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Les jardins, reflets des cultures (1) – Jardin français, jardin anglais : la guerre du goût

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« Faute de goût ta gloire s’éclipse, ô superbe Versailles ! » Alexander Pope, Epître à Burlington, 1713

Une lettre de Voltaire

En 1772, Voltaire a 78 ans. Un âge canonique pour l’époque. Il a du mal à marcher, sa vue est mauvaise, mais son esprit conserve toute sa vivacité et il se tient au courant des dernières parutions. Le 1er août, depuis son château de Ferney, il écrit une courte lettre à un Anglais, William Chambers (sources en fin d’article). Elle commence ainsi :

« Monsieur, ce n’est pas assez d’aimer les jardins, ni d’en avoir ; il faut avoir des yeux pour les regarder, et des jambes pour s’y promener. Je perds bientôt les uns et les autres, grâce à ma vieillesse et à mes maladies. Un des derniers usages de ma vue a été de lire votre très agréable ouvrage. »

William Chambers occupe une place importante dans l’évolution du goût français en matière de jardin. Architecte de formation et de métier, il a effectué plusieurs séjours en Chine dès l’âge de 19 ans. Il y a étudié l’art chinois de la décoration et de l’architecture. En 1757, il publie en anglais et en français un premier ouvrage décrivant ses découvertes. En 1772, il fait paraître dans les deux langues une Dissertation sur le jardinage oriental, texte auquel fait référence ici Voltaire qui le lit immédiatement après sa publication. Sa lettre à Chambers se poursuit ainsi :

« Je m’aperçois que j’ai suivi vos préceptes autant que mon ignorance et ma fortune me l’ont permis. J’ai de tout dans mes jardins, parterres, petites pièces d’eau, promenades régulières, bois très irréguliers, vallons, prés, vignes, potagers avec des murs de partage couverts d’arbres fruitiers, du peigné et du sauvage… »

Ce passage contient l’essentiel des éléments du débat franco-anglais sur l’art des jardins au XVIIIe siècle :

  • « J’ai de tout dans mes jardins… » : le jardin « à l’anglaise » ne sélectionne pas les éléments en fonction de leur noblesse, il contient « de tout », il cherche à reproduire le tout (la nature) par l’art du jardinier.
  • « promenades régulières, bois très irréguliers » : le jardin de Voltaire mêle le régulier et l’irrégulier, voilà un écart par rapport aux canons du jardin « à la française » qui soumet la nature à la règle, autrement dit à la géométrie et à la symétrie.
  • « du peigné et du sauvage » : un jardin « bien peigné » était un jardin propre, ajusté, bien ordonné, tandis que le sauvage, c’est la friche de la nature livrée à elle-même. Voltaire recherche pour son jardin un juste équilibre entre l’artificiel et le naturel, entre l’ordre et le chaos, entre l’intelligence et les sens.

Cet intérêt de Voltaire pour le jardin anglais n’est pas un épiphénomène, il s’inscrit dans un vaste et très important débat d’idées qui traverse l’Europe du XVIIIe siècle. Les publications et les polémiques sont innombrables en ce qui concerne l’art des jardins, avec des implications philosophiques et politiques majeures, notamment dans la France pré-révolutionnaire. Pour s’en rendre compte, il suffit de lire le numéro de juillet 1771 de la Correspondance littéraire, philosophique et critique. La Correspondance était une publication confidentielle dirigée par Grimm, puis Diderot, qui permettait aux auteurs des Lumières de contourner la censure et de toucher l’aristocratie cultivée dans toute l’Europe.

Dans ce numéro de juillet 1771 – paru un an donc avant la lettre de Voltaire – on trouve une violente attaque contre le jardin français :

« Le jardin français et le jardin anglais sont formés sur deux principes différents, ils ont chacun leurs beautés particulières. Quand nous serons défaits de la petite morgue nationale qui ne sied bien qu’aux enfants, nous conviendrons qu’il faut apprendre des Italiens et des Allemands à faire de la musique, et des Anglais à former des jardins; nous sentirons qu’il n’est pas donné à un seul peuple de rencontrer toujours le vrai, le bon et le beau, comme par privilège exclusif, et que le moins sot est celui qui renonce le plus vite à ses prétentions. »

L’auteur s’élève ici contre la prétention des Français à faire de leur conception du jardin un modèle canonique – le jardin par excellence – à côté duquel les autres formes de jardin seraient imparfaites, altérées ou inférieures. Ce modèle, c’est avant tout celui des jardins de Versailles conçus par Le Nôtre qui, auparavant, avait créé le jardin de Vaux-le-Vicomte considéré comme le premier jardin « à la française ».

Jardin de Versailles

L’article de Correspondance s’en prend ainsi violemment à Le Nôtre:

« Il crut qu’il fallait imiter l’architecture dans la formation des jardins; dès ce moment, il soumit tout à la symétrie, parce qu’en effet tout doit être mesuré, calculé, symétrisé en architecture. »

Partie d’Italie, puis développée en France avec l’apothéose de Versailles, et ensuite diffusée dans l’ensemble de l’Europe – dont la Grande-Bretagne – la mode du jardin géométrique s’atténue au fur et à mesure que se façonne un goût nouveau, celui d’un jardin qui soit moins l’émanation de la puissance du château que l’expression sublimée de la nature elle-même. Cette évolution vient des Anglais :

« Les Anglais ont suivi un principe plus simple dans la formation de leurs jardins, ils se sont proposé l’imitation de la nature champêtre. »

Les Français découvrent alors les jardins à l’anglaise dont le parc de Stourhead (conçu entre 1741 et 1780) est une des plus belles illustrations :

Parc de Stourhead

C’est donc une guerre du goût qui est à l’œuvre dans la France pré-révolutionnaire. Le jardin étant toujours relié au château, on devine que la critique des jardins implique celle de leurs concepteurs et de leurs propriétaires, et de façon plus large la remise en question d’une certaine vision du monde et d’un ordre politique établi. Le climat de liberté et de libéralisme politique qui règne en Angleterre marque fortement les Français qui y séjournent (rappelons que Voltaire y a été exilé pendant plus de deux années quand il avait 32 ans). C’est en ayant à l’esprit ces enjeux qu’il faut lire ce dernier passage de la revue Correspondance :

« Il est impossible que le système anglais ne devienne à la longue celui de toutes les nations qui ont du goût et de la sensibilité; l’ennui sera toujours inséparable de la symétrie française, vous trouverez toujours un charme inépuisable dans le système anglais. »

Le goût de Marie-Antoinette

Le premier jardin à l’anglaise en France est dû au marquis René-Louis de Girardin qui l’a fait construire à Ermenonville entre 1765 et 1776. Outre les jardins anglais qu’il admire, il est également fortement influencé par sa lecture de la Nouvelle Héloïse de Rousseau. Voici un extrait de ce roman où le personnage de Saint-Preux se promène dans le jardin créé par Héloïse :

 « Dans les lieux les plus découverts je voyais çà et là, sans ordre et sans symétrie, des broussailles de roses, de framboisiers, de groseilles, des fourrés de lilas, de noisetier, de sureau, de seringat, de genêt, de trifolium, qui paraient la terre en lui donnant l’air d’être en friche. Je suivais des allées tortueuses et irrégulières bordées de ces bocages fleuris… »

Le marquis fait venir spécialement deux cents ouvriers anglais à Ermenonville. Il prend comme conseiller artistique le peintre Hubert Robert et le jardin est achevé en 1776 :

Parc d’Ermenonville, par Boizot, 1813

Hubert Robert est en même temps chargé par le marquis Anne-Pierre de Montesquiou de créer un jardin anglais sur le domaine de Mauperthuis. Il ne subsiste aujourd’hui plus grand-chose de ce jardin dont voici une vue d’artiste :

Jardin de Mauperthuis, par Claude-Louis Châtelet

Louis XV meurt en 1774. La comtesse Du Barry doit quitter le Petit Trianon, ce domaine du parc de Versailles qui comprend un petit château et des jardins. Louis XVI offre le Petit Trianon à Marie-Antoinette. Sa position excentrée par rapport à la cour et aux jardins imposants de Versailles permettent à Marie-Antoinette de façonner ce domaine selon ses désirs.

Et les désirs de Marie-Antoinette suivent la mode du jardin irrégulier. Elle fait elle aussi appel à Hubert Robert pour construire un jardin à l’anglaise au Petit Trianon. Ce dernier s’inspire du parc d’Ermenonville pour mener à bien les travaux entre 1774 et 1778. Sur le plan du domaine ci-dessous, on aperçoit distinctement sur la gauche le jardin géométrique à la française et, occupant un plus vaste espace à l’arrière du domaine, le jardin à l’anglaise avec ses formes irrégulières :

Et voici donc le jardin anglais du Petit Trianon représenté par le peintre Pierre-Joseph Wallaert (1753-1812):

Ainsi, ces années 1770-1778 voient un développement spectaculaire du jardin anglais en France, un développement officialisé et consacré par la Reine elle-même. Or, ce n’est pas là une simple révolution dans le goût de l’époque, c’est aussi et plus profondément l’expression d’une lassitude vis-à-vis de l’absolutisme, un besoin de décentralisation et d’irrégulier, un affranchissement par rapport au pouvoir et à la règle, bref l’émergence d’un désir d’ailleurs et d’autre chose – premiers signes d’une révolution sociale et politique à venir dix ans plus tard.

Mais il faut bien prendre en compte que ces signes précurseurs ne sont pas apparus spontanément dans les années 1770, ils étaient déjà en gestation au temps même de la splendeur de Versailles, comme si l’apothéose de sa grandeur portait en elle-même les germes de sa décadence.

« … ce plaisir superbe de forcer la nature… »

Avant même la mode des jardins anglais en France, les jardins de Versailles ne faisaient pas l’unanimité. Deux éléments reviennent souvent dans les reproches qui leur sont adressés : d’une part, si nul ne conteste leur magnificence qui frappe le visiteur au premier abord, tous déplorent l’ennui qui s’en dégage par la suite ; d’autre part, loin de susciter de l’admiration, la violence faite à la nature finit par rebuter.

Voyez Saint-Simon (1675-1755) qui note dans ses Mémoires :

« Les jardins, dont la magnificence étonne, mais dont le plus léger usage rebute, sont d’aussi mauvais goût. »

Ou bien l’abbé Laugier qui écrit dans son Essai sur l’architecture (1757) :

« Mais jugeons-en par sentiment : que trouvons-nous en nous promenant dans ces superbes jardins ? De l’étonnement et de l’admiration d’abord, et bientôt après de la tristesse et de l’ennui. »

Symétrie des jardins de Versailles

Saint-Simon est certainement le plus virulent quand il s’agit d’exprimer le malaise face à la nature enfermée dans le cadre contraignant de la géométrie et de la symétrie :

  • « La violence qui y a été faite partout à la nature repousse et dégoûte malgré soi. »
  •  « Tel fut le mauvais goût du roi en toutes choses, et ce plaisir superbe de forcer la nature, que ni la guerre la plus pesante, ni la dévotion ne put émousser. »
  • « Il se plut à tyranniser la nature, à la dompter à force d’art et de trésors. »

C’est que, comme le note Jean-Pierre Babelon dans le très bel ouvrage Jardins à la française, le jardin est indissociable du château et de l’expression du pouvoir que celui-ci matérialise :

« Ses liens avec le château apparaissent au premier regard comme fondamentaux, car ils définissent le mode français dans sa conception hiérarchisée des espaces, différente du jardin italien. Ainsi, à la villa Lante (à Bagnaia), la demeure se réduit à deux pavillons carrés dressés aux angles du parterre. En France, au contraire, le château diffuse le jardin. Tout part de lui, tout lui revient. »

Prenons par exemple les parterres magnifiques de Versailles. Leur beauté ne peut pas être entièrement appréciée par le promeneur. Pour cela, il faut se situer sur un observatoire élevé, depuis un étage du château, voire en surplomb comme sur ce montage où le même parterre est vu depuis le point de vue d’un visiteur et depuis Google Map :

Le jardin est ici moins un plaisir du promeneur qu’une jouissance pour celui qui occupe une position élevée, au sens propre et au sens figuré. Saint-Simon était tout à fait conscient de ce défaut, et même de l’idée selon laquelle le jardin n’était pas une fin en soi mais une autre expression du château:

« Du côté des jardins, on jouit de la beauté du tout ensemble ; mais on croit voir un palais qui a été brûlé, où le dernier étage et les toits manquent encore. »

Autrement dit, le promeneur du jardin à la française jouit d’une liberté encadrée, ses mouvements ne peuvent se faire qu’au sein de contraintes rigoureuses. Louis XIV lui-même a décrit les 25 manières de découvrir les jardins de Versailles en imposant au visiteur un parcours obligé. Le jardin à la française est un espace sous contrôle ne réservant ni surprise ni hasard au visiteur qui se voit ainsi privé d’une appropriation personnelle du lieu, et par suite de rêverie et de poésie. Son intelligence et ses sens sont soumis autoritairement à un ordre supérieur.

Le promeneur étouffe, son plaisir diminue, et c’est là que se manifeste tout le paradoxe du jardin à la française : à force d’imposer des contraintes au visiteur, celui-ci en vient à désirer de s’en échapper. Le jardin géométrique suscite le désir de la nature sauvage, exactement comme la tyrannie suscite le désir de liberté. Ainsi, après avoir décrit le premier défaut des jardins de Versailles (leur localisation), l’abbé Laugier en mentionne un second:

« Un second défaut, c’est la régularité trop méthodique de ces jardins. Ce grand air de symétrie ne convient point à la belle nature. […] Ce défaut est encore assez universel dans nos jardins, et en diminue tellement le plaisir, que pour faire de jolies promenades, on est obligé de sortir de ces bocages, où l’art est trop marqué, pour aller chercher la belle nature au milieu d’une campagne parée naïvement et sans artifice. »

Et l’abbé ajoute cette précision extrêmement importante :

« Le goût des Chinois en ceci me paraît préférable au nôtre. »

Le jardin anglais est-il vraiment une production anglaise ? Ou n’est-il pas le résultat d’une passionnante rencontre culturelle entre l’Angleterre et la Chine au XVIIIe siècle ? Voilà de quoi alimenter notre curiosité. Elle sera, je l’espère, satisfaite avec la seconde partie de cet article: La découverte européenne du jardin chinois.

Sources

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