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Management interculturel: décrypter les peurs

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Conjurer la peur

Légère appréhension, méfiance envers un environnement hostile, crainte de l’imprévu ou de l’inconnu, paranoïa et xénophobie, angoisse par rapport au changement, panique en cas de crise – le registre de la peur est l’un des plus larges et des plus communément partagés. Comme nous nous trouvons là au croisement de l’ordre objectif et de l’ordre  fantasmatique, c’est également l’un des plus fluctuants : ce que l’un perçoit comme menaçant, l’autre peut l’ignorer ; ce qui rassure l’un peut inquiéter l’autre. La peur a ses remèdes qui peuvent eux-mêmes être sources d’autres peurs…

Or, si la psychologie individuelle et le vécu personnel entrent pour une grande partie dans le rapport que chacun entretient avec ses propres peurs, il ne faut pas négliger certains facteurs culturels. Les frontières de l’inquiétude dépendent de contextes historiques particuliers. L’inconnu a une géographie très variable et les fantômes n’ont pas partout le même visage. Voyez ainsi sur ce sujet l’article La barrière de la peur.

En tant que décryptage des pratiques managériales et des comportements professionnels des collaborateurs et partenaires étrangers, le management interculturel ne doit pas négliger la dimension anxiogène. Le cadre international aura en effet à gérer des inquiétudes qui dépendent de critères culturels autres que les siens. A lui donc de savoir détecter chez ses collaborateurs et partenaires étrangers les signes de leur inquiétude afin de la neutraliser avant que celle-ci ne sape la coopération.

De quoi ont peur les Français ?

Que le ciel leur tombe sur la tête ! La boutade gauloise est connue et souvent reprise comme affirmation héroïque d’une attitude sans peur et sans reproche. Le Français s’avoue difficilement ses peurs, indice de faiblesse selon lui, et préfèrera faire preuve de morgue, voire d’arrogance, plutôt que de se montrer poltron. Or, cette attitude révèle en creux un réel malaise. Parmi les pays qui développent un fort contrôle de l’incertitude, la France se place très haut (selon les analyses de Geert Hofstede) et, comme il est rappelé dans l’article Sécurité des données IT en France : facteur humain et facteur culturel, les Français se classent derniers depuis de nombreuses années sur la confiance accordée aux autres.

Ce n’est pas le sujet de développer ici les multiples inquiétudes des Français. En revanche, il peut être éclairant d’établir – comme le fait Philippe d’Iribarne dans Penser la diversité du monde – quelle est la peur fondamentale des Français. Héritage de dix siècles de monarchie et d’une société hiérarchisée marquée par des différences de statut et de prestige, elle est ainsi identifiée par d’Iribarne : la crainte d’une position servile. Cette peur d’entrer dans un rapport de subordination perçu et vécu comme servilité s’accompagne de son double : le refus de se soumettre à plus fort que soi, la résistance à l’obéissance, la contestation de l’ordre, la jouissance de frustrer le puissant ou le supérieur de l’exercice de son pouvoir.

Immédiatement, on comprend en quoi l’exercice de l’autorité est complexe en France. Il s’accompagne très souvent d’une conflictualité qui peut aller jusqu’à la rupture. Pendant des siècles, une société aristocratique exerçait son pouvoir directement sur une domesticité considérée comme appartenant à un ordre humain inférieur et, indirectement, sur un tiers-état exploité au bénéfice d’une minorité. Si, avec la période révolutionnaire, l’égalité des droits a procuré une égalité de dignité, la société a peu évolué dans ses fondements, conservant une aspiration à la grandeur et à la noblesse incompatible avec l’idéal d’égalité (voir par exemple l’article Culture du jugement et jugement de la culture).

En termes de management, il résulte de cette situation conflictuelle une très problématique culture du service et de la relation client. Voyez ainsi l’article ainsi que mes commentaires sur Le CRM à la française : un problème culturel ? A la racine de ces phénomènes se trouve la difficulté pour les Français d’entrer dans un rapport interindividuel en déséquilibre du fait des différences de statut et de position. Ce sera donc à la raison, à la rationalité de l’intellect, de corriger ce déséquilibre de façon à ce que le rapport de subordination s’efface derrière le rapport d’intelligence à intelligence.

Dans leur livre intitulé French management : elitism in action, Jean-Louis Barsoux et Peter Lawrence reprennent les résultats d’une célèbre enquête sur le management menée dans dix pays d’Europe. Voici la proportion d’employés qui sont d’accord avec l’affirmation suivante : « J’obéis aux instructions de mon supérieur seulement si ma raison est convaincue » :

Graphique raison

Pourquoi un tel résultat pour la France ? Parce que plus qu’ailleurs la crainte d’apparaître dans une position servile exige du donneur d’ordre qu’il accompagne ses instructions d’explications rationnelles établissant un équilibre d’intellect à intellect faisant passer au second plan la distance hiérarchique (sur l’importance de ce dernier élément en France, voir le second graphique de l’article L’art du caméléon : enjeux culturels).

Il sera donc impératif d’éclairer sur les motifs et intentions, de repérer les incompréhensions et méprises, bref de créer un rapport d’égal à égal qui, même s’il est illusoire, est nécessaire à la coopération. Or, ce n’est pas toujours le cas. Ainsi, à plusieurs reprises lors de mes formations en management interculturel, les participants m’ont fait part de leur démotivation du fait du manque d’explication de la part de leurs supérieurs sur les objectifs à atteindre et sur les raisons des actions initiées. Ils avaient ainsi le sentiment que les ordres assignés soit faisaient d’eux de simples exécutants – ce qui offensait leur dignité, soit correspondaient à une prise de position de leur supérieur ne valorisant leur travail qu’à des fins personnelles – ce qui sapait l’esprit d’équipe.

De quoi les autres ont-ils peur ?

Les exemples qui suivent[1. les exemples des Etats-Unis, de l’Inde, de Bali, du Cameroun et du Mexique proviennent du livre de d’Iribarne] permettent de saisir la diversité des craintes fondatrices qui travaillent en arrière-plan les sociétés en question. Par suite, le management interculturel doit intégrer ces spécificités dans l’approche des pratiques managériales :

1. Aux Etats-Unis, la peur fondamentale des Américains concerne l’éventualité d’une perte de maîtrise du destin individuel à cause d’une intrusion d’autrui. Nul ne doit régir l’existence des autres. Si la défense de l’intérêt privé prime sur tout, c’est que dans l’univers américain tout est menacé, tout est menaçant pour l’individu.

Il faut donc se préserver des autres, surtout lorsque ces autres sont assemblés en une masse étatique perçue non comme la garantie de la volonté générale comme un risque d’ingérence dans les affaires personnelles. Travailler avec des Américains exigera ainsi que l’on respecte cette soif d’autonomie et l’on prendra garde à toute remarque ou proposition qui, aussi généreuse soit-elle, pourra être perçue comme une dangereuse mise sous tutelle.

2. En Inde, ce qui prédomine, c’est la crainte de la souillure. D’une part, la forte hiérarchisation de la société implique une forme de nausée à l’idée du contact avec les échelons inférieurs ; d’autre part, elle entraîne la crainte de déchoir de son rang. Or, cette double structuration basée sur la mise en distance de l’inférieur et la peur de céder son rang se retrouve dans les entreprises.

Ainsi, je me souviens d’une anecdote racontée par un Français lors d’un de mes séminaires interculturels. Venant de prendre ses fonctions en Inde comme directeur de site, on lui propose une voiture de fonction. Ayant remarqué les embouteillages et résidant à proximité de son bureau, il refuse de prendre une grosse cylindrée et, désignant le parking de l’entreprise, demande une des petites voitures qu’il y aperçoit. Un mois plus tard, toujours pas de voiture de fonction. Un Indien lui explique, paniqué : « Nous ne voulons pas venir à bicyclette. » Autrement dit : si le patron adopte une voiture du même standing que ses employés, ceux-ci vont se déclasser automatiquement pour ne pas faire l’affront d’avoir un véhicule identique à celui du patron. Sans le vouloir, le Français avait créé un mouvement de panique…

3. A Bali, la société est marquée par la crainte de l’irruption des émotions. On retrouve cet élément notamment au Japon. Dans ces pays, l’étiquette exige de retenir les vives émotions pour ne pas faire éclater l’identité publique conventionnelle. La crainte sous-jacente est que les émotions trop vives ne soient l’indice d’un possible chaos ou déchainement de violence. L’harmonie sociale est alors la pierre de touche des rapports interindividuels.

La cohésion sociale prime ainsi sur l’expression individuelle. Cette dernière doit se conformer à des codes sociaux rigoureux pour qu’elle soit circonscrite dans un cadre acceptable par tous. C’est là un élément qu’on retrouve dans nombre de sociétés insulaires, donc marquées par une limite territoriale stricte, sans échappatoire en cas de violence civile. Il sera impératif dans le contact professionnel avec ces populations de faire preuve de retenue, ce qui ne va pas de soi quand on vient de sociétés où l’expression du négatif est plus spontanée (en France, par exemple – voyez ainsi le cas analysé dans Comment perdre 50 millions d’euros pour 1 euro…)
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4. Au Cameroun, nous avons affaire à une tout autre dimension anxiogène. Il s’agit de la crainte de ce que les autres trament contre soi, même les plus proches, la famille, les amis, les connaissances. Des intentions cachées sont dissimulées derrières les intentions apparentes. Le visible comporte une part d’invisible dont il faut se prémunir. D’où, comme le note d’Iribarne, la difficulté d’instaurer au Cameroun un système d’assurance-vie dans la mesure où le bénéficiaire sera suspecté d’avoir œuvré pour la mort de l’assuré.

Si cette dimension est au Cameroun plus saillante qu’ailleurs, on la retrouve également dans des sociétés qui se disent rationnelles. Ainsi, la prolifération des théories du complot dans les sociétés occidentales est un indice de malaise grandissant dans le rapport des individus à un monde réel de plus en plus complexe. C’est dans ce contexte qu’il faut également intégrer la défiance grandissante en France entre employés et employeurs. La médiatisation des patrons-voyous délocalisant ou fermant leur usine dans le dos de leurs employés ne fait que renforcer l’idée que des intérêts cachés président au destin de chacun.

5. Au Mexique, la peur fondamentale tient à la crainte d’être privé de l’appui d’autrui et d’être livré à sa propre impuissance. Chacun s’insère dans une structure d’entraide et d’assistance mutuelle où la solidarité est la valeur cardinale pour conjurer l’impuissance.

Or, le Mexique est en même temps un pays fortement hiérarchisé. Dès lors, des proximités horizontales se développent pour pallier aux distances verticales. L’angoisse creusée par la distance hiérarchique est compensée par le groupe d’appartenance. Dans le cas d’une interaction professionnelle avec les Mexicains, il sera de toute première instance d’identifier le groupe auquel s’identifie votre partenaire ou collaborateur. Par ailleurs, dans le cas d’une coopération avec un Mexicain en France où il règne également une forte distance hiérarchique mais couplée à un individualisme élevé, il faudra prendre garde à créer un minimum de relations interpersonnelles autres que professionnelles.

6. En Corée du Sud, mais aussi au Japon et en Chine, la peur de perdre la face prédomine. Il faut tout faire pour éviter les malentendus, la mésentente, la gêne. La Corée étant le pays le plus fortement confucéen au monde, les rapports entre individus obéissent à des codes formels stricts où prédominent le respect des aînés et l’appartenance à divers groupes sociaux concentriques autour du noyau familial.

Une grande entreprise française implantée au Canada avait nommé un Coréen directeur de la sécurité. Or, au bout d’un certain temps, il est apparu que ce Coréen ne faisait jamais de reporting négatif, ce qui pourtant était le cœur de sa fonction : signaler les problèmes et les failles de sécurité. Le reste de l’encadrement s’est aperçu que ce Coréen avait peur de perdre la face s’il signalait le négatif. Travaillant pour la première dois dans un environnement français, il ne parvenait pas à s’ajuster à cause de la trop grande place accordée par les Français à l’individu.

Sécurité pour les uns, peur pour les autres

Ces quelques exemples doivent nous faire réfléchir quant aux facteurs culturels qui interviennent dans les situations anxiogènes. Ainsi, les remèdes que les uns apportent à leurs craintes ne sont pas universellement valables. Il se peut même que ce qui sécurise les uns angoisse les autres.

En effet, si l’autonomie est un remède à la crainte de l’intrusion d’autrui, elle peut angoisser ceux que l’interaction avec les autres rassure au premier chef. Les explications rationnelles qui accompagnent les instructions peuvent brouiller la position d’autorité. Une trop grande proximité interpersonnelle nécessaire ici peut engendrer ailleurs de la méfiance. Une impersonnalisation des rapports interindividuels rassure ceux qui valorisent le résultat immédiat et le court terme mais elle sape toute coopération pour ceux qui privilégient l’appartenance à un groupe.

Chacun cherche à s’affranchir de ses propres peurs mais pas les mêmes ni de la même manière. Une part de notre dimension culturelle consiste justement à nous donner les moyens de conjurer ce qui nous menace. Il est donc impératif d’apprendre à décrypter ses propres peurs et celles des autres. Assurément, il n’est jamais productif de mener les hommes en les effrayant mais il encore plus préjudiciable de mener des hommes sans savoir qu’on les effraie…

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4 Comments

  1. Bonjour !
    J’ai lu votre article avec attention et je n’arrive pas à comprendre pourquoi l’interculturel ou le multiculturel doit faire peur… Il suffit de se préparer à l’avance, de connaître un minimum les valeurs et la culture du pays, et surtout de garder l’esprit ouvert. Je fais régulièrement appel à une entreprise spécialisée en management interculturel. Et je peux dire que ça roule comme sur des roulettes : je n’entends plus parler d’incompréhension entre les employés de mon entreprise… Je trouve que le management interculturel est la solution aux petites difficultés liées aux différences culturelles…

  2. Benjamin PELLETIER

    Bonjour, vous avez bien raison, l’interculturel ne doit pas faire peur, bien au contraire. L’article que vous venez de lire ne concerne pas la peur de l’interculturel mais les raisons culturelles des peurs. Le management interculturel a justement pour vocation de sensibiliser aux contextes culturels étrangers de façon à limiter les risques de conflit culturel. Or, si l’on ne comprend pas ce qui inquiète l’autre et qui est propre à son contexte culturel, on risque par une maladresse d’accroître cette inquiétude sans même le savoir…

  3. Benjamin PELLETIER

    @ Bibi12,
    Vous remarquerez que je me suis permis de supprimer dans votre commentaire le lien vers “l’entreprise spécialisée en management interculturel”.

    En effet, comme vous interveniez déjà le 31 décembre sous le pseudo de Bossard pour promouvoir ce même cabinet qui jouit d’une excellente réputation, j’ai pensé qu’il n’était pas nécessaire de décrédibiliser cette juste notoriété par une publicité un peu trop apparente. Vous m’en saurez gré, je n’en doute pas.

    Je suis charmé et honoré que mon modeste site attire votre attention. Sachez que je ferai un tour au salon Mondissimo. Nous pourrions échanger sur les questions interculturelles si vous le désirez.

  4. Pingback: Retraites : sommes nous le peuple élu ? « #hypertextual

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