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Petites blagues et exacerbation des risques interculturels

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Retour sur un fiasco olympique

Dimanche 3 juillet 2005 – Jacques Chirac participe à un sommet informel en Russie, aux côtés de Vladimir Poutine et Gerhard Schröder. Les trois chefs d’Etat célèbrent les 150 ans de la ville de Kaliningrad et en profitent pour préparer le sommet du G8 prévu du 6 au 8 juillet.

L’atmosphère est détendue. Jacques Chirac se laisse aller à quelques plaisanteries sur les Anglais. « La seule chose qu’ils ont faite pour l’agriculture européenne, c’est la vache folle. » De toute façon, « on ne peut pas faire confiance à des gens qui ont une cuisine aussi mauvaise ». En outre, « après la Finlande, c’est le pays où on mange le plus mal. » Des plaisanteries de mauvais goût – c’est le cas de le dire – qui resteraient sans conséquence sans la présence d’une journaliste de Libération.

Lundi 4 juillet 2005 – Libération publie un article rapportant les propos tenus par le président français : Chirac amuse ses amis Poutine et Schröder à Kaliningrad, article sous-titré ainsi : Les blagues anti-Blair ont fusé lors de la fête pour les 150 ans de la ville. Le soir même, la BBC reprend les informations de Libération sans ajouter plus de commentaire, en titrant : Chirac plaisante sur la nourriture britannique.

Mardi 5 juillet – Le Guardian publie un article bien plus engagé sur les propos de Jacques Chirac : Les plaisanteries réchauffées de Chirac sur la nourriture mettent Blair en ébullition. Et surtout, il ajoute un élément majeur à propos du contexte international :

« Ses moqueries ont pu amuser M. Poutine et M. Schröder, mais n’ont probablement pas plu aux membres de l’équipe Paris 2012 en charge du lobbying auprès du Comité International Olympique réuni à Singapour. »

En effet, le mercredi 6 juillet, le CIO doit se réunir pour voter l’attribution des Jeux Olympiques 2012. Le Guardian note que, pendant que Jacques Chirac passe du bon temps en Russie, Tony Blair s’active à Singapour pour faire valoir la candidature de Londres auprès des membres du CIO :

« Alors que Tony Blair travaille pour Londres, l’absence de M. Chirac a été remarquée, mais les autorités de Paris l’ont excusé en insistant sur le fait que le président serait à l’heure pour la présentation finale mercredi, tandis que M. Blair n’y assisterait pas. »

Mercredi 6 juillet 2005 – Londres se voit attribuer les Jeux Olympiques 2012 avec 54 votes, contre 50 pour la ville de Paris. La Finlande, qui avait également fait l’objet de moqueries par Jacques Chirac, a donné à Londres ses deux votes cruciaux. Alors que Paris était pourtant donnée favorite depuis plusieurs semaines, la défaite est complète.

Lundi 29 octobre 2012 – Le Times publie des extraits d’un ouvrage de Sebastian Coe – qui était en 2005 à la tête du comité de candidature de la ville de Londres – dans lequel il décrit les dessous de la victoire britannique. Il raconte notamment comment Cherie Blair, la femme de Tony Blair, aurait précipité le départ de Jacques Chirac de Singapour, l’empêchant de faire valoir la candidature française dans de bonnes conditions :

« J’ai vu Cherie se diriger comme la tête chercheuse d’un missile vers la délégation française. Au-dessus du brouhaha sa voix a résonné haut et fort. ‘D’après ce que j’ai compris, vous avez dit des choses grossières à propos de notre nourriture’, lui a-t-elle lancé. Son mari, qui pouvait l’entendre aussi bien que moi, s’est opportunément éloigné. »

Remarques et commentaires

1) Notons en premier lieu qu’en insistant dans son livre de 2012 sur la maladresse culturelle de Jacques Chirac, Sebastian Coe parvient à un triple objectif : rehausser le rôle de Cherie Blair comme si l’obtention des Jeux Olympiques était due à son attaque directe du président français, remuer le couteau dans la plaie en insistant sur les défaillances françaises et, par conséquent, minimiser indirectement le travail de lobbying et d’influence des Britanniques qui s’efface quelque peu derrière cette insistance.

2) Par suite, il faut ajouter qu’avec ce livre Sebastian Coe impose le récit britannique de cet événement, et donc une grille de lecture bien spécifique de la victoire sur les Français. Les articles de la presse anglaise et internationale qui ont repris la thèse selon laquelle la maladresse de Chirac a fait perdre la France, sont innombrables depuis le 29 octobre.

3) Bien qu’il soit difficile d’apprécier l’impact négatif et surtout la dimension décisive des propos de Jacques Chirac, il est cependant évident qu’ils n’ont pu que desservir la position française:

  • soit en faisant apparaître le président français comme désinvolte, peu impliqué, prenant peu au sérieux cette compétition à trois jours du vote,
  • soit en parasitant la présentation du dossier français par des considérations anecdotiques sans rapport avec le projet de Paris 2012 (les rumeurs autour de l’esclandre de Cherie Blair le jour du vote),
  • soit enfin en aidant les votants indécis à faire un choix, en l’occurrence défavorable à la France (par exemple, la Finlande).

4) Les plaisanteries douteuses de Jacques Chirac n’avaient pas vocation à être rendues publiques. A ce titre, on peut s’interroger sur l’attitude de la journaliste de Libération qui savait pertinemment qu’elle envoyait un missile contre la candidature française en publiant son article l’avant-veille du vote par le CIO. Quel intérêt de lire à ce moment-là des propos de comptoir et des plaisanteries sans intérêt comme en échangent des chefs d’Etat qui s’entendent bien en privé ?

5) En contrepoint, on peut aussi remarquer la capacité des Britanniques à récupérer une défaillance française à leur avantage. Ainsi, il est difficile de croire que l’esclandre de Cherie Blair le jour même d’un vote aussi important n’ait pas été préparée. Quand Sebastian Coe note que Tony Blair « qui pouvait l’entendre aussi bien que moi, s’est opportunément éloigné », ce repli ne s’explique pas autrement. En effet, si l’esclandre avait été spontanée, assurément Tony Blair serait intervenu pour calmer le jeu. Même si Cherie Blair est connue pour son tempérament franc du collier, il est impensable que l’épouse d’un chef de gouvernement s’adresse ainsi à un chef d’Etat en public. Mais Tony Blair se replie, laissant ainsi le premier rôle à son épouse, d’où l’hypothèse d’un scandale habilement préparé à l’avance.

6) Enfin, la différence d’attitude entre Jacques Chirac et Tony Blair pour promouvoir leur dossier respectif est très significative. Tandis que le premier ne fait son apparition à Singapour que pour délivrer son discours le jour du vote, le second prend le temps de faire un travail de fond auprès des membres du CIO. Par ailleurs, Tony Blair choisit de ne pas être présent le jour du vote. D’un côté, le travail est laissé aux petites mains qui s’activent dans les coulisses pour pouvoir en récolter les fruits au moment final ; d’un autre côté, c’est l’effort fastidieux du travail de lobbying avec pour conviction que l’action d’influence exige la mobilisation de toutes les ressources.

Culture, plaisanteries et caisses de résonance

Chacun connaît la personnalité joviale de Jacques Chirac. Les plaisanteries douteuses qu’il a tenues sur la gastronomie anglaise seraient en revanche plus surprenantes venant de la part de François Mitterrand. Celui-ci donnait plus dans l’ironie mordante et le trait d’esprit. En un sens, l’humour de Jacques Chirac se veut populaire, celui de Mitterrand aristocratique. C’est Les Tontons Flingueurs contre Ridicule.

Mais dans les deux cas, il y a une conscience claire de l’importance de l’humour pour entretenir la connivence ou exclure les indésirables. Est-ce un trait culturel spécifiquement français ? Pour répondre, il faudrait faire une étude comparée du poids de l’humour dans la vie politique de différents pays. Pour ma part, je ne connais pas de telle étude.

En revanche, le fait de se laisser aller à l’humour mordant ou à l’ironie en public me semble une tendance plus fréquente en France qu’ailleurs. Autrement dit, la plaisanterie moqueuse, la remarque piquante, le compliment à double sens, la critique sarcastique, l’expression d’un jugement de valeur amusé sur les autres cultures, sont plus fréquemment le fait de Français que des autres peuples. Cela ne veut dire que ces derniers ne s’y livrent pas, mais moins souvent et, si c’est le cas, essentiellement avec des personnes très proches.

Cette tendance française à l’humour trouve ses limites dans un monde de communication en temps réel. La moindre saillie acquiert ainsi une dimension monumentale. En plaisantant avec Poutine et Schröder, Jacques Chirac ne pouvait se douter de l’écho de ses propos les jours suivants. Qu’en serait-il avec Facebook, Twitter et tous les réseaux sociaux qui renvoient déjà 2005 à une préhistoire en matière de diffusion instantanée de l’information ?

Dernièrement, il a suffi de quelques minutes d’un film américain rudimentaire mais violemment islamophobe pour enflammer les pays musulmans. Les caricatures de Charlie Hebdo ont également pris une dimension internationale via les caisses de résonance de la société de l’information. Tout porte à croire que ce phénomène d’amplification va s’accentuer, exacerbant par là même les risques interculturels.

C’est la mésaventure qui est arrivée à l’animateur Laurent Ruquier. Dans son émission On n’est pas couché du 13 octobre, il a fait une blague très douteuse – et pas drôle par ailleurs – à propos du gardien de but japonais lors du match France/Japon qui a vu la victoire du Japon 1 à 0. Comme le gardien arrêtait tous les tirs des Français, Ruquier a projeté un montage photographique où il apparaissait avec quatre bras, tout en ajoutant que c’était dû à « un effet Fukushima »:

Pas d’effet Fukushima mais, en revanche, gros effet de caisse de résonance. Car le Japon s’est plaint très officiellement de cette plaisanterie concernant une tragédie nationale toujours en cours. Le porte-parole du gouvernement japonais a annoncé que l’ambassade du Japon en France avait envoyé une lettre de plainte à France 2 en exigeant des excuses.

De même que la globalisation n’a pas mis fin aux cultures mais exacerbe les petites différences et entraîne un regain de fierté culturelle de nombreux pays et communautés, la communication en temps réel ne signifie pas le partage des mêmes références mais exacerbe les susceptibilités en augmentant les incompréhensions culturelles. L’idée que l’on peut rire de tout mais pas avec n’importe qui en prend un sérieux coup à partir du moment où n’importe qui peut savoir que je suis en train de rire de tout.

* * *

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Quelques suggestions de lecture:

5 Comments

  1. Merci Benjamin pour cette analyse très pertinente!

    Sur les 6 points soulevés, deux me semblent sortir du lot, les #4 et 6:
    – #6: Cette incapacité crasse aux dirigeants français à faire du lobbying constructif reste, en 2012, toujours surprenante. Doit-on faire un lien avec vos précédents posts sur le rôle de l’ENA dans les sphères dirigeantes et la (non) maîtrise de l’anglais? Peut être.
    – #4: L’attitude de la journaliste de Libé avait été très critiquée à l’époque. Au delà du besoin d’information (inexistant ici, il s’agit de discussions privées) on peut s’interroger sur la notion de patriotisme des élites françaises. Cette obsession à ne jamais apporter son support à ceux qui ont du succès est, à mon avis, une part importante de la fameuse ‘exception culturelle’. Je pense ici à Luc Besson, J-P Jeunet ou encore Claude Lelouch, mais aussi Jean Dujardin, sans oublier bien sûr les scientifiques (Luc Montagnier parti en Chine) et les entrepreneurs biens trop nombreux pour être cités.

    On dit souvent que les JO ont remplacé la guerre, je crois que votre analyse montre qu’il faut savoir aussi s’y préparer correctement.

    Du rire et des larmes indeed!

  2. Benjamin PELLETIER

    @Jérôme – Je dirais plutôt qu’il y a un blocage culturel – qui reste à analyser – en ce qui concerne la notion et l’exercice de l’influence. Nous nous sommes trop longtemps reposés sur l’idée de “rayonnement”, autrement dit sur l’idée que la culture française suffisait par elle-même à impressionner et séduire les autres peuples du fait de son prestige et de sa grandeur. C’est une attitude passive.

    L’influence exige d’identifier des objectifs précis, de mettre en place une stratégie et de mobiliser tous les acteurs pour parvenir à ses fins. Il faut être actif, argumenter, convaincre, adapter ses moyens de persuasion en fonction de ses interlocuteurs, identifier les leviers culturels à activer pour diffuser son message au sein du public cible, être conscient de ses points forts et de ses points faibles pour être efficace et ne pas commettre d’impair.

    En la matière, il nous reste bien des progrès à faire…

    Mise à jour du 01/04/13 – J’évoquais dans ce commentaire le “blocage culturel” au sujet de l’influence. Depuis, j’ai mis en lligne 5 article qui explorent ce blocage: Voir Le complexe de l’influence.

  3. Benjamin PELLETIER

    Ajout du 20 février 2013 – un autre exemple de “petites blagues” mal placées. Dans le Libération du 16 février, on peut lire ceci au sujet du séjour de François Hollande en Inde (lien ici):

    “Car le matin, à New Dehli, dans l’auditorium du mémorial de Neru, devant le gratin politico-culturel indien, Hollande a déclenché les rires de l’assistance, mais sans faire la moindre blague. “Des entrepreneurs que je rencontrais me disaient qu’ils avaient peur que la croissance [indienne, ndlr]ne dépasse pas 8, 9, 10%. J’en rêvais […], a-t-il déclaré. Nous, en France, nous luttons pour que la croissance ne soit pas en dessous de zéro.” Ce ne fut pas un rire à gorge déployée. Juste un petit rire pincé qui trahissait comme un sentiment de supériorité face à cette France dont l’économie est aujourd’hui alitée.”

  4. Bonjour Benjamin,
    C’est toujours avec plaisir que je lis vos analyses, toujours pointues et argumentées, et je vous en remercie.

    Comme Jerome, je note les mêmes points mais pour des raisons un peu différentes.
    -#4: L’attitude de la journaliste, elle a pu surprendre ou être critiquée à cette époque mais avec les réseaux sociaux et autres mass media, l’instantanéité dans la transmission de “pseudo-informations” aurait été plus importante. Et l’attrait du buzz dans lequel tombent les journalistes et autres membres des délégations ne va pas arranger les choses. Cela révèle une attitude primaire de plus en plus présente dans les médias, qu’ils adossent souvent à leur mission d’informations, quel qu’en soit l’impact. Le “off” n’existe plus…

    L’humour francais fait partie de notre culture, tantôt potache, tantôt moqueur, tantôt ironique voire même cynique (blague de Ruquier sur Fukushima). Mais nous semblons être incapables de l’utiliser en notre faveur… Hollande, bien à son insu, semble plus doué mais cela peut avoir l’effet inverse et amener l’investissement en France comme un don aux bonnes oeuvres.

    #6: Comme le dit Jerome, il est évident que nos élites sortent toutes du même moule, qui leur enseigne l’arrogance, le rayonnement suranné de la France de Napoleon et De Gaulle et surtout de ne pas se mêler aux basses besognes. Or l’influence est un travail de longue haleine avec stratégie et moyens auxquels nous devons tous participer, haut placés et fantassins. Les anglo-saxons l’ont compris. Exemples de T. Blair ou de B. Obama pendant les élections. Si nous voulons investir les pays émergents, et conserver des parts de marchés face à eux, il est bon d’oublier l’attitude du ‘Shoot and Run’ et de se replacer en fourmis ouvrières et ingénieuses.

  5. Benjamin PELLETIER

    @Grégory – Bien d’accord sur vos appréciations de ces problèmes et enjeux. Au plaisir.

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