaires royaux (par ailleurs, ce ne sont pas 297 mais 296 manuscrits qui vont êtres rendus dans la mesure où François Mitterrand avait rendu un exemplaire en 1993).

Mais revenons au contexte historique. Le site de la BnF n’est pas plus précis que l’appel des conservateurs quant au contexte dans lequel elle a reçu ces manuscrits : « ces manuscrits, initialement conservés à la bibliothèque royale Oegyujanggak de l’île de Kangwha, à l’ouest de Séoul, sont arrivés à la Bibliothèque nationale en 1867 ». La pudeur de cette « arrivée » est touchante et nous oblige à lever le voile sur un épisode peu glorieux de l’armée française.

Les manuscrits réclamés par les Coréens datent des XVIIIe et XIXe siècles. Ils décrivent des protocoles et rites funéraires de la cour coréenne. Dans les années 1840, des missionnaires catholiques français avaient réussi à pénétrer dans le Royaume Ermite. En 1859, il y aurait déjà eu plus de 17000 Coréens convertis au christianisme. En 1864, on recense en Corée douze prêtres jésuites et plus de 23000 convertis. Or, la Chine vient de connaître une défaite humiliante face aux puissances occidentales lors de la deuxième guerre de l’opium (1856-1860) et de la destruction du Palais d’été qui en a suivi.

La montée en puissance d’une religion culturellement exogène, la présence sur son territoire d’étrangers dont les pays ont été responsables de la défaite de la Chine, ainsi que les tentatives des Coréens convertis pour gagner de l’influence au sein de la cour, sont autant de facteurs qui ont déclenché les massacres des catholiques français et coréens en 1866. Ayant appris la nouvelle par trois rescapés, le contre-amiral Roze décide de mener une expédition punitive qui a lieu du 11 octobre au 12 novembre 1866. Les Français canonnent les côtes et occupent l’île de Ganghwa à l’embouchure de la rivière Han, à quelques dizaines de kilomètres de Séoul.

Or, cette île abrite une annexe de la bibliothèque royale de Kyujanggak. Les Français pillent le site et s’emparent de 297 manuscrits qu’ils ramènent en France. Dans la mémoire des Coréens, cette agression militaire et ce pillage de 1866 portent un nom spécifique : le « byeong-in yangyo » (« les troubles dus aux Occidentaux pendant l’année byeong-in »).

« Cette décision a été prise contre l’avis de la Bibliothèque et contre l’avis du Ministère de la culture qui depuis des années ont toujours plaidé pour des formules de retour avec réciprocité ou contrepartie (échange, prêt croisé ou par rotation, …). Ils sont aujourd’hui désavoués. »

« Depuis des années »: il serait souhaitable de préciser qu’il s’agit essentiellement de la période où Jacques Sallois était médiateur dans cette affaire, donc en 1999 et 2000. Ce dernier rappelle la solution alors proposée : « Ayant ensuite découvert que les pages de nos exemplaires étaient bordées de rouge, ce qui signifiait qu’elles étaient destinées au souverain, tandis que celles des exemplaires restant en Corée étaient bordées de noir, j’ai convaincu les conservateurs qu’un prêt croisé était possible: la France prêtant ses «rouges» et la Corée prêtant ses «noirs». »

L’idée consistait à faire circuler les manuscrits tout en respectant le principe d’inaliénabilité qui protège les œuvres entrées dans le patrimoine français. Mais cette solution n’a jamais abouti et Français et Coréens en sont restés à un statu quo progressivement devenu conflictuel sous l’effet de l’intense lobbying mené par les Coréens en vue de médiatiser cette affaire. Ainsi, l’ONG Munhwa Yondae (« Action Culturelle ») avait intenté une action en justice en janvier 2007 auprès du tribunal administratif de Paris (elle a été déboutée le 24 décembre 2009).

« Cette décision prive la Bibliothèque nationale de France d’un ensemble remarquable de documents qu’elle s’est attachée à conserver, restaurer, inventorier, pour les mettre à la disposition des chercheurs comme elle le fait pour les très nombreux fonds étrangers qu’elle a collectés depuis le 16ème siècle, témoignant ainsi de sa grande considération pour le patrimoine des cultures étrangères et de son désir de le mettre au service de tous. »

L’argument tient ici à l’appauvrissement des collections de la BnF. Nul ne peut nier que la restitution des manuscrits à la Corée, même sous la forme actuelle d’un prêt renouvelable de cinq ans afin de contourner le principe d’inaliénabilité, « prive » la BnF d’un ensemble « remarquable ». Notons pour notre part que l’utilisation de ce qualificatif « remarquable » souligne, certes, le grand intérêt intellectuel et esthétique de ces manuscrits. Mais il est bien faible pour décrire l’intensité émotionnelle qu’ils provoquent chez les Coréens. Pour ces derniers, les manuscrits ne sont pas seulement « remarquables » mais absolument essentiels à la connaissance de leur histoire et de leur patrimoine.

Dans leur souci de mettre en avant toute l’attention qu’ils donnent aux œuvres qui leur sont confiées, les conservateurs oublient de mentionner un petit détail à propos des manuscrits coréens. Ces derniers ont été « découverts » en 1975 dans les fonds de la BnF par une historienne coréenne, Mme Park Byeong-seon. Cette découverte d’une immense émotion pour les Coréens, qui croyaient ces manuscrits définitivement perdus, a lancé la bataille pour leur restitution.

Partant de là, on est en droit de poser plusieurs questions :

  • Dans quelle mesure la BnF s’attachait-elle à « conserver, restaurer, inventorier » ces manuscrits avant leur découverte par Mme Park et la demande de leur restitution par la Corée, donc entre 1867 et 1975 ? En quoi cette période de plomb de 108 ans témoigne-t-elle de la « grande considération » de la BnF pour ces manuscrits ?
  • Comment, depuis leur découverte en 1975, ces manuscrits ont-ils été mis « au service de tous » par la BnF ? Une exposition a-t-elle été organisée pour les mettre en valeur et les rendre accessibles aux publics français et coréen ?

La question de cette accessibilité des manuscrits, cette fois-ci non pas au public mais aux chercheurs, reste problématique. En effet, la BnF ne manque pas de rappeler qu’elle s’est conformée aux accords franco-coréens en facilitant l’accès des manuscrits aux historiens coréens. C’est là le point de vue français. La tonalité n’est pas du tout la même du côté coréen. Ainsi, en janvier 2002, une délégation coréenne a pu examiner les livres en question. Et cette visite n’a pas laissé de bons souvenirs si l’on en croit le témoignage d’un membre de cette délégation. Strictement encadrés et surveillés par le personnel de la BnF, les chercheurs n’ont été autorisés à consulter qu’un seul livre à la fois dans une lourde atmosphère de suspicion et de méfiance. Par ailleurs, les Coréens ont été consternés de constater que la BnF avait apposé son sceau sur les précieuses archives royales.

« Sous un habillage de prêt renouvelable tous les cinq ans, cette décision vaut restitution de fait, en contradiction avec le droit, qui ne permettra au mieux que des retours épisodiques des œuvres en France et ne manquera pas de conforter, voire de susciter, des revendications de restitution que certains pays présentent de façon toujours plus soutenue aux archives musées et bibliothèques partout dans le monde. »

Si le principe de l’inaliénabilité a été contourné sous la forme d’un prêt renouvelable de cinq ans (comme il le fut déjà en 1993 lorsque François Mitterrand avait rendu un manuscrit aux Coréens au moment de la négociation du marché du TGV en Corée – ci contre, cliquez pour agrandir l’image), il semble que la véritable angoisse des conservateurs est de voir s’ouvrir la boîte de Pandore des revendications de restitution. Je vous renvoie ici à l’article en deux volets Les cultures nationales à l’assaut des musées universels.

Dans cet article, notamment dans la deuxième partie, j’analysais cette notion récente de « musée universel » mise en avant ces dernières années par les grands musées européens et américains. Il s’agit de couper l’herbe sous le pied des pays revendiquant la restitution de leurs biens culturels en déracinant les œuvres de leur dimension nationale pour leur donner un sens commun à toute l’humanité. Du coup, si les œuvres étaient restituées, elles retrouveraient leur dimension nationale d’origine, et donc s’appauvriraient en perdant leur universalité.

Cet argument est extrêmement fragile dans la mesure où l’on ne voit pas en quoi cette universalité ne pourrait pas s’exprimer ailleurs que dans les grands musées européens et américains. Les Coréens l’ont bien compris quand ils ont rempli le formulaire d’inscription des manuscrits à l’Unesco en tant que Mémoire du monde en mentionnant « l’idéologie confucéenne universelle » qui s’y exprime. Par conséquent, à présent que cette inscription est validée à l’Unesco, le désarroi de ce responsable de musée cité par le Monde et s’exprimant sous couvert de l’anonymat à propos de la restitution des manuscrits coréens, perd tout son sens : « Où placer la limite ? Prenons les frises du Parthénon, qu’Athènes réclame à Londres. C’est un bien d’intérêt national pour la Grèce. C’est aussi une œuvre universelle. »

Les arguments de Lang, Berger et Saltzmann

« A l’occasion du déplacement du président de la République, Nicolas Sarkozy, à Séoul pour le G20, un ancien différend entre la France et la Corée du Sud a connu un heureux dénouement : un accord a enfin pu être trouvé permettant le retour sur le sol coréen des manuscrits royaux de la dynastie Joseon. Cette collection unique de manuscrits est aujourd’hui divisée entre Séoul et Paris. Près de 300 volumes précieux ont en effet été emportés en France à la fin du XIXe siècle par l’amiral Roze, à la suite d’une expédition de l’armée française en Corée. »

Contrairement aux conservateurs, les auteurs replacent les manuscrits coréens dans leur contexte historique. Là où il est dit que les manuscrits sont « arrivés » à la BnF, il est écrit qu’ils ont été « emportés » en France. Le point de vue passe de la dimension patrimoniale française à la dimension historique coréenne. C’est là le hiatus majeur entre les opposants et les tenants de la restitution.

« Or, ces manuscrits, conservés à la Bibliothèque nationale de France, constituent un témoignage historique tout à fait unique et essentiel pour la Corée, car ils recensent en détail les prescriptions protocolaires, les cérémonies, la vie de la cour sous la dynastie Joseon, de 1392 à 1910. Ils mélangent textes et illustrations réalisés avec minutie par les meilleurs calligraphes. Un tel patrimoine documentaire n’a pas d’équivalent dans le monde, ni en Orient ni en Occident, et l’Unesco l’a d’ailleurs inscrit au registre international Mémoire du monde. Ces manuscrits constituent l’un des ciments essentiels de l’identité historique et culturelle coréenne, et leur portée symbolique est, de ce fait, très importante au pays du Matin-Calme. »

Notons une confusion ici : les manuscrits de la BnF ne peuvent pas recenser la vie de la cour de 1392 à 1910 dans la mesure où ils ont été emportés par les Français en 1866. Ceci dit, suite au pillage, il est vrai que les Coréens ont poursuivi l’écriture des uigwe jusqu’en 1910, moment où l’occupation japonaise a mis fin à cette tradition.

Le point de vue de l’histoire et de l’identité nationale de la Corée est fortement affirmé. Si les auteurs n’oublient pas que ces manuscrits ont une dimension universelle du fait qu’ils n’ont « pas d’équivalent dans le monde », ils prennent soin de la distinguer de la valeur nationale.

« L’importance de ce fonds documentaire historique pour la mémoire du peuple coréen est telle que son statut est sans commune mesure avec celui d’autres œuvres patrimoniales qui font l’objet de différends ici ou là. Cette histoire ne ressemble donc en rien à une restitution d’œuvres d’art classique. »

Ce point de vue de la valeur nationale afin d’exprimer le caractère unique des manuscrits pour les Coréens ne va cependant pas de soi. En effet, en voulant insister sur cette importance des manuscrits « pour la mémoire du peuple coréen », les auteurs soulèvent malgré eux des questions problématiques qui pourraient se retourner contre leur argumentaire.

Où se situe en effet la frontière entre le document historique qui trouve sa valeur dans la mémoire nationale du peuple concerné et l’œuvre d’art classique dont la valeur dépasse le cadre national pour toucher les autres peuples ? Qui en décide ? Et cette frontière n’est-elle pas par nature fluctuante selon les intérêts, la vitalité économique et l’influence politique des parties prenantes, le pays propriétaire de l’œuvre spoliée et le pays demandeur de sa restitution ? La grille de lecture de cette frontière ne serait donc pas anhistorique, vraie de tout temps et figée une bonne fois pour toutes, mais dépendante de la situation présente, construite dans l’histoire et sujette aux variations de l’avenir, tout comme l’identité nationale des pays concernés.

« En 1993, François Mitterrand avait ouvert la voie et remis un premier volume à la Corée, malgré les réticences des conservateurs des bibliothèques français. Il avait aussi promis que le reste des manuscrits retrouverait le sol coréen. »

Là, c’est parole contre parole. Jack Lang était auprès de Mitterrand en 1993 au moment où ce dernier a « forcé » le personnel de la BnF à rendre un manuscrit aux Coréens (les conservateurs auraient remis une mallette sans la clef, ce qui aurait obligé les autorités françaises à la forcer pour pouvoir rendre le livre aux Coréens). Mais Jacques Sallois, alors directeur des musées, estime que Jack Lang est fidèle à un « engagement présumé » de Mitterrand et qu’il n’y avait selon lui « aucun engagement écrit, ni oral d’ailleurs ».

« En permettant le retour des manuscrits encore conservés à Paris, sous la forme d’un prêt renouvelable tous les cinq ans à la Corée, le président de la République ne tient pas seulement une promesse de son prédécesseur : il accomplit un geste unique, souverain, un geste d’amitié symbolique fort envers un pays qui suscite un intérêt grandissant chez nous, les effectifs sans cesse croissants d’étudiants inscrits en coréen à l’université le démontrant. […] Les signataires de cet article […] sont convaincus que la solution ainsi trouvée ouvrira un chapitre plus fructueux encore des relations culturelles et intellectuelles entre la France et la Corée. »

L’argumentation des auteurs s’affaiblit fortement dans ce passage. En effet, elle repose sur deux éléments extérieurs à la question :

1. La restitution serait la démonstration de la capacité du président de la République à effectuer un geste « unique » et surtout « souverain », à l’image du geste de François Mitterrand qui, en 1993, avait rendu un manuscrit par le fait du prince. Bref, ce serait un geste « mitterrandien » qu’accomplirait ainsi Nicolas Sarkozy. Les auteurs – mais ne faut-il pas surtout y voir la marque de la fascination nostalgique de Jack Lang pour la geste mitterrandienne ? – retournent là maladroitement les critiques de très nombreux commentateurs qui voient dans cette décision unilatérale de restituer les manuscrits une occasion supplémentaire de polémiquer sur les dérives autoritaires de Nicolas Sarkozy.

2. La restitution serait un « geste d’amitié symbolique fort » envers un pays dont la langue est de plus en plus étudiée en France. Que vient faire ici l’apprentissage de la langue coréenne ? Si l’on suit cette logique, il faut se préparer à vider les musées de toutes leurs collections d’art chinois si l’on prend en compte l’explosion du nombre d’étudiants apprenant le chinois. Enfin, on ne procède pas à une telle restitution pour sa seule dimension symbolique. Ou bien, si tel est le cas, alors il faut donner raison à ceux qui ne voient dans cette restitution qu’une forme de diplomatie de la culture visant à consolider les relations bilatérales entre la France et la Corée du Sud.

Ils ne le disent pas mais les auteurs savent certainement qu’en 2015 et 2016 la France et la Corée fêteront le 130e anniversaire de l’établissement de leurs relations diplomatiques. Voilà qui sera l’occasion d’ouvrir « un chapitre plus fructueux » et d’intensifier les échanges culturels mais aussi économiques avec un pays extrêmement dynamique.

Autrement dit, l’argumentation des auteurs s’appuie clairement sur une grille de lecture présente (étudiants apprenant le coréen) et future (ouverture d’un chapitre plus fructueux) pour donner à ce « fonds documentaire historique » une dimension nationale étrangère au patrimoine français et à l’universalité de l’œuvre d’art classique.

Prenons parti…

Une fois n’est pas coutume, je vais prendre parti : la décision de restituer à la Corée ses archives royales est une excellente chose. Dans le fond, cette décision est une excellente chose, pas dans sa forme, car on peut avoir des réserves sur le fait du prince et les arguments avancés ci-dessus pour le justifier. Pourquoi une excellente chose ?

Parce que ces archives constituent un trésor national du peuple coréen et une mémoire essentielle de la Corée qui – dois-je le rappeler? – a été envahie plus de deux mille fois dans son histoire ! Son patrimoine a ainsi été éparpillé dans le monde entier et nous devrions essayer d’imaginer un seul instant quelle serait notre réaction si un chercheur français découvrait par hasard que les archives royales françaises du IXe siècle à 1792 dormaient depuis plus d’un siècle dans le fonds documentaire d’une bibliothèque américaine.

Parce qu’un cas particulier ne signifie pas une règle générale. Certes, le risque demeure de voir d’autres pays réclamer des œuvres spoliées. La France aura alors un dialogue à entamer, elle y sera forcée et ce n’est pas forcément une mauvaise chose. Un travail de mémoire est à faire et, afin de ne pas voir leurs musées se “vider” (verbe souvent utilisé par les tenants d’une ligne dure à l’égard des demandes de restitution afin de diaboliser ces dernières), les conservateurs devront faire preuve d’imagination et d’initiative.

Parce que la mise en valeur de ces documents sera mieux assurée par les Coréens que par les Français. N’en déplaise aux spécialistes français, ils ne sont certainement pas plus qualifiés que les chercheurs coréens en matière d’histoire, de civilisation et de langue coréennes. Il serait temps de cesser de sous-estimer intellectuellement ceux que nous ne connaissons pas. Enfin, si quelqu’un avait quelque inquiétude quant aux conditions de conservation, qu’il fasse un tour au Musée national de Séoul qui n’a rien à envier aux musées français, bien au contraire.

* * *

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Quelques suggestions de lecture:

10 Comments

  1. Benjamin PELLETIER

    @ Hanguk – Le débat est loin d’être clos et la restitution n’a pas encore eu lieu. On peut parier que certains feront tout pour retarder l’échéance. Pour ma part, si j’ai pris partie dans l’article ci-dessus, il ne s’agit pas de prosélytisme mais d’un appel à prendre en compte les enjeux historiques et, au-delà de la question légale, de peser les arguments des uns et des autres en les dédramatisant.

  2. Merci beaucoup pour cet article très détaillé. Notamment, je trouve intelligent de distinguer la forme (dont certains se servent comme un arbre pour cacher la forêt) du fond, à savoir l’intégrité morale de la France (qui se targue des Droits de l’Homme et de son sens de la justice humaniste au dessus de tous soupçons liés à la Real Politik) et le droit à la propriété culturelle pour des pays colonisés (ou colonisables) et pillés.

  3. Bonjour Mr Pelletier, je fais un documentaire sur les manuscrits coréens. J’aimerais vous rencontrer pour éventuellement vous interviewer. Seriez-vous favorable ?
    Si vous connaissez des personnes historiennes, parlementaires ou autres prêts à témoigner n’hésitez pas !!
    En vous remerciant
    Jenny

  4. Benjamin PELLETIER

    @ Bardelaye – je vous ai répondu en privé.

  5. Bonjour,
    Si on s’en tient uniquement à l’origine du Pays où une oeuvre a été produite, effectivement, les musées occidentaux vont s’appauvrir. Pourquoi est-ce vous voulez le nier?
    N’est-ce pas trop rapidement relativiser l’Histoire que de nier également la réalité d’une époque pour une autre?
    Vous prétendez que de dire que les musées vont inéluctablement se vider serait le discours “des tenants d’une ligne dure à l’égard des demandes de restitution afin de diaboliser ces dernières”. Etes-vous sûr qu’il s’agisse de diaboliser quand il s’agit de défendre un patrimoine?

    Ce patrimoine appartenait à la Corée et une guerre a permis que ce patrimoine appartienne dorénavant à la France.
    Faut-il donc nier que la Guerre fait partie de l’Histoire?
    Cela reviendrait à dire que l’on doit culpabiliser pour une guerre qui date de 1866?
    Selon vous, il faudrait ainsi refaire l’Histoire en partagant les bons points et les mauvais points en fonction d’une morale contemporaine.

    Quand les Nazis ont pillés des oeuvres en France, les Français sont allés les reprendre, c’est un fait.
    Les Coréens reprennent ce qu’ils considèrent être à eux en faisant miroiter un espoir d’argent… c’est un fait aussi.

    La Chine avec tous ses dollars va pouvoir reprendre tout ce qu’elle désire finalement.

    Ne jouez pas au grand défenseur du patrimoine ancestral parce que vous avez un rapport affectif à la Corée (ou pas). Dites plutôt qu’une guerre totale avec des morts a permis de prendre des richesses ici ou là et qu’aujourd’hui, c’est simplement dans le cadre d’une guerre économique où les victimes ne meurt pas violemment tout de suite, que ces trésors sont pris.

    Et surtout ne parlons pas des trésors français contemporains, j’entend par là, les technologies comme celle du TGV… volées, oui volées car indûment obtenues par les Coréens qui sont aujourd’hui les plus grands concurrent du TGV français (ils avaient acheté le TGV et ont copiés la technologie).

    Les Français doivent donc rendre des oeuvres millénaires et se laisser faire en se faisant voler l’une de leur grande richesse, qu’est le savoir-faire technologique?

    Ainsi, on pourrait imaginer un nouveau renversement du mouvement (une révolution donc)dans 100 ans, où les Français réclameront ce qui leur a été pillé?

    Bref, finalement vous refaites l’Histoire à charge contre les conversateurs qui seraient les méchants contre les gentils et très honnêtes Coréens. Un peu simpliste, non?

    En d’autres termes, la guerre économique a une arme de destruction lente mais non moins féroce qu’est la capacité de liquidités financières quand dans le passé on utilisait la force brute.

    La force brute est immorale, l’argent c’est moral quand on veut acquérir un bien. Aujourd’hui personne ne dit le contraire mais demain, on ne fera peut-être pas de différences.

  6. Benjamin PELLETIER

    @ Jean – je répondrai brièvement sur trois éléments essentiels de votre commentaire. Pour le reste, je m’en tiens aux analyses de l’article.

    1- Votre argumentation se fonde sur des considérations liées à la “guerre” entre la France et la Corée. Or, de guerre, il n’y a pas eu. L’action guerrière française est une action de représailles mais il n’y a pas eu de déclaration de guerre entre les deux pays. Du coup, les problématiques liées aux “prises de guerre” et à leur statut juridique ne concerne pas les manuscrits coréens.

    2 – Les Coréens n’ont pas “volé” le TGV français. Il a fait l’objet d’un contrat entre la France et la Corée qui comprenait un transfert de technologies: 46 rames de TGV ont été vendues à la Corée (les rames 1 à 12 ont été entièrement construites en France par les Français ; les 13 à 17 ont été en partie construites par les Français, en partie par les Coréens et les rames 18 à 46 ont été construites en Corée par les Coréens).
    Voyez l’article Un train peut (définitivement?) en cacher un autre

    3- Enfin sachez que tous les conservateurs de la BNF ne sont pas unanimes dans le refus de rendre les manuscrits coréens. Certains y sont favorables, bien que minoritaires.

  7. @Benjamin,

    1- Est-ce tous les pays en guerre se déclare la guerre avant?
    Est-ce que par le fait d’avoir déclarer ou pas une guerre à l’avance, cela permet d’être dans les clous “de la règle de droit”?

    Je crois avoir compris que s’il y a eu représailles, c’est que les intérêts français ont été mis à mal? sinon ce ne serait pas la première fois que des catholiques se font massacrer.. Ils se sont sentis légitime certainement et personne à l’époque n’a pensé que c’était illégitime.

    2- Donc, vous écrivez qu’un transfert de technologie entraîne de facto la possibilité le pays la recevant de devenir concurrent direct? Au temps pour moi, je vous crois sur “parole”.
    J’espère simplement que la France a bien vendu alors.. car sinon, aujourd’hui, ce serait indispensable de revoir la légalité d’une telle vente qui se serait effectué au détriment des intérêts de la France. Car le préjudice est non négligeable

    3- Sinon, trouvez-vous légitime que chaque pays obtiennent de la France la récupération de leur patrimoine historique auquel ils prétendent?

    Jean

  8. Benjamin PELLETIER

    @ Jean
    1- L’expédition punitive a été menée par le contre-amiral Roze qui croisait dans les parages et qui a été informé alors par un religieux français rescapé du massacre qui venait d’avoir lieu. Je ne sais dans quelle mesure il a informé sa hiérarchie de son projet de canonnage – mais vu les distances avec la France, et les communications de l’époque, j’en doute.
    2 – Sur ce point, un transfert de technologie ne s’accompagne pas de clause de non-concurrence. Les Français ont mis en avant le fait qu’il n’avait vendu à la Corée qu’un modèle ancien du TGV, et non le plus récent. Mais ils ont sous-estimé la capacité des Coréens à innover et “coréaniser” le TGV en brevetant des technologies inspirées des technologies françaises transférées. Le préjudice aujourd’hui est non-négligeable, je suis bien d’accord avec vous…
    3 – Il n’est évidemment pas question de vider les musées français mais une approche pragmatique va être de plus en plus nécessaire, notamment le développement de partenariats avec des musées et institutions de pays anciennement spoliés. Rappelons par exemple que 95% du patrimoine culturel africain est hors d’Afrique. La question va être de savoir dans quelle mesure les pays africains peuvent assurer la sécurité et la conservation d’œuvres prêtées ou exposées temporairement. A suivre donc…

  9. @Benjamin,

    1- J’ai un peu de mal à imaginer qu’un militaire français ne se tienne pas à une certaine discipline.
    S’il n’avait pas eu carte blanche, je ne suis pas sûr qu’il aurait pris l’initiative de cannoner à tout va.

    2- Je crois que vous avez raison, les politiciens Français ont sous-estimés la capacité des ingénieurs Coréens. Mais la sous-estimation, est une maladie des politiques français, ça se verifie pour la tunisie, la pénurie d’essence, l’augmentation des prix, etc…

    3- Je crois qu’il est malsain d’envisager la question sous l’angle de la capacité à protéger une oeuvre.
    A mon avis, la question n’est sûrement pas là car ça voudrait dire que les pays nouveaux riches pourront récupérer ce que les Occidentaux ont “gentillement conservé” le temps qu’ils aient pu enfin protéger leurs trésors.

    Vraiment,il me semble insensé d’envisager de faire “2 poids, 2 mesures”. Si la France donne des oeuvres qu’elle a obtenu (gagné) à travers son histoire, il faudra le faire pour tous sans exception. Sinon on rentre dans le discours Sarkozien où certains entrent dans l’Histoire mais pas l’Africain qui, parce qu’il n’aura pas assez d’argent, il ne pourra récupérer ce qui lui est dû.

    A moins que l’Africain achète des TGV aux Français, alors là…

    Ps: J’apprécie beaucoup les sujets que vous traitez. Je sais que ce n’est pas évident de tenir un tel blog.

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