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Repas gastronomique français à l’UNESCO (1): Déclassement en vue ?

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Les suites d’un fiasco

Voici le premier volet d’un article en deux parties évoquant les suites de l’inscription par l’UNESCO du repas gastronomique français au patrimoine culturel immatériel de l’humanité. J’ai déjà analysé en novembre 2010 les maladresses culturelles qui ont obligé la France à ne pas candidater pour la gastronomie française mais pour le simple repas gastronomique.

Or, d’autres maladresses culturelles ont été commises suite à cette « victoire », faisant peser le risque de voir l’UNESCO retirer son précieux label à la France. Ce risque est clairement évoqué dans le New York Times du 6 janvier dernier, ainsi que dans le Canard Enchaîné du 18 janvier. La France aurait en effet tendance à détourner le sens du label de l’UNESCO pour un usage ne correspondant pas au message qu’il véhicule.

Que s’est-il donc passé depuis le 16 novembre 2010, date à laquelle l’UNESCO a inscrit le repas gastronomique des Français sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité, pour que cette inscription soit aujourd’hui menacée d’être retirée?

Rappel des faits

J’ai montré ailleurs pourquoi et comment, entre 2008 et 2010, la France est passée complètement à côté de son projet d’inscrire à l’UNESCO la gastronomie française au patrimoine culturel immatériel de l’humanité. A la suite de diverses maladresses, le projet a été réduit à son plus petit dénominateur commun, à savoir la forme du repas (le rituel) et non le fond (l’art culinaire). Voici le texte de l’UNESCO où est défini le « repas gastronomique » des Français :

« Le repas gastronomique doit respecter un schéma bien arrêté : il commence par un apéritif et se termine par un digestif, avec entre les deux au moins quatre plats, à savoir une entrée, du poisson et/ou de la viande avec des légumes, du fromage et un dessert. »

Autrement dit, un Ricard, un œuf mayo, un steak/frites, une part de camembert, une boule de glace vanille, un café/calva, et vous tenez votre repas gastronomique tel qu’inscrit au patrimoine immatériel de l’humanité. Car ce qui a gravement nui au projet initial français était la tentation de l’élitisme et de l’excellence : l’idée de gastronomie française est associée à la «haute » cuisine, aux « grands » chefs, aux restaurants étoilés et au secteur du luxe. En outre, elle contient souvent un jugement de valeur implicite plaçant la gastronomie française au-dessus de toutes les autres car, c’est bien connu, nous avons la « meilleure » gastronomie du monde.

Dans son très intéressant rapport de juillet 2008 (ici, pdf) présentant les axes stratégiques de la candidature française, la sénatrice Catherine Dumas avait bien mis en garde les autorités françaises contre ces risques culturels :

« Le terme de « gastronomie », compte tenu de sa connotation plutôt élitiste, n’est sans doute pas le terme le plus approprié pour présenter le projet. […] Plusieurs écueils seront à éviter dans la présentation du dossier : l’arrogance, le repli franco-français et l’élitisme. Il ne s’agit pas, en effet, d’un concours d’excellence, mais d’un projet que les Français devront s’approprier et qui devra, au-delà, faire écho aux différents peuples du monde. »

En effet, dans l’esprit de l’UNESCO, un dossier de candidature au patrimoine immatériel de l’humanité ne peut être accepté que pour des traditions caractérisées par deux dimensions : la valorisation de la culture populaire et la promotion du dialogue interculturel. Le 16 novembre 2010, l’UNESCO a donc fait honneur au repas gastronomique des Français – et non pas à la gastronomie française.

Qu’à cela ne tienne, la presse française a largement célébré l’inscription de la gastronomie française à l’UNESCO (cf. revue de presse) et la confusion a été entretenue pour tenter de maquiller ce fiasco en victoire. Voilà qui a mené à deux maladresses courant 2011 qui risquent à présent de coûter à la France son précieux label.

Maladresse 1 – La récupération hâtive par le gouvernement

Le 16 février 2011, soit exactement trois mois après la reconnaissance par l’UNESCO du repas gastronomique français, le gouvernement lance une grande campagne de communication afin de promouvoir à l’international le savoir-faire gastronomique français. La campagne est lancée lors d’une conférence de presse par Pierre Lellouche, secrétaire d’Etat chargé du Commerce extérieur, en présence de Christine Lagarde, ministre de l’Economie et des Finances, et de Frédéric Lefebvre, secrétaire d’État chargé du Commerce, de l’Artisanat, des PME, du Tourisme, des Services, des Professions libérales et de la Consommation.

Cette campagne a coûté deux millions d’euros, une somme modeste si on la compare – par exemple – avec les 6,5 millions d’euros dépensés pour les multiples vœux présidentiels de janvier 2012. Elle se compose de plusieurs éléments :

  • des brochures, un logo et un slogan en anglais: So French, So Good,
  • un site internet dédié afin d’informer sur les produits des terroirs et de centraliser l’information à destination des entreprises françaises souhaitant exporter,
  • des clips vidéos mettant en scène le regard d’étrangers sur la gastronomie française et montrant des chefs français et étrangers préparant des plats ensemble.

Elle vise précisément douze pays : l’Allemagne, la Belgique, l’Espagne, les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, l’Italie, le Japon, la Suède, le Brésil, la Chine, les Emirats Arabes Unis et la Russie, et mobilise Ubifrance ainsi que le réseau commercial à l’étranger. L’idée est de s’appuyer sur le coup de projecteur porté par l’UNESCO pour regagner des parts de marché à l’international.

En soi, l’opportunisme gouvernemental n’est pas critiquable. Il est même tout à fait bienvenu pour profiter des échos médiatiques de l’inscription du repas gastronomique français sur la liste de l’UNESCO. Mais respecte-t-il l’esprit et la lettre de l’UNESCO ? Un aperçu du logo permet déjà d’en douter :

Le message sous le slogan induit déjà en erreur : Gastronomie Française Patrimoine de l’Humanité, voilà qui a dû faire bondir la commission d’attribution du label de l’UNESCO qui, rappelons-le encore, ne concerne pas la gastronomie mais le repas. Tout se passe comme si, passant outre le fiasco de sa candidature à l’UNESCO, le gouvernement était revenu à son projet initial de voir la gastronomie française reconnue au patrimoine de l’humanité.

Ensuite, l’argumentaire déborde largement le cadre du label de l’UNESCO. Sur le portail internet du gouvernement français se trouve toujours le texte présentant la campagne So French, So Good. Il est dit ainsi que cette campagne est lancée « pour donner un nouveau souffle à l’exportation des produits de l’industrie agroalimentaire française ». Quelques lignes plus loin, l’objectif de cette initiative est précisé : « regagner des parts du marché mondial de l’agroalimentaire ».

Inutile de préciser que dans les couloirs de l’UNESCO la surprise a dû être grande d’apprendre que le label du patrimoine culturel immatériel de l’humanité décerné au repas gastronomique avait pour but de promouvoir à l’international l’industrie agroalimentaire de la France. C’est une grande maladresse qui dévoie le sens de cette reconnaissance et porte le discrédit sur les autres pratiques culturelles labellisées par l’UNESCO. Voyez une des vidéos de la campagne So French, So Good où à 0’38 l’amalgame est fait entre « la gastronomie, l’agroalimentaire et les arts de la table » :

 Y a-t-il eu un vent de panique devant tant de maladresses ? Une alerte concernant un risque de perte du label de l’UNESCO ? Quoi qu’il en soit le site internet http://www.sofrenchsogood.com a été fermé (même si cette curiosité se retrouve dans le cache de Google). Quant à la mobilisation des réseaux sociaux et des nouveaux outils de communication, elle a été plus que restreinte. Voyez l’exhaustivité de l’activité du compte twitter associé à la campagne So French, So Good (état au 3 février 2012) :


Maladresse 2 – Le concours d’excellence

Rappelons les recommandations de Catherine Dumas au sujet de la candidature française à l’UNESCO : « Plusieurs écueils seront à éviter dans la présentation du dossier : l’arrogance, le repli franco-français et l’élitisme. Il ne s’agit pas, en effet, d’un concours d’excellence […] » Ces avertissements sont tout à fait en ligne avec les explications de Cécile Duvelle, secrétaire de la Convention de l’UNESCO pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel :

« Il est fondamental de comprendre qu’il ne s’agit pas d’un concours, ou seuls les meilleurs seraient élus. Il n’y a pas de gagnant ou de perdant s’agissant du patrimoine immatériel. Il y a un registre de valeur subjective, la valeur que la communauté accorde à son propre patrimoine. […] Nous ne sommes pas à la recherche de l’exceptionnel ou de l’unique, mais du signifiant pour les communautés concernées. »

Le 6 avril 2011, un dîner est organisé au Château de Versailles à l’initiative de Jaume Tàpies, Président de Relais & Châteaux et de Marc Haeberlin, Président de Grandes Tables du Monde, placé sous le Haut Patronage du Président Nicolas Sarkozy. Ce repas a été préparé par 60 grands chefs pour 650 convives : « Tous ont célébré ensemble l’inscription par l’UNESCO du Repas Gastronomique des Français au Patrimoine Immatériel de l’Humanité » est-il précisé sur le site de Relais & Châteaux.

Ce dîner s’inscrit donc clairement dans la continuité de la reconnaissance par l’UNESCO du repas gastronomique français. Mais l’amalgame repas gastronomique/gastronomie apparaît rapidement sur ce même site où il est indiqué qu’il s’agissait « d’une soirée à la gloire de la culture et de la gastronomie française ». Il se retrouve également dans le carton de présentation dont voici l’en-tête :


L’excellence, l’exceptionnel, l’unique – dont justement il faut se garder pour être inscrit sur la liste de l’UNESCO – refont rapidement surface. Relais & Châteaux décrit les participants comme des convives « privilégiés » assistant à une soirée « à la gloire » de la culture et de la gastronomie française, où « ce fut l’occasion de rendre hommage aux traditions culinaires en brodant de savoureuses variations sur le thème de la grande cuisine française ». Nous sommes loin de la culture populaire, pourtant critère d’attribution du label de l’UNESCO – et d’autant plus loin que le prix du repas est prohibitif pour la plupart des Français :

Autrement dit, nombreux sont les éléments de cette soirée qui constituent autant de maladresses vis-à-vis de l’UNESCO :

  • le cadre du Château de Versailles, associé à la tradition aristocratique, au monde des privilèges et des privilégiés, au luxe et au prestige,
  • l’argumentaire faisant l’amalgame entre repas gastronomique et gastronomie et élevant le label de l’UNESCO au rang d’un titre de gloire,
  • le dîner en tant que tel, célébrant moins le label de l’UNESCO que les « grands » chefs français et étrangers et la « grande » cuisine,
  • la sélection par le prix, qui dépasse les moyens de la très grande majorité des Français.

En somme, nous nous trouvons là au cœur d’un problème culturel français identifié comme fondamental par Philippe d’Iribarne dans L’étrangeté française quand il note que la France vit dans une contradiction permanente car prise « dans une sorte de symbiose conflictuelle entre le désir de grandeur et l’idéal d’égalité ». Ainsi, le label de l’UNESCO étant supposé apporter sa reconnaissance aux cultures populaires, il a fallu proposer le simple repas car la gastronomie française est indissociable de valeurs élitistes ne pouvant être partagées par le plus grand nombre.

Mais une fois le label obtenu, il est célébré comme une reconnaissance de la grandeur de la gastronomie française, ce qui nie du même coup l’esprit du label. Il aurait fallu au contraire limiter les événements célébrant cette reconnaissance à leur dimension populaire, en prenant bien garde à ne pas restreindre le sens du label aux habitudes et pratiques d’un cercle de privilégiés, d’élus ou d’initiés. Au fond, le problème réside dans la notion de culture qui, en France, est immédiatement associée à la “grande” culture, celle qui distingue au sein d’une société les savants des ignorants, les esthètes des rustres, l’élite de la masse.

D’où justement un savoir-faire exceptionnel pour organiser un événement tel que le dîner des grands chefs à Versailles – mais très médiocre dès qu’il s’agit de promouvoir les cultures populaires.

La deuxième partie de cet article est désormais en ligne Repas gastronomique français à l’UNESCO (2): La petite cuisine du Figaro.

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Quelques suggestions de lecture:

2 Comments

  1. “c’est bien connu, nous avons la « meilleure » gastronomie du monde.”

    Absolument, et s’il y a bien une seule chose que j’aurais à critiquer dans votre passionnant article, c’est que cette phrase ne devrait pas être entachée de l’ironie que vous y mettez. Oui, la gastronomie française est la meilleure du monde, et oui, c’est bien connu. J’assume pleinement mon chauvinisme arriéré sur ce point très précis, les commentaires de mes rares connaissances de l’Étranger ayant tendance à m’y conforter.

    A vous qui vous intéressez à tout ce qui porte sur l’expatriation et ses échecs, sachez que parmi les quelques personnes de ma connaissance qui sont revenues prématurément de leur expatriation, l’une des causes majeures alléguée (à égalité avec le manque des proches) était la nostalgie de manger correctement, à heures fixes, en compagnie de “vrais” convives, entendus comme des personnes capables de rester assis une heure à table sans se forcer.

    Avez-vous déjà étudié ce phénomène, à savoir la difficulté pour un Français aux USA de supporter plus de six mois d’affilée des repas pris debout à base d’onion-rings frits et autres aberrations culinaires, ou bien ces Français en Inde que les repas “aux mille parfums” – pourtant excellents – laissent de marbre au bout de deux semaines, ou encore ceux qui, en Chine, ont le choix entre une multitude de mets qui passé un certain temps leur donnent pourtant l’impression d’avoir tous le même goût ? L’un de mes amis m’a même expliqué qu’avec le temps il avait de plus en plus de mal à réprimer deux pensées qui le déprimaient profondément : l’odeur du pain chaud et le goût d’une tomme de Savoie. Bien que l’absence d’une nourriture familière ne fut pas la cause même du retour de mes amis, nul doute que ceci a lourdement pesé sur leur humeur générale, et par la même, sur leur motivation à traverser des difficultés passagères en pays étranger.

    Bien à vous, et merci encore pour la mine d’information qu’est votre site ainsi que pour votre capacité à provoquer la remise en question et l’ouverture d’esprit.

  2. Benjamin PELLETIER

    @jimbo – Je ne rentre pas dans le débat sur la comparaison et la hiérarchisation des cultures culinaires qu’implique le jugement de valeur “nous avons la meilleure gastronomie du monde”. A quoi bon? La gastronomie japonaise a sa spécificité, sa complexité et son propre degré de raffinement, et je ne serais pas étonné qu’un Japonais estime que sa gastronomie est la meilleure du monde – même s’il aura moins tendance à l’affirmer qu’un Français. Question de retenue sur le jugement personnel et de respect des autres.
    Ce qui m’intéresse, c’est l’effet de ce jugement sur les autres, et comment il est perçu ailleurs.

    Enfin, concernant le phénomène de “nostalgie de la gastronomie” qui touche les expatriés (expérimentée personnellement en Arabie Saoudite et en Corée du Sud), les Français ne sont pas les seuls à en pâtir. La cuisine coréenne est considérée comme la plus diététique au monde. Elle a sa spécificité, sa complexité, etc. Difficile de s’adapter aux repas français, trop copieux, trop lourds, trop longs. D’où le même phénomène de nostalgie culinaire. Et on aura beau dire aux Coréens que nous avons la meilleure gastronomie du monde, le Coréen expatrié à Paris ira plutôt dans un restaurant coréen s’il en a le choix.

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