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Expatriation: d’un monde à l’autre

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“La Chine et l’Inde ont dominé l’économie mondiale du Ier siècle après J.-C. jusqu’à 1820. Les deux derniers siècles de domination occidentale constituent l’exception qui confirme la règle.” Kishore Mahbubani, Le défi asiatique

Une profonde mutation

Depuis plusieurs années, on pouvait noter de la part des grands groupes européens une nette tendance à limiter les expatriations. Le nombre de postes proposés à l’expatriation a ainsi été divisé par deux en dix ans. Deux raisons principales à ce phénomène : la nécessité de réduire les coûts liés à l’expatriation et la mobilisation grandissante des ressources humaines locales.

Avec la crise actuelle, ce mouvement va s’amplifier avec une désoccidentalisation croissante des fonctions de management dans les pays d’implantation et, a contrario, une internationalisation du management dans les pays occidentaux. Ce n’est pas là le seul effet des difficultés économiques actuelle mais, plus profondément, la conséquence directe et concrète de l’émergence d’un monde multipolaire où l’Occident n’a plus le monopole ni sur les compétences, ni de façon plus générale sur la puissance, qu’elle soit économique ou politique.

De nombreux groupes français font de plus en plus partir leurs expatriés en contrat local. « En acceptant de partir à ces conditions, les jeunes nous montrent leur capacité à être mobiles », se justifie Yves Faissier, DRH du groupe Pernod Ricard. Un cadre d’un groupe français du luxe se retrouve ainsi en Chine aux mêmes conditions qu’un Chinois. Les entreprises ont également de plus en plus recours aux missions de courte durée, voire au commuting. Cette formule consiste à conserver la domiciliation du cadre en France tout en l’affectant à un poste situé dans un pays frontalier de la France ou peu éloigné (ce qui peut tout de même concerner un pays du Maghreb), ce qui ne va pas sans poser de problèmes en termes de dépense d’énergie dans les allers-retours mais aussi de fiscalité…

Outre les moyens de déplacement qui réduisent les distances, la technologie permet d’éviter une présence physique permanente. Téléconférences, vidéoconférences et communication par email sont bien évidemment des moyens indispensables pour gérer des équipes éloignées. Mais elles peuvent parfois pousser à l’extrême une relation impersonnelle, proprement virtuelle. Parce qu’on ne peut pas être partout, on l’est de moins en moins.

C’est ainsi qu’on en vient à devenir le patron d’une équipe invisible, pour reprendre le titre d’un article des Echos. Ce mode de management virtuel peut tout à fait convenir aux personnes très autonomes et individualistes mais il est totalement inadéquat dans un contexte où prédominent les relations personnelles et un fort collectivisme, ce qui est le cas de la majorité des pays émergents. De plus, il limite au strict minimum la communication non-verbale et rend très compliquée la résolution des conflits. Enfin, la direction s’éloigne de l’employé local jusqu’à l’effacement, ce qui n’est pas favorable pour créer une relation de confiance et de fidélité.

La fin d’une époque

Si l’expatriation au sens d’un mouvement du pays développé vers un pays en développement perd de son prestige, c’est essentiellement parce que les compétences locales lui font concurrence. D’une part, du fait d’un niveau de formation des cadres locaux équivalent aux pays développés et désormais enrichie d’une expérience significative dans leur propre pays ; d’autre part, du fait du retour des immigrés, expatriés et étudiants dans leur pays d’origine. On notera ainsi que 40 000 expatriés se sont réinstallés en Chine en 2006 contre 7 000 en 1999. Entre autres nationalités, ce mouvement touche également fortement les Indiens (35 000 retours en 2006)[1. Chiffres donnés par Kishore Mahbubani dans Le défi asiatique]. L’un d’entre eux déclarait à la BBC en 2005 : « En ce moment, l’Inde ressemble à une start-up excitante alors que l’Occident a l’air d’une grande société engourdie. »

L’une des conséquences non négligeables est que l’expatrié occidental ne peut plus se revendiquer d’une position privilégiée ou d’un statut prestigieux pour en imposer à ses collaborateurs locaux. Alors qu’il venait subordonner la réalité locale à son mode de pensée et de fonctionnement, il doit maintenant composer avec cette réalité, s’insérer en elle et mettre en œuvre des méthodes de management interculturel.

Or, cette nouvelle attitude lui demande de faire l’effort de renoncer aux acquis de plusieurs décennies où l’expatriation était idéalisée comme accès à des conditions matérielles incommensurables par rapport au train de vie local, comme mission civilisatrice des peuples ignares et sous-développés et comme expérience exotique de la différence radicale.

Des voix se font entendre dans les pays émergents pour tenter de mettre en garde l’Occident contre une tentation réactionnaire face à la montée de puissances nouvelles qu’il perçoit comme une menace. Dans son livre, Le défi asiatique, Kishore Mahbubani s’efforce d’expliquer le monde à travers ce qu’il appelle le regard des non-Occidentaux. Parmi tous les éléments culturels asiatiques qui n’entrent pas dans les catégories occidentales, il en pointe un en particulier : le pragmatisme. Or, il va falloir en effet faire preuve de beaucoup de pragmatisme pour affronter cette complexité nouvelle du monde qui rejaillit directement sur les pratiques et relations professionnelles.

Une complexité nouvelle

L’effort d’adaptation au contexte local n’est pas seulement exigé de la part de l’expatrié. Il faut bien comprendre que nous avons changé complètement de mode de fonctionnement, ici même, en Occident, en France, dans notre vie professionnelle quotidienne. C’est par exemple ce grand groupe français de l’énergie qui va perdre d’ici 2012 la moitié de ses effectifs pour cause de papy boom. Les nouvelles recrues seront la plupart étrangères et formées en France, parfois durant deux années avant de regagner leur poste dans leur pays d’origine.

Ainsi, il n’est pas rare que tel cadre, ingénieur ou technicien français ait en même temps dans son équipe un Russe, un Chinois, un Brésilien et un Tunisien, situation inimaginable il y a une quinzaine d’années à peine. Inimaginable également le cas d’une usine de sidérurgie en Roumanie. Alors que certains employés ont connu la période Ceaucescu, l’usine a été rachetée par des Allemands avant de passer entre les mains de Mittal qui a imposé un management indien. Le rachat d’Arcelor par Mittal a amené aujourd’hui un directeur français qui doit composer avec des collaborateurs indiens et des employés qui ont connu le management soviétique, puis allemand. Autre exemple: Décathlon a en France des équipes encadrées par des Chinois.

Si le projet de l’A380 a montré toute la difficulté de faire coopérer des Français et des Allemands (voir les articles L’A380, décollage de l’entente franco-allemande ? et France-Allemagne, des murets culturels), on réalise avec ces exemples à quel point en France les problématiques de coopération multiculturelle sont une réalité quotidienne. Une mauvaise expérience avec l’encadrement, une difficulté d’adaptation au contexte français, un conflit culturel quelconque, et l’entreprise risque de perdre son investissement dans des ressources humaines locales extrêmement difficiles à recruter.

Dans le cas du groupe français qui doit renouveler la moitié de ses effectifs, son DRH me faisait part de son inquiétude dans la mesure où après les deux années de formation en France une certaine partie des collaborateurs étrangers échappait à l’entreprise, soit parce qu’ils ne voulaient plus quitter la France, soit parce que, à leur retour, ils se faisaient recruter par un concurrent de leur pays. Dans ce dernier cas, aux coûts de ces échecs il faut ajouter le coût incalculable que représente pour l’entreprise une perte d’informations souvent stratégiques que détiennent des profils hautement qualifiés.

Les enjeux économiques liés à une expatriation réussie (voir l’article Le taux d’échec des expatriations) se doublent donc aujourd’hui du défi de l’impatriation. Encore une fois, le management interculturel ne doit pas être réservé à la seule expatriation. Quand j’ai l’occasion de former au contexte français des cadres étrangers travaillant en France, je constate ainsi leur désarroi face à certaines de nos pratiques. C’est le Roumain désemparé par trop d’autonomie, le Tunisien dont on se méfie, l’Espagnol heurté par la froideur des relations, le Coréen qui se sent agressé par des critiques trop directes, le Chinois avec lequel on communique trop par écrit, le Suédois qui ne supporte plus la rigidité de nos rapports hiérarchiques.

On le voit, la logique linéaire de l’expatriation a fait place à une grille réticulaire aux multiples points de rencontre dans son propre pays. Certes, la nécessité de comprendre l’autre, d’entrer dans sa logique de fonctionnement intrinsèque est un enjeu de chaque instant, avec ses proches, ses amis, ses collègues. Mais lorsque s’ajoute à cette difficulté une dimension culturelle qui joue son rôle avec plus ou moins d’importance selon les personnes et qui produit des combinaisons relationnelles innombrables, l’effort à fournir est autrement plus difficile, gage d’enrichissement mutuel inédit mais aussi de démultiplication de risques de conflits interculturels.

Pour prolonger, je vous invite à consulter les articles Taux d’échec des expatriations et Les Français expatriés: difficultés et ressentis

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