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Entreprises, je vous hais!

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L’entreprise en tant que famille

J’avoue que cette paraphrase de Gide est un peu osée mais dans le climat actuel où il n’est question que de stress, de souffrance et de suicide au travail, il s’agit de souligner les liens compliqués qu’entretiennent structure d’entreprise et structure de la famille.

Autrement dit : l’entreprise est-elle une seconde famille ? Peut-elle et doit-elle l’être ? Et surtout quel est l’impact de la dimension culturelle sur l’attachement et l’engagement des employés vis-à-vis de leur entreprise ? Ce sont là de vastes questions et je ne livre que quelques pistes pour la réflexion.

En premier lieu, il est évident qu’en tant qu’elle rassemble des individus hétérogènes dans un espace commun pour leur intérêt personnel et pour l’intérêt de la collectivité, l’entreprise se définit avant tout comme un lieu de sociabilité. Cette sociabilité a ceci de particulier que nul – ou très peu ! – n’y a choisi ses collègues, tout comme au sein de la famille nul n’a choisi ses parents ni ses frères et sœurs.

Un autre trait les rapproche l’une de l’autre dans le fait qu’elles sont hiérarchiquement structurées. L’âge, l’expérience et la préséance due à la position dans la hiérarchie y sont des éléments déterminants dans les relations des uns avec les autres. Dans l’une et dans l’autre, des liens d’attachement se créent et, contrepartie de l’obéissance de leurs membres et conséquence des devoirs des responsables, des solidarités sont exigées, qu’elles le soient moralement ou contractuellement. Somme toute, l’entreprise est comme une vaste famille.

Ceci dit, des différences importantes sont à noter. Si l’entreprise est comme une vaste famille, les employés savent bien que celle-ci n’est pas vraiment leur famille, mais font ou sont appelés à faire comme si elle était leur famille. En effet, ils n’oublient pas que si les vrais liens familiaux sont affectifs, les liens d’entreprise sont d’abord contractuels. Par ailleurs – et paradoxalement – dans la vraie famille, l’enfant, puis l’adolescent, et enfin l’adulte affirment progressivement leur identité en s’éloignant de leurs parents, par leur personnalité et par leur activité. La famille ne se développe qu’en éclatant – ce qui ne signifie par forcément une altération de l’intensité des liens affectifs entre ses membres.

Au contraire de la famille qui a pour destin de concilier le partage d’une histoire et d’un lien affectif commun avec le devenir personnel de chacun de ses membres, l’entreprise s’efforce de maintenir les employés dans une même histoire et dans un même système de référence en oblitérant le devenir personnel. Même si l’évolution de carrière et la formation professionnelle amènent les uns et les autres à se différencier, à changer de poste ou à s’expatrier, ils ne peuvent le faire qu’à l’intérieur de la référence commune de l’Entreprise. L’employé a contracté pour s’intégrer dans un environnement, fréquenter une équipe et adopter des valeurs qui n’ont donc rien de familial.

Or, pendant sa vie professionnelle, il garde ainsi le contact quotidien avec la structure de travail tandis qu’il s’éloigne de la structure familiale. Il s’agit là d’une différence majeure. Certains poseront la question : l’entreprise n’a-t-elle donc pas pour vocation de prendre la suite de la structure familiale ? C’est effectivement le discours des entreprises extrêmement paternalistes. Mais quoi qu’il en soit, il faut tenir ferme sur la distinction entre famille et entreprise. Je reviendrai sur cette distinction.

Entreprise et famille : dimension culturelle

Auparavant, une remarque s’impose concernant l’impact des cultures nationales sur l’organisation et le fonctionnement aussi bien des entreprises que des familles. Contrairement à ce que chacun croit par rapport à ses propres références culturelles, il n’y a pas de modèle familial universel. Certes, le noyau parents-enfants se retrouve partout mais les relations entre parents et enfants sont très variables selon les cultures, qu’il s’agisse de l’autorité parentale, de l’éducation, de la place des garçons et des filles, des primautés d’âge, des questions d’héritage, etc.

Au-delà de ce noyau, les différences sont également très importantes dès qu’on pose la question : jusqu’où s’étend la famille ? Ce qui revient à se demander : jusqu’où s’étendent les solidarités familiales ? Pour en prendre conscience, demandez-vous quels sont les membres de votre famille que vous invitez à un mariage ou que vous prévenez d’une naissance ou d’un décès. Les réponses seront variables au sein d’un même pays, mais certaines grandes tendances vont se manifester.

Ainsi, pour un mariage, il y aura environ une moyenne de quatre-vingts invités en France alors qu’il y en aura trois cents en Corée et sept cents en Arabie saoudite. Les frontières de l’appartenance familiale peuvent aller au-delà des proches parents, pour s’étendre aux membre de la tribu, voire dépasser les liens du sang pour englober les membres d’une communauté bien plus vaste. Sur la multiplicité des structures familiales, je renvoie aux analyses d’Emmanuel Todd dans La diversité du monde.

Je rappelle seulement que la thèse de son livre est que « partout, la sphère idéologique est une mise en forme intellectuelle du système familial » (Seuil, p.37). Nous pouvons reprendre cette idée et constater combien la structure de l’entreprise est également une émanation du système familial. Qu’il s’agisse de comprendre pourquoi dans telle entreprise de tel pays priment l’individualisme, l’intérêt privé, la valeur du contrat ou bien le collectivisme, l’intérêt du groupe et la valeur de la parole, qu’il agisse de mettre en avant les mérites individuels, l’ambition et le goût du défi ou bien le respect de l’autorité, l’expérience et l’ancienneté, tous ces éléments ont un rapport direct avec le système familial de ce pays.

Les dangers du modèle familial

Est-ce à dire alors que l’entreprise est bel et bien une sorte de famille ?

Pour comprendre les notions d’attachement et d’engagement dans la vie professionnelle, il est nécessaire de ne pas confondre la structure de la famille propre à une culture qui permet d’éclairer la structure de l’entreprise dans cette culture avec le lien familial à strictement parler. Le risque en effet est de brouiller l’identité individuelle, de telle sorte que l’entreprise devient vraiment une deuxième famille, voire la seule famille de l’individu.

Et lorsqu’il y a rupture du lien entre l’employé et l’entreprise, soit parce que l’entreprise change de nature (voir par exemple le cas de France Telecom actuellement), soit parce que l’employé est contraint de quitter l’entreprise, il y a un risque de crise psychologique et morale : perte d’identité, chute de la motivation, rupture de la confiance, démobilisation générale.

Or, tous les efforts de l’entreprise tendent à entretenir cette identification. D’une part pour fidéliser les employés, s’assurer leur engagement et préserver l’unité de l’entreprise ; d’autre part pour les discipliner, obtenir leur obéissance et maintenir leur productivité.

Il est ainsi frappant de constater les différences d’appréciation lorsqu’un employé annonce à ses collègues qu’il va quitter l’entreprise parce qu’il a trouvé une position plus motivante et plus rémunératrice. D’après les témoignages que j’ai pu recueillir lors de mes formations, on note des réactions très contrastées selon les pays. Ainsi, aux Etats-Unis, l’employé sur le départ est félicité par ses collègues pour cette nouvelle aventure et ce nouveau défi. En France, il doit faire face très souvent à des réactions bien plus mitigées : incompréhension, déception, et même angoisse, surtout lorsqu’il annonce qu’il va s’expatrier pour rejoindre son nouveau poste. La mobilité semble beaucoup plus inquiéter qu’aux Etats-Unis. On retrouve d’ailleurs ce type de réaction en Espagne où l’ancrage régional est aussi, sinon plus, important qu’en France.

Dans les pays où règnent une structure familiale très rigide, un fort paternalisme au sein de l’entreprise et un idéal de l’emploi à vie, la moindre faille dans l’un de ces trois éléments amène une crise sociale majeure. C’est le cas du Japon où la crise économique actuelle se rajoute à une dizaine d’années de difficultés:

  • Sur le premier aspect – crise de la structure familiale – vous pouvez voir le très beau film de Kiyoshi Kurosawa, Tokyo Sonata ;
  • Sur le deuxième aspect – remise en cause du paternalisme au sein de l’entreprise – voir le témoignage de Takeshi Natsuno qui a été à l’origine de la plupart des innovations de l’opérateur nippon NTT Docomo. Il a notamment été le premier à faire du téléphone portable un portefeuille virtuel. Il y a quelques mois il a claqué la porte de NTT Docomo. Voici pourquoi: “Dans les grandes sociétés d’électronique japonaise, on demande une seule chose aux membres des conseils d’administration: avoir la cinquantaine. Le reste ne compte pas: ni le talent, ni la maîtrise de l’anglais, ni leur vision… c’est le drame d’un pays où tout le monde est salarié et où personne n’est récompensé en fonction de ses efforts. Au Japon, le directeur général d’un groupe électronique est toujours à quelques années de la retraite. Pourquoi diable se soucierait-il de ce que sera son entreprise dans dix ans?” ,
  • Enfin, sur le troisième aspect – crise de l’idéal de l’emploi à vie – voir par exemple les articles Le désarroi identitaire des jeunes Japonais et Japon: les cybercafés, asiles des naufragés de la crise.

L’entreprise ne peut survivre si elle remet en cause le système familial qui inspire son mode de fonctionnement, mais elle ne peut pas plus se maintenir si elle ne suit pas les évolutions de ce même système familial.

Et pour revenir sur le sujet principal de ce blog, il y aura toujours un risque de conflit interculturel pour les expatriés qui ont une identification trop forte au système familial de leur pays d’origine…

Quelques suggestions de lecture:

4 Comments

  1. Benjamin,

    Décidément ce blog est une mine inépuisable de réflexions et d’informations passionnantes.

    Il s’agit là d’un point très important que mets à jour selon moi : en France (et au Japon à ce que je comprends de ton analyse) l’entreprise est une autre famille.

    Cette notion là est rarement mise en avant dans le monde anglo-saxon. On parle d’équipe car il y a une vraie culture sportive de sport d’équipes. Je me demande d’ailleurs si cela ne serait pas hérité de l’histoire belliqueuse des britanniques, histoire probablement magnifiée par leur culture insulaire.

    Quoi qu’il en soit, mon sentiment est que c’est beaucoup plus approprié d’avoir cette approche qui est dépourvue de dimension affective, plus pragmatique dans un cadre professionnel. En donnant une dimension affective et familiale on complique tout.

  2. Benjamin PELLETIER

    Merci Cecil pour ces encouragements et ces remarques. En ce qui concerne la structure “familialiste” sous-jacente dans le monde de l’entreprise en France, elle apparaît notamment dans une circonstance bien précise: lorsqu’un salarié s’apprête à quitter l’entreprise soit parce qu’il a trouvé un meilleur poste ailleurs, soit parce qu’il s’expatrie. Une différence notable entre Américains ou Français quand leur collègue annonce son départ : tandis que les premiers applaudissent et souhaitent bonne chance à leur collègue pour ce nouveau challenge, les secondes s’inquiètent (“Mais pourquoi tu pars? Comment tu vas faire? Tu ne te sens pas bien ici? etc.”).

    Voilà qui est symptomatique de ce “familialisme” (plus ou moins marqué selon les pays) qui imprègne les mentalités collectives au sein de l’entreprise dans les pays latins mais aussi, pour des raisons différentes, au Japon où la fidélité à l’entreprise est une valeur fondamentale.

    Or, encore une fois, ce familialisme est une illusion – qui peut avoir ses effets positifs en créant un climat chaleureux mais dont il ne faut pas trop accorder de crédit, car plus dure sera la chute (le trauma donc) le jour où la réalité crue et cruelle de l’entreprise s’imposera, notamment en période de crise économique. Et c’est bien ce qui arrive actuellement, les traumas individuels vont s’intensifier et se multiplier avec des conséquences bien plus graves dans les pays où domine cette dimension familiale dans le management…

  3. Robin van der Sande

    Vu sur un tableau blanc dans mon entreprise :
    “Love Your Job But Never Fall In Love With Your Company, Because You Never Know When It Stops Loving You.”

    C’est un constat assez désenchanté qui rappelle à chacun que le travail salarié est souvent réduit, dès que la structure de l’entreprise dépasse une certaine taille (on a parlé de 200 personnes, je crois, nombre au-delà duquel chacun ne peut connaître tous les autres individuellement), la relation employeur-employé devient plus économique, légale voire purement statistique qu’un engagement ‘intuitu personae’ entre personnes désirant travailler ensemble pour la réalisation objectif commun.

    Plus largement, et également révélateur de problèmes inter-culturels à mon sens, la perte des valeurs observée en Occident depuis des décennies est en grande partie liée au fait que l’économique, qui, dans son incarnation la plus délirante, devient la société de consommation (beau projet d’avenir !) a pris le pas sur à peu près tout ce qui donnait aux être humains une place dans une communauté. Ce déracinement est en cours dans les pays asiatiques et au Moyen-Orient, de manière accélérée par rapport aux pays Occidentaux et avec des aspects bien particuliers liés à leur démographie, leur(s) religion(s), leurs équilibres politiques qui rendent cette évolution nettement moins paisible qu’on pourrait le souhaiter.

    Il est vrai que les structures familiales, ou communautaires, peuvent sembler a priori archaïques comparées à l’efficacité supposée des modèles aux relations plus lâches, ‘protéiformes’, capable des se reconfigurer rapidement pour faire face à une évolution de l’environnement, voire qu’une simple machine bien conçue et huilée.

    Mais il faut cependant se poser la question de savoir si le nouveau modèle proposé répond aux besoins fondamentaux d’un être humain, et si les modes relationnels traditionnels, pour peu efficaces qu’ils semblent être pour l’oeil d’un ingénieur, ne sont pas finalement le meilleur équilibre à long terme pour nous permettre de vivre en relative harmonie les uns avec les autres.

    Le raisonnement économique est utile, certes , mais les modèles économiques même les plus sophistiqués sont d’une simplicité crasse même par rapport aux êtres vivants les plus élémentaires. Dès lors, je pense qu’il est plus sage de les utiliser pour aiguiser notre curiosité, pour nous aider à nous interroger sur la complexité qui nous entoure et dont nous sommes faits, plutôt que de les ériger en modèle pour notre comportement.

    Tout cela nous ramène aux réflexions menées autour du thème de l’aliénation des êtres humains dans leur travail, et il faudra bien plus qu’un Mr Goleman et son Intelligence Émotionnelle pour remettre de l’humanité dans tout ça.

    Nous ne sommes vraiment que des apprentis sorciers…

    Suggestions de lectures:
    Hannah Arendt – La Condition de l’Homme Moderne
    André Comte-Sponville – Le Capitalisme est-il humain ?
    Vincent Lenhardt – Les Responsables Porteurs de Sens

  4. Benjamin PELLETIER

    Bonjour Robin, merci pour ces développements qui touchent au cœur du sujet tout en l’élargissant quand vous évoquez “les déracinements en cours”. En effet, la conflictualité interculturelle ne concerne pas seulement les relations entre nationalités différentes mais aussi, au sein même d’une nationalité, les relations des ressortissants entre eux lorsqu’on a affaire à de vastes mouvements de population (paysans chinois dans les villes par exemple) et à de profonds bouleversements des systèmes de valeurs ancestraux…
    Voyez par exemple la tentative d’une entreprise indienne de concilier la diversité des croyances religieuses de ses employés avec le contexte de l’entreprise moderne: http://gestion-des-risques-interculturels.com/risques/peut-on-gerer-les-croyances/

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