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Le repas gastronomique français à l’UNESCO : un hommage aux Russes?

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Oubli de l’histoire, effacement des autres

L’obsession actuelle pour l’identité nationale française est en train de nous faire perdre tout sens de l’histoire, et par suite tout sens de la modération. Par une manipulation politique renforcée par un affaiblissement de l’investigation médiatique, cette problématique « identité nationale » est déconnectée de son devenir historique et se voit auréolée d’un rayonnement aveuglant.

Le risque de cette déconnexion ne tient pas seulement à un oubli du passé mais aussi à une incapacité grandissante à appréhender la complexité des rapports entre cultures. Ainsi, pourquoi nul n’a mentionné que le « repas gastronomique » français qui vient d’être reconnu par l’UNESCO comme patrimoine culturel immatériel n’était pas une tradition originairement française?

Passer sous silence l’influence de cultures étrangères sur la culture française revient à ancrer encore plus profondément l’illusion que la culture française serait une création ex nihilo issue du terreau et du terroir de la France et qu’il nous appartiendrait de défendre contre toute intrusion. Autrement dit, à force de nous regarder dans le miroir, on en vient à effacer le regard de l’autre ; mais aussi son geste, sa parole et, finalement, sa présence et nos interactions sans lesquelles nous ne serions pas ce que nous sommes.

Un repas gastronomique… sans gastronomie

Le repas gastronomique des Français a été inscrit sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité établie par l’UNESCO depuis 2003. Là, il est nécessaire de fortement insister : il s’agit bien du « repas » gastronomique des Français et non de la « gastronomie » des Français. La nuance est de taille et a été bien souvent oubliée par les hommes politiques et journalistes qui ont commenté cette décision « historique ».

Le texte de la décision prise par le comité de l’UNESCO est très clair. Voici exactement ce qui a été inscrit sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité :

« Le repas gastronomique des Français est une pratique sociale coutumière destinée à célébrer les moments les plus importants de la vie des individus et des groupes, tels que naissances, mariages, anniversaires, succès et retrouvailles. Il s’agit d’un repas festif dont les convives pratiquent, pour cette occasion, l’art du « bien manger » et du « bien boire ». »

« Le repas gastronomique doit respecter un schéma bien arrêté : il commence par un apéritif et se termine par un digestif, avec entre les deux au moins quatre plats, à savoir une entrée, du poisson et/ou de la viande avec des légumes, du fromage et un dessert. »

Donc, pour résumer, l’UNESCO vient d’inscrire sur sa liste :

  • une pratique sociale pour célébrer des moments exceptionnels
  • un repas festif associé au “bien manger” et au « bien boire »
  • un rituel encadré par un apéritif et un digestif

Nulle part il n’est question de la « gastronomie » française. Le repas gastronomique est retenu par l’UNESCO non pas dans son fond (l’art de la bonne chère) mais dans sa forme (l’art de la table). La seule référence indirecte à la gastronomie consiste dans l’adverbe « bien » couplé aux verbes manger et boire dans une sorte de redondance abstraite qui ne définit pas du tout ce que sont le « bien » manger et le « bien » boire.

Les journaux français qui ont rendu compte de cet événement ont souvent eux-mêmes entretenu la confusion comme si nul ne voulait vraiment regarder la réalité en face. Du coup, ils la regardent de travers. Petite revue de p(a)resse :

  • Le Parisien titre fièrement L’Unesco inscrit la gastronomie français au patrimoine de l’Humanité. La confusion se poursuit dans l’article où, ni vu ni connu, l’auteur saute allégrement du repas gastronomique à la gastronomie : « Le repas gastronomique à la française inclut les mets ainsi que les rituels et la présentation qui les entourent. Dans sa décision, le comité note que cette gastronomie relève d’une «pratique sociale coutumière destinée à célébrer les moments les plus importants de la vie des individus et des groupes». »
  • Europe 1 suit la même voie avec La gastronomie française à l’Unesco, et cette première phrase : « Les Français ont désormais une raison de plus d’être fiers de leur gastronomie », qui ensuite est contredite par ce passage : « Plus que les plats, le dossier français reposait sur la coutume du repas gastronomique, “une pratique sociale qui s’attache à une représentation commune du bien manger”, et qui pousse “à l’amitié entre les peuples”.”
  • Au tour de Libération avec en titre Le coq vainc à l’Unesco, et en sous-titre « Bon goût. La gastronomie française entre au patrimoine immatériel de l’humanité » même si l’article souligne avec ironie que « c’est de manière et non d’art dont il est ici question ».
  • Enfin, avec Le repas gastronomique des Français inscrit au patrimoine de l’humanité, Le Monde a la déontologie de reprendre clairement l’information mais, en même temps, il laisse passer la confusion en citant sans les nuancer les déclarations de François Fillon. Ainsi, le journal remarque bien que « plus que le contenu des assiettes, le comité note que la gastronomie française relève d’une “pratique sociale coutumière destinée à célébrer les moments les plus importants de la vie des individus et des groupes”. » Mais il cite ensuite la réaction de François Fillon qui a trouvé une formule assez alambiquée en saluant le fait que la France soit honorée « pour son génie des arts de la table ». La confusion entre repas et gastronomie se poursuit lorsqu’il mentionne la cuisine, et non le repas: « la cuisine est pour la France non seulement le produit d’une longue tradition historique mais aussi l’une des expressions les plus abouties de l’excellence de ses produits, de la qualité de ses savoir-faire artisanaux et de son rayonnement culturel ».

Petit retour en arrière : 23 février-16 octobre 2008

Comme cette époque semble lointaine… Nous venions de découvrir en janvier l’affaire Kerviel. Un mois plus tard, Nicolas Sarkozy inaugurait le Salon de l’Agriculture d’une façon originale en rabrouant un agriculteur qui avait refusé de lui serrer la main. Mais il y a également fait un important discours dans lequel il souhaitait que « la France soit le premier pays à déposer, dès 2009, une candidature auprès de l’UNESCO pour permettre la reconnaissance de notre patrimoine gastronomique au patrimoine mondial. »

Le Figaro du 23 février 2008 peut alors titrer : La gastronomie française au patrimoine de l’humanité ? La plupart des journaux font de même. Or, cette idée n’est pas née en ce mois de février 2008, elle vient des universitaires de l’Institut Européen d’Histoire et des Cultures de l’Alimentation (IEHCA) qui l’avaient proposée dès 2006 en souhaitant une reconnaissance par l’UNESCO du « patrimoine alimentaire français », lequel est devenu dans le discours de Nicolas Sarkozy « patrimoine gastronomique ».

Les termes ont en effet leur importance. « Alimentaire » n’est pas « gastronomique », pas plus que « repas » n’est « gastronomie ». Ce projet de reconnaissance par l’UNESCO a suscité un rapport d’information de la sénatrice Catherine Dumas, qui a été déposé le 2 juillet 2008 sous le titre Les arts culinaires : patrimoine culturel de la France (pdf). Dans ce texte préparatoire à la candidature française, on note une hésitation constante entre de multiples expressions : « patrimoine gastronomique », « patrimoine culinaire », « culture gastronomique », « culture culinaire », « arts culinaires ». En page 25, la sénatrice remarque que « le terme de « gastronomie », compte tenu de sa connotation plutôt élitiste, n’est sans doute pas le terme le plus approprié pour présenter le projet ».

En effet, l’UNESCO vise à valoriser les cultures populaires et à favoriser le dialogue interculturel, et non pas les pratiques élitistes propres à un seul pays. Or, s’il y a bien un domaine où l’élitisme est de mise, qu’il s’agisse de la formation, du savoir technique, de la filière et des pratiques, des règles de sociabilité, des codes vestimentaires ou de l’association au monde du luxe, c’est bien la gastronomie française. En outre, lors du Salon de l’Agriculture de février 2008, la Tribune rapporte que Nicolas Sarkozy n’a pas pu s’empêcher de déclarer que “nous avons la meilleure gastronomie du monde”,  ce qui a immédiatement sapé les chances du dossier français sur la dimension du “dialogue interculturel”. Deuxième maladresse: le 16 octobre 2008, un déjeuner de soutien réunit 130 convives à l’Hôtel de Lassay autour d’un repas préparé par Marc Veyrat, Guy Savoye, Joël Robuchon et Michel Guérard (voilà pour la dimension “culture populaire”). Or, l’entourage du président de l’Assemblée nationale découvre à la dernière minute que cette date coïncide avec la Journée de l’alimentation que l’ONU organise chaque année pour promouvoir la lutte contre la faim et la malnutrition…

L’universitaire Jean-Robert Pitte, grand défenseur de ce projet, ne dissimule pas les difficultés rencontrées par les Français: “Le premier accueil à l’Unesco a été plutôt froid. La cuisine française était associée au luxe, version truffes et grandes toques, et on nous reprochait notre manque de légitimité.” Pour porter un tel projet à l’UNESCO, il faut en effet résoudre une quadrature du cercle ainsi résumée par la sénatrice Catherine Dumas :

« Plusieurs écueils seront à éviter dans la présentation du dossier : l’arrogance, le repli franco-français et l’élitisme. Il ne s’agit pas, en effet, d’un concours d’excellence, mais d’un projet que les Français devront s’approprier et qui devra, au-delà, faire écho aux différents peuples du monde. »

Autrement dit : la gastronomie en tant qu’art culinaire français n’avait aucune chance d’être inscrite au patrimoine culturel immatériel de l’humanité. C’est ainsi que sera choisi le plus petit dénominateur commun que pourront s’approprier les Français et qui fera écho aux différents peuples du monde : le repas. Un repas auquel on a ajouté le qualificatif « gastronomique » pour le franciser en tant que cérémonial culturellement marqué mais un repas vidé de sa substance comme un os à moelle. Un repas qui, à force de vouloir tout englober, ne comprend plus rien, ainsi qu’on peut le voir dans la vidéo réalisée pour appuyer la candidature française :

Grand retour en arrière : une tradition vraiment française ?

Si du « patrimoine gastronomique » souhaité par Nicolas Sarkozy comme patrimoine de l’humanité, il ne reste plus que le repas sans la gastronomie, il serait ironique que ce repas – qui suit « un schéma bien arrêté » avec une succession de plats, comme l’UNESCO l’indique – ne soit pas une invention française…

Or, il ne l’est pas. Le repas français tel que décrit par l’UNESCO est une invention… russe ! Les Français n’ont fait que copier la façon d’organiser son repas qu’avait le prince Alexandre Kourakine, ambassadeur de Russie en France de 1808 à 1812. A sa table, ses convives mangeaient « à la russe », c’est-à-dire avec des plats présentés en séquence avec des convives assis, un service à table et des portions identiques pour chacun. Les ustensiles et le personnel avaient des places bien définies. Ce sera là le principe et le mode d’organisation des restaurants, après avoir été ceux de l’aristocratie française, puis européenne.

Auparavant, l’aristocratie française mangeait « à la française », c’est-à-dire que tous les plats étaient servis en même temps, desserts compris. Les convives, parfois debout, se servaient eux-mêmes. Assis, ils n’avaient accès qu’aux plats les plus proches. Dans son Histoire de la politesse, l’historien Frédéric Rouvillois note que ce service à la française “présente d’incontestables inconvénients gastronomiques: en dépit des réchauds, généralement peu efficaces, on arrive le plus souvent à manger froid – y compris les sauces sublimes auxquelles les cuisiniers ont parfois consacré des heures de travail, certaines tendant à se figer, d’autres, qui ne supportent pas de bouillir, risquant de tourner ou de s’aigrir”.

Le service « à la russe » s’est imposé durant le XIXe siècle par imitation : les aristocrates ont imité le prince Kourakine, les restaurants ont imité les repas des aristocrates, et la bourgeoisie a reproduit les repas des aristocrates et des restaurants. Au fur et à mesure de ce processus d’imitation, des ajustements ont fini par mener au repas gastronomique français tel que décrit par l’UNESCO mais, dans sa structure fondamentale, il n’est pas français d’origine – il est devenu français, comme bien des éléments de notre culture.

Ainsi, tout comme l’identité nationale des Français, le repas gastronomique doit autant à leur « génie des arts de la table » qu’à celui des autres. Mais ces autres, il serait bienvenu de ne pas les oublier…

Comme l’écrit Jules Verne dans De la Terre à la lune:

« Et maintenant que l’affaire est arrangée, mes amis, permettez-moi de vous traiter à la française. Allons déjeuner. »

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Mise à jour du 3 février 2012 – Une suite à cet article est désormais en ligne: Repas gastronomique français à l’UNESCO: Déclassement en vue?

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Quelques suggestions de lecture:

3 Comments

  1. Ah, elle est bien bonne celle-là! Faudra-t-il inscrire aussi à l’Unesco la fourchette à gauche et le couteau à droite?
    Comment on dit “Bon appétit” en russe?…
    Ceci dit merci pour cette belle rigolade!

  2. Monsieur Pelletier, vous n’avez pas tout compris, le génie gastronomique Français est celui de l’intégration réussie de diverses tendances culinaires, Monsieur Vatel , comme tous les grands chefs Français actuels, est capable de ce genre de travail artistique, et, la France mérite bien cette reconnaissance qui concourt à son identité.Plus généralement, c’est l’intégration réussie de tout ce qui vient d’ailleurs qui fait l’identité de la France. Mais je pense que vous ne savez pas ce que le mot “intégration” signifie, aussi je vous conseille vivement la lecture du livre de l’Algérienne Malika Sorel, “le Puzzle de l’Intégration”qui vous en apportera meilleure connaissance. PA

  3. Benjamin PELLETIER

    @ Azema – Merci pour ces précisions qu’il serait cependant plus judicieux d’adresser aux autorités françaises qui, parties de l’idée d’inscrire à l’Unesco le “génie gastronomique français” que vous mentionnez – ont réduit cette noble ambition à la seule notion de “repas”. Quant à l’idée que l’identité de la France provient de l’intégration de ce qui vient d’ailleurs (et non pas de “tout ce qui vient d’ailleurs”, ce qui serait finalement assez indigeste…) je ne peux que l’approuver. La lecture de ce blog ne vous démentira pas sur ce point.

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