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Les poubelles du XVIème

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Paris, ville communautaire

J’habite dans le XXème arrondissement, à l’Est de Paris. Tous les jours, je me rends dans le XVIème arrondissement où j’ai un petit bureau d’où j’écris ces lignes à présent. D’est en ouest, j’effectue donc quotidiennement la traversée de Paris en métro, un trajet de 45mn porte à porte, soit 9km à vol d’oiseau. Comme l’indique le sens du mot « traversée », il s’agit bien d’un déplacement d’une extrémité à l’autre. La carte des revenus moyens des familles parisiennes suffit à l’illustrer :

Près de mon bureau, il y a un petit Franprix. Sur chacune des trois caisses figure une surprenante affiche où il est inscrit en gras : « Les billets de 500 et 200 euros ne sont plus acceptés » (pour ceux qui en douteraient, allez voir le Franprix de la rue Mozart, entre les métros La Muette et Ranelagh). Côté XXème, ce sont les chèques qui ont tendance à ne plus être acceptés, à défaut de fournir cinq pièces d’identité, ses empreintes digitales et un prélèvement d’ADN.

J’ai déjà rencontré un résident du XVIème qui n’avait jamais mis les pieds dans le XIIème, et encore moins dans le XXème – une telle éventualité éveillant chez lui le même dégoût et le même effarement que de s’imaginer au fin fond du souk d’Islamabad. Ce n’est pas une caricature. Ce cas est loin d’être unique, et l’inverse est également vrai : très nombreux sont les habitants du XXème qui n’ont jamais mis les pieds dans le XVIème, et qui ne s’y rendraient que contraints et forcés, au pas de charge et en se bouchant le nez.

Autrement dit, l’espace parisien est à la fois restreint et fragmenté en de multiples communautés sans rapport les unes avec les autres. Ces communautés le sont dans la forme (regroupement par statuts et codes sociaux communs) mais bien peu, voire pas du tout, dans le fond (les interactions entre membres d’une même communauté sont très rares). Prompts à dénoncer les communautarismes des immigrés et de leurs descendants, notamment des Maghrébins, Africains de l’Ouest et Chinois, les Parisiens sont en réalité extrêmement communautaires, mais ils sont seuls : leur fait défaut le sens de la solidarité et de la convivialité des immigrés issus de cultures collectivistes.

Le communautarisme parisien implique également une difficulté à naviguer dans différents milieux et à s’adapter à d’autres codes sociaux. L’ancrage territorial est également culturel, avec l’identification de chacun à des normes spécifiques qui, au sens propre, définissent une normalité exclusive. La très importante distance hiérarchique qui affecte les communautés et l’espace qui les structure entraîne pour le résident du XVIème amené à vivre dans le XXème un sentiment de déclassement et de déchéance tandis que le résident du XXème amené à vivre dans le XVIème vivra ce changement comme une ascension.

Soulevons le couvercle… des poubelles !

Partant chaque le matin du XXème, je descends les poubelles. Voilà une activité originale qui méritait amplement d’être signalée ici. Mais, vous savez quoi ? Revenant le soir du XVIème, je descends à nouveau les poubelles ! Les poubelles du XVIème sont-elles plus belles ? me demanderez-vous avec une folle impatience. Quitte à vous décevoir, les poubelles du XVIème ressemblent en tous points à celles du XXème : une verte, une jaune pour le recyclable, une blanche pour le verre, rétablissant ainsi une juste équité entre Parisiens de statuts inégaux réunis sous le même étendard vert-jaune-blanc.

Mon séjour dans le bureau du XVIème m’oblige à soulever plus souvent que les autres le couvercle de la poubelle jaune, celle des recyclables. A chaque fois, je suis surpris par l’incohérence qui règne dans ses entrailles. Aujourd’hui, par exemple, il y avait deux bouteilles de verre alors que la poubelle blanche se trouve à deux mètres, et plusieurs sacs plastiques remplis alors qu’il est indiqué sur le couvercle que les sacs doivent être vidés dans la poubelle. Parfois, ce sont des déchets alimentaires qui s’y trouvent. A aucun moment, strictement aucun, je n’ai constaté que le contenu de la poubelle des recyclables correspondait exactement aux instructions figurant sur son couvercle. Quant à la poubelle verte des déchets généraux, il est inutile de préciser qu’on y trouve très souvent des bouteilles de verres et des recyclables.

Pourquoi ? Pourquoi un tel désordre ou, mieux encore, pourquoi une telle désobéissance par rapport aux règles qui régissent l’acte tout simple de jeter ? Mais est-ce différent dans le XXème ? me demanderez-vous avec une impatience insoutenable. Certes, le civisme des poubelles est loin d’être parfait mais – en tout cas dans mon immeuble – on ne rencontre que rarement un tel chaos dans la poubelle jaune. Serait-ce que cet acte de trier et de jeter n’est pas aussi simple ni anodin qu’il en a l’air et qu’il revêt une symbolique particulière ?

Brève psychologie de l’incivisme des poubelles dans le XVIème

Pourquoi certains dans le XVIème ne respectent jamais les instructions en matière de tri sélectif ? En y réfléchissant, je vois cinq raisons majeures dans cette forme d’incivisme:

  • Raison 1 : par sensualisme

Illustration : « Les poubelles, c’est dégoûtant, ça pue et c’est sale. »

Le sensualisme désigne le raffinement extrême des sens. L’homme de goût, l’homme à la sensibilité très développée, aux sens aiguisés et éduqué aux bonnes manières, l’esthète donc, c’est également l’homme du dégoût. Les goûts ne se développent que simultanément avec les dégoûts. Il faut apprendre à reconnaître et à repousser loin de soi le sale, l’abject, l’immonde et le vulgaire pour distinguer et embrasser le propre, le beau, le raffiné et le noble. Que cela lui plaise ou non, l’homme de goût est par définition, et avant tout, un grand dégoûté. Exprimer son dégoût, c’est par contraste faire preuve de goût.

Les poubelles contiennent donc ce qui s’oppose au caractère de l’homme de goût. Il fera tout pour limiter le contact avec elles car la poubelle lui rappelle d’où il vient. C’est l’occasion de faire preuve de goût et de placer ici une citation de L’érotisme de Georges Bataille, : « Nous avons vite fait d’oublier le mal que nous devons nous donner pour communiquer à nos enfants les aversions qui nous constituent, qui firent de nous des êtres humains. »

  • Raison 2 : par moralisme

Illustration : « Les poubelles, c’est vil, ça rabaisse ceux qui les touchent. »

La boue a souvent été la métaphore de la souillure et de la déchéance morales, au sens où l’on traîne quelqu’un dans la boue en souillant sa réputation ou bien où l’on tire quelqu’un de la boue en le sortant de sa déchéance. La boue, c’est aussi le matériel par opposition au spirituel, le premier étant associé à l’immoralité du corps et le second à l’élévation de l’âme. La poubelle est lieu de la boue, elle est ramassée par les éboueurs ou les boueux, si l’on reprend ces anciennes appellations pour un travail que nul ne souhaite pour lui-même et ses enfants.

Se pencher sur le contenu des poubelles, c’est donc se confronter symboliquement à tout ce qu’une âme saine réprouve. Et pourtant, il y a tout un monde dans les poubelles, ces archives du temps présent. Voilà l’occasion de faire une deuxième fois preuve de goût en évoquant maintenant la rencontre entre Zola, le romancier de la boue, et Mallarmé, le poète de la pureté. A Mallarmé qui se faisait l’écho des critiques de l’époque reprochant à Zola de se complaire dans la description du vice dans ses romans, Zola a répondu en substance – si je puis dire – que, pour lui, la merde, c’était du diamant. « Oui », a répliqué Mallarmé, « mais le diamant, c’est plus rare ».

  • Raison 3 : par puritanisme

Illustration : « Loin de moi, ces saletés, je ne veux pas les voir. »

Il s’agit là d’une extension de la raison précédente. A présent, l’individu refuse de voir ce qu’il considère comme vil. Il s’abstrait de l’abject et devient incapable de penser à ses propres ordures, sécrétions, déjections et autres excréments. Il fera tout pour ne pas avoir à se confronter à ses propres déchets, tout comme il fera tout pour ne pas avoir à se confronter au vice. Les saletés, c’est toujours les autres, et jamais lui-même. Du coup, les poubelles, c’est du bout des doigts qu’il les touche et il s’en débarrasse le plus vite possible.

  • Raison 4 : par aristocratisme

Illustration : « Ce n’est pas à moi de le faire. »

S’occuper des poubelles, c’est là la tâche des concierges et des éboueurs, voire du personnel de maison le cas échéant. Celui qui se représente sur l’échelle sociale à forte distance hiérarchique des concierges et des éboueurs n’apprécie pas de déchoir de son rang, ne serait-ce qu’un instant au moment de trier et de sortir les poubelles. Et il n’est pas plus désireux d’obéir aux instructions qui figurent sur les couvercles des poubelles. Les ordres, il les donne, il ne les reçoit pas. D’ailleurs, son rang lui permet de s’émanciper de nombreuses règles, et il ne voit pas pourquoi il aurait à se soumettre à de telles futilités. Et il aime montrer qu’il peut jeter comme il veut ce qu’il veut. Car, finalement, le vrai luxe n’est pas d’acheter mais de pouvoir jeter avec désinvolture ce qu’on a acheté.

  • Raison 5 : par je-m’en-foutisme

Illustration : « De toute façon, ça ne sert à rien. »

C’est l’incivisme banal, sur fond de scepticisme savant. On sait comment ça se passe, on a lu des articles, on sait bien que les déchets seront de toute façon mélangés, on sait bien que le tri sélectif, ce n’est qu’une goutte d’eau dans un océan de pollution. Et puis, il y a eu de la corruption et des scandales autour des marchés de la collecte et du recyclage des déchets. A quoi bon faire des efforts en vain ? Alors, on balance tout dans la même poubelle, avec la bonne conscience de celui qui a toutes les excuses morales et intellectuelles pour s’en moquer. Et, finalement, c’est aussi la petite jouissance d’aller à l’encontre de la tyrannie écologique du moment. Bref, c’est une forme de snobisme.

De cette liste non exhaustive des motifs qui poussent à l’incivisme des poubelles dans le XVIème, j’en conclus qu’aura plutôt tendance à s’y livrer celui qui :

  • affiche des goûts très raffinés
  • craint la souillure morale et physique
  • refuse la réalité dans toute sa complexité
  • s’identifie à un rang et un statut élevés
  • désobéit par snobisme intellectuel et moral

Sans généraliser à l’ensemble des résidents du XVIème ni promouvoir une quelconque lutte des classes, je constate cependant que ces différentes raisons interviennent à un degré ou à un autre dans le fait de se garer momentanément n’importe où, de ne pas jeter soi-même les restes de son plateau au MacDonald’s de la rue de Passy, de considérer avec mépris les employés d’origine indienne du Franprix qui luttent courageusement contre les billets de 500 euros, et avec autant de mépris les déménageurs, les ouvriers du bâtiment et les clients de couleur qui s’aventurent dans les boutiques sans le code vestimentaire et le langage adéquats.

Bref, voilà une comédie humaine aussi immuable que les murs de Paris. En témoigne cet extrait du chapitre CCCCV intitulé Boueurs du Tableau de Paris de Louis-Sébastien Mercier (publié en 1783) :

« Le bourgeois tenu de balayer sa porte, ne la balaie pas, ou la balaie lâchement. La police avait établi des balayeurs, à charge de faire payer à chaque maison une légère contribution : mais le bourgeois qui redoute la plus petite taxe, parce qu’il sait par expérience qu’elle ne fait que croître et embellir, s’est refusé au paiement. On attend sans doute que le bourgeois récalcitrant en ait jusqu’aux oreilles et qu’il crie. Alors il se soumettra de bonne grâce à la régie des balayeurs, qui me semblent de toute nécessité. Les servantes et les valets s’acquittent très mal de cet emploi devant la façade des maisons ; et puis le balai ne va point jusqu’au ruisseau du milieu, parce qu’à Paris, plus qu’ailleurs, chacun y est pour soi et qu’on s’inquiète peu de l’intérêt général. En attendant que ce procès entre la bourgeoisie et la police soit vidé, le riche qui va en carrosse s’en moque, et la boue ferrugineuse vole sur celui qui ne veut pas payer et sur celui qui paierait bien volontiers. »

* * *

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