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Le jardin tropical de Paris: friche mémorielle de la France coloniale

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Le jardin tropical de Paris: un voyage dans le temps

Non, la photo ci-dessus, ainsi que celles qui illustrent cet article, n’ont pas été prises lors d’un voyage dans un lointain pays exotique. Elles ont été prises il y a deux jours au Jardin d’agronomie tropicale de Paris. C’est un lieu retiré, peu connu, peu fréquenté, qui semble hors du temps mais qui, en réalité, est en plein dans le temps, dans l’histoire, dans la mémoire parcellaire et polémique de la France coloniale.

Quand on forme des cadres français à l’expatriation ou des cadres étrangers au contexte français des affaires, on se heurte inévitablement à des perceptions et des représentations de l’autre qui ont une longue histoire. Le formateur doit mettre à jour les biais culturels qui parasitent la compréhension de l’autre. Or, ces biais sont souvent encore à l’œuvre lorsqu’il s’agit des relations entre Français et ressortissants des ex-colonies de la France. Il est donc fondamental de s’intéresser à l’histoire de ces relations, non pour se glorifier ou se lamenter, mais pour comprendre et déminer les préjugés des uns et les rancœurs des autres.

J’ai déjà évoqué à plusieurs reprises en quoi cette histoire pesait encore sur des problématiques actuelles, pour ne pas dire brûlantes. Vous avez ainsi pu lire des articles consacrés aux efforts de pays spoliés auprès des grands musées pour récupérer leurs biens culturels, aux traumatismes causés en Côte d’Ivoire par la colonisation française, mais aussi au cas de Tidjane Thiam, patron du groupe Prudential, formé à l’excellence intellectuelle par la France mais obligé de s’expatrier en Grande-Bretagne pour faire carrière. Dernièrement, je vous ai fait le compte-rendu de ma visite au palais de la Porte dorée, haut lieu de mémoire de la France coloniale, qui abrite la Cité nationale de l’histoire de l’immigration.

Dans la continuité de ce dernier article, je vous invite aujourd’hui à une promenade au Jardin d’agronomie tropicale. Situé à l’est du bois de Vincennes, en extrême bordure, au-delà du Parc floral et du lac des Minimes (suivez ce lien pour plus de précisions sur sa localisation), il peut tout à fait rester inaperçu si vous ne prenez pas le temps d’analyser le plan du bois de Vincennes et de décider de faire un incroyable voyage dans le temps, à la fois riche d’histoire et… d’oubli.

1899-1907 : de l’agronomie coloniale à l’Exposition coloniale

En 1899, le France a besoin d’optimiser l’exploitation agricole de ses colonies. Il s’agit d’améliorer le rendement des cultures locales de ces terres lointaines, mais aussi d’y introduire de nouvelles espèces plus rentables au niveau du marché mondial. Le Jardin d’essai tropical est donc créé pour expérimenter plants et semences en provenance des colonies. En 1902, il accueille l’Ecole Nationale Supérieure d’Agronomie Coloniale (ENSAC).

Le bâtiment de l’ENSAC existe toujours mais, comme tous les autres du jardin tropical de Vincennes, il tombe en ruine :


C’est ainsi que les Français introduisent le riz au Sénégal, bousculant l’agriculture traditionnelle. Dans un récent reportage diffusé Arte, Main basse sur le riz, consacré à la crise du riz de 2008, le président du Sénégal, Abdoulaye Wade, a rappelé en quoi cette nouvelle dépendance alimentaire créée par les Français a provoqué un déséquilibre environnemental (destruction des cultures et des sols), social (imposition de nouvelles habitudes alimentaires) et économique (dépendance par rapport au riz asiatique payé par les revenus du commerce de l’huile d’arachide à destination de la France).

De mai à octobre 1907, le jardin accueille une Exposition coloniale qui transforme radicalement le site. Pendant six mois, deux millions de visiteurs se pressent pour visiter les pavillons des colonies (Indochine, Congo, Tunisie, Madagascar, Guyane, Réunion) ainsi que les cinq villages exotiques  avec leurs habitants indochinois, malgaches, kanaks, dahoméens (béninois), congolais. Les visiteurs peuvent également admirer une ferme soudanaise, un campement touareg et un centre de dressage d’éléphants indiens.

Au vu du succès rencontré, il ne faut pas négliger l’enjeu économique d’une telle exposition. Et pourtant, il ne s’agit que d’une « modeste » exposition coloniale qui s’inscrit dans toute une série d’événements de ce type. Un article du Monde diplomatique consacré aux « zoos humains » recense ainsi une trentaine d’exhibitions ethnologiques entre 1877 et 1912. Ainsi, certains éléments de l’Exposition coloniale de 1907 à Vincennes proviennent de l’Exposition coloniale de 1906 qui s’est tenue à Marseille.

Visite du Jardin d’agronomie tropicale : la mémoire et l’oubli

Dans un article précédent à propos du palais de la Porte dorée, vous avez pu voir en quoi ce bâtiment renvoie dans son architecture à l’Exposition coloniale de 1931 (huit millions de visiteurs). Lors de cet événement, de très nombreux et majestueux pavillons avaient été construits tout autour du lac de Vincennes. Ces pavillons n’existent plus aujourd’hui. Ce n’est pas le cas de ceux de l’Exposition coloniale de 1907 au Jardin d’agronomie tropicale. Ces bâtiments existent encore, la plupart en ruine, certains ont été détruits par des incendies (par exemple, le pavillon du Congo a brûlé en 2004).

Voici le plan du jardin, ainsi que quelques photographies des principaux pavillons :

 

Voici le portique chinois qui marque l’entrée du jardin, photos de 1928 et 2010 :


Une fois franchi le portique, vous trouvez sur votre gauche le pavillon de la Tunisie où l’on pouvait découvrir les spécialités et productions locales :


Voici la serre du Dahomey (Bénin) :


Le pavillon de la Guyane :


La petite pagode rouge :


Elle a été construite en 1992 en lieu et place de la maison de la Cochinchine victime d’un pillage et d’un incendie criminel en 1984. Il est à noter que cette pagode rouge a été construite sur l’initiative de l’Association Nationale des Anciens et des Amis de l’Indochine et du Souvenir Indochinois (ANAI). Car c’était là un souvenir cher aux Vietnamiens dans la mesure où, durant la première guerre mondiale, des blessés des colonies asiatiques étaient soignés dans ce pavillon de la Cochinchine. L’empereur Khai Dinh avait décidé en 1919 de consacrer ce pavillon aux âmes des morts vietnamiens pour la France. En 1922, il était venu lui-même s’y recueillir avec son fils. Voici une photographie de ce pavillon avant son incendie en 1984:


Le mémorial vietnamien :


Le pont tonkinois et le monument aux morts cambodgiens et laotiens :

Enfin, le pavillon du Congo en 1907, détruit par un incendie en 2004 :

Une friche mémorielle

Je vous laisse le plaisir de découvrir le reste du jardin pour le jour où vous pourrez vous-même le visiter, notamment les ruines du kiosque de la Guyane ainsi que les autres monuments aux morts dédiés aux soldats des colonies ayant combattu aux côtés de la France lors de la première guerre mondiale.

A ce sujet, on peut s’interroger sur le message envoyé aux ex-colonies lorsqu’un pays comme la France, si avide de célébrations et de monuments historiques, laisse ces témoignages de reconnaissance dans un jardin en friche où subsistent les ruines et les restes calcinés de l’Exposition coloniale de 1907. Depuis quelques années, l’Etat a cédé à la Mairie de Paris ce jardin. Malgré la restauration du pavillon de l’Indochine, la mise en valeur d’un tel patrimoine ne semble toujours pas d’actualité. Il y a pourtant urgence, d’ici quelques années il ne subsistera plus rien de ces vestiges uniques.

Il est manifeste que cet état d’abandon est tout à fait symbolique de l’état d’abandon de la mémoire collective au sujet de l’histoire coloniale de la France. Par là, on prend toute la mesure de la dimension politique de l’histoire et du patrimoine. Si le Jardin d’agronomie tropicale est dans un tel état, c’est qu’il n’y a aucune volonté politique d’affronter cette mémoire en le restaurant. Car, en France, restauration équivaut trop souvent à glorification et devoir de mémoire à repentance. Or, il ne s’agit de livrer ni à l’une ni à l’autre mais d’opérer un nécessaire travail de compréhension.

Sans cela, les biais culturels qui déforment notre perception et notre représentation de l’autre continueront de saper la relation et la coopération avec les peuples des ex-colonies. Et, en retour, le perception et la représentation qu’ils se font de nous-mêmes resteront biaisées par ces vestiges mal assumés d’une époque révolue.

Quelques suggestions de lecture:

4 Comments

  1. Bonjour,

    je suis journaliste indépendant, je prépare 1 article sur l’exposition coloniale de 1931, à l’occasion du 80e “anniversaire” l’an prochain.

    Je cherche à savoir s’il reste des vestiges des pavillons, comme c’est le cas pour l’exposition de 1907 dont vous parlez dans votre article.

    Merci d’avance pour vos précisions

    Cordialement,

    Aymeric Barrault

  2. Benjamin PELLETIER

    @ Aymeric, je vous renvoie là à l’article Autopsie d’un haut lieu de la mémoire coloniale dans la mesure où le bâtiment qui abrite aujourd’hui la CNHI est le vestige le plus imposant de l’Expo de 1931.
    Il y a également le zoo de Vincennes qui a été construit pour l’Expo et à l’entrée du lac (en face de la CNHI) le monument commémoratif. Il faudrait voir si le temple bouddhiste du lac de Vincennes n’est pas également un vestige de cet événement. De même, il serait intéressant de voir si le restaurant à verrières sur l’île du lac n’a pas été construit pour l’Expo. Je ne peux vous en dire plus…

  3. Cher Benjamin,

    J’ai fait en 1990 un magistère en sciences sociales appliquées aux relations interculturelles mais n’ai pas prolongé plus loin mon exploration dans ce champ d’études. Cela pour vous dire que votre démarche ne m’est donc pas étrangère et que je la trouve très intéressante .
    Aujourd’hui, 16 mars 2012, je suis allée voir le jardin d’agronomie tropicale. C’est en cherchant des renseignements à son sujet que je suis tombée sur votre article.
    Je peux vous dire qu’il s’est dégradé depuis! Le plus étrange, c’est que la Mairie de Paris incite à le visiter dans plusieurs de ses bulletins et dans des journaux gratuits. Or on ne peut qu’être indigné quand on constate dans quel état il est laissé, visiblement non entretenu depuis des lustres. Mais le bois de Vincennes lui même est une espèce de friche entre le monde bourgeois des jolies villas de Vincennes, les quelques putes qui ont leur camionnette sur la route qu’empruntent les bus pour aller Allée de la Porte jaune justement. Maintenant que les feuilles n’ont pas encore poussé on ne peut pas ne pas voir les tentes des SDFs. C’est à pleurer. Alors pourquoi restaurer et entretenir le jardin tropical ? Bref. Cependant on y a installé d’intéressantes sculptures en planches, donc quelque chose se passe,un imperceptible mouvement d’intérêt…

    Votre analyse est tout à fait pertinente. Merci pour les liens que vous donnez et notamment l’article “Autopsie d’un haut lieu de la mémoire coloniale”.
    A bientôt à vous lire.
    Je garde le lien de votre site dans mon marque page.
    Elena Lionnet

  4. Benjamin PELLETIER

    @Elena – merci pour ce petit compte-rendu: il est vrai que je n’y suis pas retourné depuis que j’ai rédigé cet article en avril 2010. J’avais également pris les photos qui figurent dans l’article. Si en effet les dégradations se sont accentuées en deux ans, c’est tout à fait navrant… J’y retournerai un de ces jours pour m’en faire également une idée.

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